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CUANDKl II |;T DtCADKNCr
DES ROMAliNS,
LETTRES PERSANES
II OKL VP.K.S ( HOISIKS.
P\KIS.— TVI'Or,R\p|l|E PF. FIKMIN PinOT rRFRF*. RI K HCnn. Sfi
M@MTI!
GRANDEUR ET DÉCADENCE
DES ROMAINS,
POLITIQUE DES ROMAINS,
DIALOGUR DE SYLLA ET DEUCRATE.
LYSIMAOIE. ET PENSÉES.
LETTRES PliRSA^ES
I.T
TE M pli: de (rNIDR.
PAR AîONTESQll Kl .
PARIS,
I.IBHAIRII. Î)K FIRMIN DIDOl KKI RKS.
miRIMKI RS tu; LlSStlTlT,
un: j\r.4)i!, hc,
1853.
CONSIDERATIONS SUR LES CAUSES
DE L\
GRANDEUR DES ROMAINS
ET DE LEUR DÉCADENCE '.
CHAPITRE PREVIIER.
Commencements de Roiiic. — Ses guerres.
Il ne faut pas prendre de la ville de Rome , dans ses
commencements, l'idée que nous donnent les villes que
nous voyons aujourd'hui , à moins que ce ne soit de celles
de la Crimée , faites pour renfermer le butin , les bestiaux ,
et les fruits de la campagne. Les noms anciens des princi-
paux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage,
La ville n'avait pas même de rues , si l'on n'appelle de
ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient.
Les maisons étaient placées sans ordre, et très-petites ; car
les hommes, toujours au travail ou dans la place publique,
ne se tenaient guère dans les maisons.
Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édi-
fices publics. Les ouvrages qui ont donné , et qui donnent
encore aujourd'hui la plus haute idée de sa puissance, ont
été faits sous les rois'. On commençait déjà à bâtir la ville
éternelle.
' [Ot ouvrage, généralement regardé comme le chef-d'œuvre de
Montesquieu, parut en 1734. L'auteur était alors dans sa quarante-cin-
quième année. ]
' Voyez l'étonnemenl de Denys d'Halicarnasse sur les égouts faits par
Tarquin. ( Jnt. rom. , liv. HI. ) — Ils subsistent encore.
MONTESQUIEU. I
•}. GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Romulus et ses successeurs furent presque toujours cii
-guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des
femmes, ou des terres; ils revenaient dans 1a ville avec
les dépouilles des peuples vaincus 5 c'étaient des gerbes
de blé et des troupeaux : cela y causait une grande joie.
Voilà l'origine des triomphes qui furent dans la suite la
principale cause des grandeurs où cette ville parvint.
Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec
les Sabins , peuples durs et belliqueux comme les Lacédé-
raoniens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur
bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien
dont il s'était servi jusqu'alors'. Et on doit remarquer
que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les
maîtres du monde , c'est qu'ayant combattu successive-
ment contre tous les peuples , ils ont toujours renoncé à
leui-s usages sitôt qu'ils en ont trouvé de meilleurs.
On pensait alors , dans les républiques d'Italie , que les
traités qu'elles avaient faits avec un roi ne les obligeaient
point envers son successeur : c'était pour elles une espèce
de droit des gens ' ; ainsi , tout ce qui avait été soumis par
un roi de Rome se prétendait libre sous un autre , et les
guerres naissaient toujours des guerres.
Le règne de Numa , long et pacifique , était très-propre
à laisser Rome dans sa médiocrité; et, si elle eût eu dans
ce temps là un territoire moins borné et une puissance
plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée
pour jamais.
Une des causes de sa prospérité, c'est que ses rois fu-
rent tous de grands personnages. On ne trouve point ail-
leurs, dans les histoires, une suite non interrompue de
tels honnnes d'État et de tels capitaines.
' F'i.iiTAnoUE, Fie de Romulus.
» Cela parait par toule l'histoire des rois de Rome.
CJlAPlTRh I. 3
Datis la naissance des sociétés, ce sont les chefs des
républiques qui font l'institution ; et c'est ensuite l'insti-
tution qui forme les chefs des républiques.
Tarquin prit la couronne sans être élu par le sénat ni
par le peuple'. Le pouvoir devenait héréditaire : il le ren-
dit absolu. Ces deux révolutions furent bientôt suivies
d'une troisième.
Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui
a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils
ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille
fait si bien sentir sa servitude , prend d'abord une résolu-
tion extrême.
Un peuple peut aisément souffrir qu'on exige de lui de
nouveaux tributs : il ne sait pas s'il ne retirera point quel-
que utilité de l'emploi qu'on fera de l'argent qu'on lui de-
mande; mais, quand on lui a fait un affront, il ne sent
que son malheur, et il y ajoute l'idée de tous les maux qui
sont possibles.
Il est pourtant \rai que la mort de Lucrèce Jie fut que
l'occasion de la révolution qui arriva ; car un peuple fier,
entreprenant , hardi , et renfermé dans des murailles , doit
nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs.
Il devait arriver de deux choses l'une : ou qiie Rome
changerait son gouvernement, on qu'elle resterait une pe-
tite et pauvre monarchie.
L'histoire moderne nous fournit un exemple de ce qui
arriva pour lors à Rome ; et ceci est bien remarquable :
car, comme les honnnes ont eu dans tous les temps les
mêmes passions, les occasions qui prodiusent les grands
' Le sénat nommait uu magistrat de l'interrègne, qui élisait le roi : cdlc
élecUon devait être conlirniée par le peuple. Voyez. Denys d'Halicar-
nasse, liv. II, III et IV.
4 CRAiNDEtTR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
chaugeinents sont différentes, mais les causes sont toujours
les mêmes.
Comme Henri VII, roi d'Angleterre , augmenta le pou-
voir des communes pour avilir les grands, Servius Tul-
lius, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour
abaisser le sénat'. Mais le peuple, devenu d'abord plus
hardi, renversa l'une et l'autre monarchie.
Le portrait de Tarquin n'a point été flatté ; son nom n'a
échappé à aucun des orateurs _qui ont eu à parler contre
la tyrannie ; mais sa conduite avant son malheur, que l'on
voit qu'il prévoj'ait ; sa douceur pour les peuples vaincus ;
sa libéralité envers les soldats ; cet art qu'il eut d'intéres-
ser tant de gens à sa conservation; ses ouvrages publics ;
son courage à la guerre; sa constance dans son malheur;
une guerre de vingt ans , qu'ilfit ou qu'il fit faire au peuple
romain , sans royaumes et sans biens ; ses continuelles
ressources , font bien voir que ce n'était pas un homme
méprisable.
Les places que la postérité donne sont sujettes , connue
les autres , aux caprices de la fortune. Malheur à la répu-
tation de tout prince qui est opprimé par un parti qui de-
vient le dominant , ou qui a tenté de détruire un préjugé
qui lui survit !
Rome , ayant chassé les rois , établit des consuls an-
nuels ; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puis-
sance. Les princes ont datis leur vie des périodes d'ambi-
tion ; après quoi d'autres passions , et l'oisiveté même ,
succèdent; mais la république ayant des chefs qui chan-
geaient tous les ans , et qui cherchaient à signaler leur
magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avait
pas un moment de perdu pour l'ambition; ils engageaient
' Voyez Zonare et Denys d'Halicarnassc , liv. IV.
ciiAi'iir.fc: I. 9
le séuat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient
tous les jours de nouveaux euiieiuis.
Ce corps y était déjà assez porté de lui-même ; car,
étaut fatigué saus cesse par les plaintes et les demandes
du peuple, il chercliait à le distraire de ses inquiétudes,
et à l'occuper au dehors'.
Or la guerre était presque toujours agréable au peuple ,
parce que, par la sage distribution du butin, on avait
trouvé le moyen de la lui rendi'e utile.
Rome étant une ville sans commerce , et presque sans
arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers
eussent pour s'enrichir.
On avait donc mis de la discipline dans la manière de
piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se
pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.
Le butin était mis en commun % et on le distribuait
aux soldats : rien n'était perdu , parce que, avant de par-
tir, chacun avait juré qu'il ne détournerait rien à son pro-
fit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus re-
ligieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur
discipline miUtaire.
Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient
aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie
des terres du peuple vaincu, dont ou faisait deux parts :
l'unese vendait au profit du public ; l'autre était distribuée
aux pauvres citoyens , sous la charge d'une rente en faveur
de la république.-
Les consuls, ne pouvant obtenir l'honneur du triomphe
que par une conquête ou une victoire'; faisaient la guerre
' D'ailleurs raulorité du sénat était moins bornée dans les affaires du
dehors que dans celles de la ville.
' Vovez Polvbe, liv. X.
C GRANDI LU I:T DLCADENCE DES ROMAINS,
avec une impétuosité cxtiénie : ou allait droit a l'ennemi ,
et la force décidait d'abord.
Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours
violente : or, une nation toujours eu guerre, et par prin-
cipe de gouvernement, devait nécessairement périr , ou
venir à bout de toutes les autres , qui , tantôt en guerre ,
tantôt en paix , n'étaient jamais si propres a attaquer , ni
si préparées à se défendre.
Par là les Romains acquirent une profonde connais-
sance de l'art militaire. Dans les guerres passagères, la
plupart des exemples soiit perdus ; la paix donne d'autres
idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.
Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut
que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs :
en effet , à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple
pour en aller attaquer un autre?
Dans cette idée , ils augmentaient toujours leurs préten-
tions à mesure de leurs défaites : par là ils consternaient les
vainqueurs , et s'imposaient à eux-mêmes ime plus grande
nécessité de vaincre.
Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la
constance et la valeur leur devinrent nécessaires ; et ces
vertus ne purent être distinguées chez eux de l'amour de
soi-même, de sa famille, de sa patrie , et de tout ce qu'il y
a de plus cher parmi les hommes.
Les peuples d'Italie n'avaient aucun usage des ma-
chines propres à faire les sièges ' ; et , de plus , les sol-
dats n'ayant point de paye, on ne pouvait pas les re-
» Deuys d'Halicamasse le dit formellement , liv. IX ; et cela parait pai
l'histoire. Ils ne savaient point faire de galeries pour se mettre à couvert
des assiégés : ils tachaient de prendre les villes pat escalade. Éphorus a
écrit qu'Artémon , ingénieur, inventa les grosses machines pour battre
les plus fortes murailles. Périclès s'en servit le premier au siège de Sa-
mos, dit Plutarque, fie de Pérklés.
CHAPITRE I. 7
euir longtemps devant une place : ainsi peu de leurs
guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le
pillage du camp ennemi ou de ses terres • après quoi le
vainqueur et le vaincu se retiraient , chacun daus sa ville.
C'est ce qui fit la résistance des peuples d'Italie, et en mémo
temps l'opiaiâtreté des Romains à les subjuguer ; c'est ce
qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent
point , et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.
S'ils avaient rapidement conquis toutes les villes voi-
sines , ils se seraient trouvés dans la décadence à l'arrivée
de Pyrrhus, des Gaulois et d'Aunibal; et, par la destinée
de presque tous les États du monde , ils auraient passe
trop vite de la pauvreté aux richesses , et des richesses à la
corruption.
Mais Rome faisant toujours des efforts, et trouvant
toujours des obstacles , faisait sentir sa puissance sans
pouvoir l'étendre , et , dans une circonférence très-petite ,
elle s'exerçait à des vertus qui devaient être si fatales a
l'univers.
Tous les peuples d'Italie n'étaient pas également belli-
queux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et
par leur luxe ; les Tarentins , les Capouans , presque toutes
les villes de la Campanie et de la grande Grèce , languis-
saient daus l'oisiveté et dans les plaisirs ; mais les Latins ,
les Berniques, les Sabius, les Eques et les Volsques, ai-
maient passionnément la guerre; ils étaient autour de
Rome ; ils lui firent une résistance inconcevable , et furent
ses maîtres en fait d'opiniâtreté.
Les villes latines étaient des colonies d'Albe , qui furent
fondées par Latinus Sylvius '. Outre une origine commune
• Comme on voit dans le traité intitulé : Origo gcnlis romanœ, qu'on
croit être d'Aurclius Victor.
3 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
avec les Romains , elles avaient encore des rites communs ',
et Servius TuUius" les avait ejigagées à faire bâtir un
temple dans Rome, pour être le centre de l'union des deux
peuples. Ayant perdu unegrande bataille auprès du lac Ré*
gille, elles furent soumises à une alliance et une société de
guerres avec les Romains ^
On vit manifestement, pendant le peu de temps que
dura la tyrannie des décemvirs , à cpiel point l'agrandisse-
ment de Rome dépendait de sa liberté. L'État sembla avoir
perdu l'âme qui le faisait mouvoir*.
Il n'y eut plus dans la ville que deux sortes de gens :
ceux qui souffraient la servitude , et ceux qui , pour leurs
intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les
sénateurs se retirèrent de Rome comme d'une ville étran-
gère ; et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle
part.
Le sénat ayant eu le moyen de donner une paye aux
soldats, le siège de Véies fut entrepris : il dura dix ans.
On vit un nouvel art chez les Romains , et une autre ma-
nière défaire la guerre; leurs succès furent plus éclatants;
ils protitèrent mieux de leurs victoires , ils firent de plus
grandes conquêtes , ils envoyèrent plus de colonies ; enfin
la prise de Véies fut une espèce de révolution.
Mais les travaux ne furent pas moindres. S'ils portè-
rent de plus rudes coups aux Toscans , aux Èques et aux
Voisques , cela même fit que les Latins et les Herniques ,
leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même
discipline qu'eux , les abandonnèrent; que des ligues se
' Dt.ws u'HalicakiNassk, liv. lY.
' Voyez daus Denys d'Halicaruasse , iiv. VI, un des traites faits avec
<ux.
' Sous prétexte de donner au peuple des lois écrites, ils se saisirent du
g'j'uveruement. Voyez Denys d'Ualicarnasse, liv. XI.
CHAPITRE II. 9
formèrent chez les Toscans , et que les Samnites, les plus
belliqueux de tous les peuples de l'Italie , leur firent la
guerre avec fureur.
Depuis l'établissement de la paye, le sénat ne distribua
plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa
d'autres conditions : il les obligea , par exemple , de fournir
à l'armée une solde pendant un certain temps, de lui donner
du blé et des habits'.
La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses
forces : l'armée , plus dissipée que vaincue , se retira pres-
que entière à Véies 5 le peuple se sauva dans les villes voi-
sines ; et l'incendie de la ville ne fut que l'incendie de quel-
ques cabanes de pasteurs.
CHAPITRE II.
De l'art de la guerre chez les Romaiûs.
Les Romains se destinant à la guerre , et la regardant
comme le seul art , ils mirent tout leur esprit et toutes
leurs pensées à le perfectionner. C'est sans doute un dieu ,
dit Végèce% qui leur inspira la légion.
Ils jugèrent qu'il fallait donner aux soldats de la légion
des armes offensives et défensives plus fortes et plus pe-
santes que celles de qiielque autre peuple que ce fut \
Mais , comme il y a des choses à faire dans la guerre
dont un corps pesant n'est pas capable, ils voulurent que
' Voyez les traités qui furent faits
' Liv. II, chap. i.
3 Voyez dans Polybe, et dans Josèphe, de Bello judaico, lib. III,
quelles étaient les armes du soldat romain. II y a peu de différence , dit
ce dernier, entre les chevaux rangés et les soldats romains. « Ils portent,
« dit Cicéron , leur nourriture pour plus de quinze jours, tout ce qui est
« à leur usage, tout ce qu'il faut pour se fortilier; et , à l'égard de leurs
« armP5, ils n'en sont pas plus embarrassés que de leurs majns. » Tus^
• cul., liv. II. ch. XV.
Kl GUANDliLR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
la légion contînt dans son sein une troupe légère qui pût
en sortir pour engager le combat, et, si la nécessité l'exi-
geait, s'y retirer ; qu'elle eût encore de la cavalerie, des
hommes de trait et des frondeurs , pour poursuivre les
fuyards et achever la victoire; qu'elle fût défendue par
toutes sortes de machines de guerre qu'elle traînait
avec elle ; que chaque fois ' elle se retranchât , et fût ,
connue dit Végece , une espèce de place de guerre.
Pour qu'ils pussent avoir des armes plus pesantes que
celles des autres hommes, il fallait qu'ils se rendissent
plus qu'hommes : c'est ce qu'ils firent par un travail con-
tinuel qui augmentait leur force , et par des exercices qui
leur donnaient de l'adresse, laquelle n'est autre chose
qu'une juste dispensation des forces que l'on a.
Nous remarquons aujourd'hui que nos armées périssent
beaucoup par le travail immodéré des soldats ' ; et cepen-
dant c'était par un travail immense que les Komaius se
conservaient. La raison en est, je crois, que leurs fatigues
étaient continuelles ; au lieu que nos soldats passent sans
cesse d'un travail extrême à une extrême oisiveté : ce qui
est la chose du monde la plus propre à les faire périr.
11 faut que je rapporte ici ce que les auteurs nous disent
de l'éducation des soldats romains^. On les accoutumait
à aller le pas militaire, c'est-à-dire à faire en cinq heures
vingt milles , et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces
marches, on leur faisait porter des poids de soixante li-
' Liv. II, chap. XXV.
^ Surtout par le fouillement des terres.
3 Voyez Végèce , liv. I. Voyez dans Tite-Live , liv. XXVI , les exercices
que Scipion l'Africain faisait faire aux soldats après la prise de Carthage
la neuve. Marius, malgré sa vieillesse, allait tous les jours au champ
de Mars. Pompée, à l'âge de cinquante-huit ans, allait comballrc tout
armé avec les jeunes gens; il montait à cheval, courait à hride ahaltuc,
et lançait ses javelots. (Plutarque , fie de Marins ci de Pompée.)
CHAPITRE U. It
vres. Oi» les entretenait dans l'habitude de courir et de
sauter tout armés; ils prenaient dans leurs exercices des
épées, des javelots, des flèches, d'une pesanteur double
des armes ordinaires ; et ces exercices étaient continuels '.
Ce n'était pas seulement dans le eamp qu'était l'école
militaire : il y avait dans la ville un lieu on les citoyens
allaient s'exercer (c'était le champ de Mars). Après le tra-
vail , ils se jetaient dans le Tibre, pour s'entretenir dans
l'habitude de nager, et nettoyer la poussière et la
sueurs
Nous n'avons plus une juste idée des exercices du corps :
un homme qui s'y applique trop nous paraît méprisable,
par la raison que la plupart de ces exercices n'ont plus
d'autre objet que les agréments ; au lieu que , chez les
anciens , tout , jusqu'à la danse , faisait partie de l'art
militaire.
11 est même arrivé, parmi nous, qu'une adresse trop
recherchée dans l'usage des armes dont nous nous ser-
vons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis
l'introduction de la coutume des combats singuliers, l'es-
crime a été regardée comme la science des qxierelleurs on
des poltrons.
Ceux qui critiquent Homère de ce qu'il relève ordinai-
rement dans ses héros la force, l'adresse ou l'agilité du
corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue
Pompée » de ce qu'il courait, sautait, et portait un fardeau
" aussi bien qu'homme de son temps ^. »
Toutes les fois que les Romains se crurent en danger,
ou qu'ils vouhu'ent réparer quelque perte, ce fut une pra-
I VÉGÈCE, liv. I. Cb. XI — XIV.
' VÉGÉCE, liv. I, ch. X.
^ Cum alaeribus sallu, citm velocibus cursu , cum validis vecle cer-
liihat. Fragment de Salluste rapporté par Végèce, liv. I,cliap. ix.
Î2 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
l ique constante chez eux d'affermir la discipline militaire ' .
Ont-ils à faire la guerre aux Latins , peuples aussi aguer-
ris qu'eux-mêmes , Manlius songe à augmenter la force du
commandement , et fait mourir son fils , qui avait vaincu
sans son ordre. Sont-ils battus à Numance , Scipion Émi-
lien les prive d'abord de tout ce qui les avait amollis \ Les
légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidie,
Métellus répare cette honte dès qu'il leur a fait reprendre
les institutions anciennes. Marins , pour battre les Cim-
bres et les Teutons , commence par détourner les fleuves;
et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée,
effrayée de la guerre contre Mithridate , qu'ils lui deman-
dent le combat comme la fin de leurs peines ^.
Publius Nasica, sans besoin, leur fit construire une
année navale. On craignait plus l'oisiveté que les enne-
mis.
Aulu-Gelle '^ donne d'assez mauvaises raisons de la
coutume des Romains de faire saigner les soldats qui
avaient commis quelque faute : la vraie est que , la force
étant la principale qualité du soldat , c'était le dégrader
que de l'affaiblir.
Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains.
On ne remarque pas, dans les auteurs , que les armées ro-
maines, qui faisaient la guerre en tant de climats, péris-
sent beaucoup par les maladies; au lieu qu'il arrive
' [ La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur
ïlat, et la dernière qui s'y est perdue; tant elle était attachée à la cons-
titution de leur république. (Bossuet, Disc, sur l'Nisl. nniv., troisième
partie, ch. vi.)]
^ Il vendit toutes les bétes de somme de l'armée , et fit porter à chaque
soldat du blé pour trente jours, et sept pieux. (Somm. de Florus, liv,
LVII.)
^ Frontin, SIrataghncs , liv. I , cliap. \t.
* Liv. X, chap. viii.
CHAPITRE ir. 13
presque contituiellement aujourd'hui que des armées ,
sans avoir conibattii , se fondent pour ainsi dire dans une
campagne.
Parmi nous, les désertions sont fréquentes, parce que
les soldats sont la plus vile partie de chaque nation , et
qu'il n'y en a aucune qui ait ou qui croie avoir un certain
avantage sur les auti'es. Chez les Romains , elles étaient
plus rares : des soldats tirés du sein d'un peuple si fier, si
orgueilleux, si sûr de commander aux autres , ne pou-
vaient guère penser à s'avilir jusqu'à cesser d'être Ro-
mains.
Comme leurs armées n'étaient pas nombreuses, il était
aisé de pourvoir à leur subsistance ; le chef pouvait mieux
les connaître , et voyait plus aisément les fautes et les vio-
lations de la discipline.
La force de leurs exercices, les chemins admirables
qu'ils avaient construits , les mettaient en état de faire des
marches longues et rapides ' . Leur présence inopinée gla-
çait les esprits : ils se montraient surtout après un mauvais
succès, dans le tenjps que leurs eimemis étaient dans
cette négligence que donne la victoire.
Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier n'a guère
de confiance qu'en la multitude ; mais chaque Romain ,
plus robuste et plus aguerri que son ennemi , comptait tou-
jours sur lui-même : il avait naturellement du courage,
c'est-à-dire de cette vertu qui est le sentiment de ses pro-
pres forces.
Leurs troupes étant toujours les mieux disciplinées , il
était difficile que dans le combat le plus malheureux ils
ne se ralliassent quelque part , ou que le désordre ne se
' Voyez surtout la défaile d'Astlrubal , et leur diligence contre Virla-
tiis.
14 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS, y
mît quelque part chez les ennemis. Aussi les voit-on con-
tinuellement dans les histoires, quoique siu'montésdans le
coninicnceinentparle nombre ou par l'ardeur des ennemis,
arracher enfin la victoire de leurs mains.
Leur principale attention était d'examiner eu quoi leur
ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux, et d'abord
ils y mettaient ordre. Ils s'accoutumèrent à voir le sang
et les blessures dans les spectacles des gladiateurs , qu'ils
prirent des Étrusques ' .
Les épées tranchantes des Gaulois ' , les éléphants de
Pyrrhus, ne les surprirent qu'une fois. Ils suppléèrent à
la faiblesse de leur cavalerie^, d'abord enôtant les brides
des chevaux pour que l'impétuosité n'en pût être arrêtée ,
ensuite en y mêlant des vélites^. Quand ils eurent connu
l'épée espagnole, ils quittèrent la leur^. Ils éludèrent la
science des pilotes par Tinveution d'une machine que Po-
lybe nous a décrite. Enfin , comme dit Josèphe *" , la guerre
était pour eux une méditation, la paix un exercice.
Si quelque nation tint de la nature ou de son institution
quelque avantage particulier, ils en firent d'abord usage :
ils n'oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des
' Fragment de Nicolas de Damas, livre X, Uré d'Athénée, Uv. IV,
cil. xiu. Avant que les soldats partissent pour l'armée, on leur donnait
un combat de gladiateurs ^Jlles Capitolin, f ic de Maxime et dt- Uul-
bin.)
'' Les Romains présentaient leurs javelots, qui recevaient les coups
des épées gauloises , et les éraoussaient.
3 Elle fut encore meilleure que celle des petils peuples d'Ualie. On la
f.)rmait des principaux citoyens, à qui le public entretenait un cheval.
Quand elle mettait pied à terre, il n'y avait point dinfauterie plusre-
Uoutable, et très-souvent elle déterminait la victoire.
♦ Celaient déjeunes liommes légèrement armés, et les plus agiles de
la légion , qui au moindre signal sautaient sur la croupe des chevaux ,
ou coml)attaient à pied. (Valère-Maxime, liv. II, cb. iii ; Tite-Live , liv.
XXVI, ch. IV)
^ Fragment de Polybe, rapporté par Suidas au mot jiaxaipa.
t> De Rello judaico, lib. III, cb. vi.
CHAPITRE m. î.i
archers crétois , des frondeurs baléares, des vaisseaux
rhodiens.
Eufiu jamais nation ne prépara la guerre avec tant de
prudence , et ne la fit avec tant d'audace.
CHAPITRE 111.
Comment les Romains purent s'agrandir.
Comme les peuples de l'Europe ont dans ces temps-ci
à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même dis-
cipline , et la même manière de faire la guerre , la prodi-
gieuse fortune des Romains nous paraît inconcevable.
D'ailleurs il y a aujourd'hui une telle disproportion dans la
puissance, qu'il n'est pas possible qu'un petit État sorte
par ses propres forces de l'abaissement ou la Providence
l'a mis.
Ceci demande qu'on y réfléchisse , sans quoi nous ver-
rions des événements sans les comprendre ; et, ne sentant
pas bien la différence des situations, nous croirions, en
lisant l'histoire ancienne , voir d'autres hommes que nous.
Une expérience continuelle a pu faire connaître en Eu-
rope qu'un prince qui a un million de sujets ne peut , sans
se détruire lui-même, entretenir plus de dix mille hommes
de troupes : il n'y a donc que les grandes nations qui aient
des armées.
Il n'en était pas de même dans les anciennes républi-
ques ; car cette proportion des soldats au reste du peu-
ple , qui est aujourd'hui comme d'un à cent, y pouvait
être aisément comme d'un à huit.
Les fondateurs des anciennes républiques avaient éga-
lement partagé les terres : cela seul faisait un peuple puis-
sant, c'est-à-dire une société bien réglée ; cela faisait
JC GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAIKS,
aussi une bonne armée , chacun ayant un égal intérêt , et
très-grand , à défendre sa patrie.
Quand les lois n'étaient plus rigidement observées , les
choses revenaient au point où elles sont à présent parmi
nous : l'avarice de quelques particuliers, et la prodigalité
des autres, faisaient passer les fonds de terre dans peu
de mains , et d'abord les arts s'introduisaient pour les be-
soins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu'il
n'y avait presque plus de citoyens ni de soldats; car les
fonds de terre , destinés auparavant à l'entretien de ces
derniers , étaient employés à celui des esclaves et des ar-
tisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs : sans
quoi l'État, qui malgré son dérèglement doit subsister,
aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de
l'État étaient partagés enti'e les soldats , c'est-à-dire les
laboureurs: lorsque la république était corrompue, ils
passaient dabord a des hommes riches qui les rendaient
aux esclaves et aux artisans , d'où on eu retirait , par le
moyen des tributs , une partie pour l'entretien des sol-
dats.
Or ces sortes de gens n'étaient guère propres à la guerre :
ils étaient lâches , et déjà corrompus par le luxe des villes,
et souvent par leur art même ; outre que , comme ils
n'avaient point proprement de patrie, et qu'ils jouissaient
de leur industrie partout , ils avaient peu à perdre ou à
conserver.
Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps
après l'expulsion des rois ' , et dans celui que Démétrins
de Phalère fit à Athènes % il se trouva à peu près le même
' G'€«,l le dénombrement dont parle Denys d'Halicarnasse dans le li •
vre IX, art. 25, et qui me parait être le même que celui qu'il rapporte à
Ja lin de son sixième livre , qui fut fait seize ans après l'cxpulâion de» rois.
• CtesiclèS, ildns --ithcncc, liv. VI, eh. xix.
CHAPITRE m. i;
nombre d'habitauts : Rome en avait quatre cent quarante
mille, Athènes quatre cent trente et un mille. Mais ce dé-
nombrement de Rome tombe dans un temps où elle était
dans la force de son institution , et celui d'Athènes dans \m
temps où elle était entièrement corrompue. On trouva que
le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart
de ses habitants , et qu'il faisait à Athènes un peu moins
du vingtième : la puissance de Rome était donc à celle
d'Athènes, dans ces divers temps, à peu près comme un
quart est à un vingtième, c'est-à-dire qu'elle était cinq fois
plus grande.
Les rois Agis et Cléomènes voyant qu'au lieu de neuf
mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue' ,
il n'y en avait plus que sept cents dont à peine cent pos-
sédaient des terres % et que tout le reste n'était qu'une
populace sans courage, ils entreprirent de rétablir des lois
à cet égard ^; et Lacédémone reprit sa première puissance,
et redevint formidable à tous les Grecs.
Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capa-
ble de sortir d'abord de son abaissement , et cela se sentit
bien quand elle fut corrompue.
Elle était une petite république lorsque , les Latins
ayant refusé le secours de troupes qu'ils étaient obliges
de donner, on leva sur-le-champ dix légions dans la ville ^.
« A peine à présent, dit Tite-Live, Rome, que le monde
" entier ne peut contenir , en pourrait-elle faire , autant si
« un ennemi paraissait tout à coup devant ses murailles :
' C'étaient des citoj'ens de la ville appelés proprement Spartiates. Ly-
curgue lit pour eux neuf mille parts ; il en donna trente mille aux autres
habitants. Voyez Plularque, Fie de Lycurgue.
^ Voyez Plularque , Fie d'Agis et de Cléomènes.
■* Voyez ibid.
* TiTE-LiVF. , première décade, llv. VII. Ce fut quelque temps après
la prise de Rome, sous le consulat de L. Furius Camillus et de Apj'"
Claudius Crassus.
18 GlîANDia'R ET DECADENCE DES ROMAINS,
« marque certaine que nous ne nous sommes point agran-
•< dis , et que nous n'avons fait qu'augmenter le luxe et les
'< richesses qui nous travaillent.
« Dites-moi, disait Tibérius Gracchus aux nobles',
" qui vaut mieux, un citoyen, ou un esclave perpétuel ; un
' soldat, ou un homme inutile à la guerre? Voulez- vous,
'< pour avoir quelques arpents déterre plus que les autres
« citoyens, renoncer à l'espérance de la conquête du reste
■< du monde , ou vous mettre en danger de vous voir enle-
'< ver par les ennemis ces terres que vous nous refusez? »
CHAPITRE IV.
•Des Gaulois. — De Pyrrhus. — Parallèle de Cartilage et de Rome.
— Guerre d'Annibal.
Les Romains eurent bien des guerres avec les Gaulois.
L'amour de la gloire, le mépris de la mort, l'obstination
pour vaincre , étaient les mêmes dans les deux peuples ,
mais les armes étaient différentes. Le bouclier des Gaulois
était petit , et leur épée mauvaise : aussi furent-ils trai-
tés à peu près comme dans les derniers siècles les Mexicains
l'ont été par les Espagnols. Et ce qu'il y a de surprenant,
c'est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans
presque tous les lieux et dans presque tous les temps , se
laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais
coimaître, chercher ni prévenir la cause de leurs malheurs.
Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le
temps qu'ils étaient en état de lui résister et de s'instruire
par ses victoires : il leur apprit à se retrancher, à choisir
' A.1T1E>', de lu Guerre civile, liv. I, cl), xi.
CHAPITF.t IV. Jo
et a disposer un caïup j il les accoutuma aux éléphants ,
et les prépara pour de plus grandes guerres '.
La grandeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses
qualités personuelles ^ Plutarque nous dit qu'il futobligé
de faire la guerre de Macédoine , parce qu'il ne pouvait
entretenir huit mille hommes de pied et cinq cents che-
vaux qu'il avait^ Ce prince, maître d'un petit Etat dont
on n'a plus entendu parler après lui, était un a\enturier
qui faisait des entreprises continuelles , parce qu'il ne pou-
vait subsister qu'en entreprenant.
Tareute, son alliée, avait bien dégénéré de l'institution
des Lacédémoniens , ses ancêtres ■*. Il aui'ait pu faire de
grandes choses avec les Samnites; mais les Romains les
avaient presque détruits.
Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi
été plus tôt corrompue : ainsi, pendant qu'à Rome les em-
plois publics ne s'obtenaient que par la vertu, et ne don-
naient d'utilité que Ihouueur et une préférence aux fati-
gues, tout ce que le public peut doimer aux particuliers
se vendait à Carthage, et tout service rendu par les parti-
culiers y était payé par le public.
La tyrannie d'un prince ne met pas im Etat plus près
de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y
• [La guerre de Pjrrlius ouvrit l'esprit aux Rouiaius : avec un cn-
in'ini qui avait tant d'expérience, ils devinrent plus industrieux et plus
rclairés qu'ils n'étaient auparavant. Ils trouvèrent le moyen de se ga-
rantir des éléphants, qui avaient mis le désordre dans les légions, au
premier combat; ils évitèrent les plaines , et cherchèrent des lieux avan-
tageux contre une cavalerie qu'ils avaient méprisée mal à propos. Ils ap-
prirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir
admiré l'ordre et la distinction de ses troupes, tandis que chez eux tout
était en confusion. (Saot-Évkemo.nd, Réflexions sur les divers génies
du peuple romain dans les différents temps de la république, ch. VI.) ]
* Voyez un fragment du livre I de Dion, dans V Extrait des vertus
et des vices.
^ rie de Pyrrhus.
i Justin, liv. XX, ch. i.
50 ghandeur et décadence des romains,
met une république. L'avantage d'un État libre est que
les revenus y sont mieux administrés ; mais lorsqu'ils le
sont plus mal , l'avantage d'un État libre est qu'il n'y a
point de favoris; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu
des amis et des parents du prince il faut faire la fortune
des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gou-
vernement, tout est perdu; les lois y sont éludées plus
dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince
qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'État , a le
plus d'intérêt à sa conservation.
Des anciennes mœurs , un certain usage de la pauvreté,
rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais
à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois.
De deux factions qui régnaient à Carthage , l'une vou-
lait toujours la paix , et l'autre toujom-s la guerre ; de fa-
çon qu'il était impossible dy jouir de l'une ni d'y bien
faire l'autre.
Pendant qu'à Rome la guerre réunissait d'abord tous
les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage '.
Dans les États gouvernés par un prince , les divisioiis
s'apaisent aisément, parce qu'il a dans sesmainsune puis-
sance coercitive qui ramène les deux partis ; mais dans
une république elles sont plus durables, parce que le mal
attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le
guérir.
A Rome , gouvernée par les lois , le peuple souffrait
que le sénat eût la direction des affaires ; à Carthage ,
' La présence dAniiibal Ot cesser parmi les Romains toutes les divi-
sions; mais la présence de Scipion aigrit celles qui étaient déjà parmi
les Carlliaginois : elle 61a au gouvernement tout ce qui lui restait de
force; les généraux, le sénat, les grands , de\ lurent plus suspects au
peuple , et le peuple devint plus furieux. Voyez dans Àppico toute
celle guerre du premier Scipion.
CHAPITRE IV. 2(
iîouvernée par des abus , le peuple vo\ilait tout faire par
lui-uiêine.
Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence con-
tre la pauvreté romaine , avait , par cela même , du dé-
savantage : l'or et l'argent s'épuisent ; mais la vertu , la
constance, la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais.
Les Romains étaient ambitieux par orgueil , et les Car-
thaginois par avarice ; les uns voulaient commander , les
autres voulaient acquérir; et ces derniers, calculant sans
cesse la recette et la dépense , firent toujours la guerre
sans l'aimer.
Des batailles perdues , la diminution du peuple , l'af-
faiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public,
le soulèvement des nations voisines , pouvaient faire ac-
cepter à Carthage les conditions de paix les plus dures ;
mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des
biens et des maux ; elle ne se déterminait que par sa gloire;
et comme elle n'imaginait point qu'elle pût être si elle ne
commandait pas , il n'y avait point d'espérance, ni de
crainte, qui pût l'obUger à faire une paix qu'elle n'aurait
point imposée.
Il n'y a rien de si puissant qu'une république où l'on
observe les lois, non pas par crainte , non pas par raison ,
mais par passion , comme furent Rome et Lacédémone ;
car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouverne-
ment toute la force que pourrait avoir une faction.
Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères ,
et les Romains employaient les leurs ' . Comme ces derniers
n'avaient jamais regardé les vaincus que comme des ins-
' [Carthage étant établie sur le commerce , et Rome fondée sur les ar-
mes, la première employait des étrangers pour ses guerres, et les citoyens
pour son tralic; l'autre se faisait des citoyens de tout le monde, et de
kes citoyens des soldats. (Saint-Ëvivioiond.»]
22 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
trumentspour des triomphes futurs, ils rendirent soldat:
tous les peuples qu'ils avaient soumis ; et plus ils euren
de peine à les vaincre , plus ils les jugèrent propres à êtn
incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons le;
Sanmites, qui ne furent subjugués qu'après viugt-qiiatri
triomphes ' , devenir les auxiliaires des Romains ; et, quel
que temps avant la seconde guerre punique, ils tirèren
d'eux et de leurs alliés , cest-à-dire d'un paj^s qui n'étai
guère plus grand que les États du pape et de Naples , sep
cent mille hommes de pied, et soixante-dix mille de che
val , pour opposer aux Gaulois ^
Dans le fort de la seconde guerre punique , Rome eu
toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions
cependant il paraît par Tite-Live que le cens n'était pou
lors que d'ejiviron cent trente-sept mille citoyens.
Carthage employait plus de forces pour attaquer ; Rome
pour se défendre ; celle-ci , comme on vient de dire , arm;
un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et An
nibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légion
contre les plus grands rois : ce qui rendit ses forces éter-
nelles.
L'établissement de Carthage dans son pays était moin
solide que celui de Rome dans le sien : cette dernière avai
trente colonies autour d'elle , qui en étaient comme le;
remparts^. Avant la bataille de Cannes, aucun allié m
■ Florus, liv. I, ch. XVI.
' Voyez Polybe. Le Sommaire de Florus dit qu'ils levèrent trois cen
mille liommcs dans la ville et chez les Latins.
2 TiTE-LiVE, liv. XXVII, ch. ix et x. — [Os colonies, établies dt
tous cotés dans l'empire, faisaient deux effets adniiral)les : l'un , de dé-
charger la ville d'un grand nombre de citoyens , et la plupart pauvres
l'autre, de garder les postes principaux , et d'accoutumer peu à peu les
peuples étrangers aux mœurs romaines. (Bossuet, Disc, sur l'Hisl.
uniV; troisième partie, ch. vi.)]
CHAPITRE IV. 23
l'avait abandonnée : c'est que les Samnites et les autres
peuples d'Italie étaient accoutumés à sa domination.
La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées se
rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les pren-
dre ; aussi tous ceux qui y débarquèrent , Agathocle , Ré-
gulas , Scipion , mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.
On ne peut guère attribuer ({u'à un mauvais gouverne-
ment ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit
le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient
affamées, tandis que les Romains étaient dans l'abon-
dance de toutes choses ' .
Chez les Carthaginois , les armées qui avaient été bat-
tues devenaient plus insolentes ; quelquefois elles mettaient
en croix leurs généraux , et les punissaient de leur propre
lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes
qui avaient fui , et les ramenait contre les ennemis.
Le gouvernement des Carthaginois était très-dur ^ : ils
avaient si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que,
lorsque lesRomains y arrivèrent, ils furent regardés comme
des libérateurs ; et si l'on fait attention aux sommes im-
menses ciu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils
succombèrent, on verra bien que l'injustice est mauvaise
ménagère , et qu'elle ne remplit pas même ses vues.
La fondation d'Alexandrie avait beaucoup diminué le
commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la su-
perstition bannissait en quelque façon les étrangers de
l'Egypte; et lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'a-
vaient songé qu'à affaiblir leurs nouveaux sujets ; mais ,
sous les rois grecs, l'Egypte fit presque tout le commerce
du nionde , et celui de Carthage commença à déchoir.
' Voypz Appien, lib. Libijc, ch. xxv.
' Voyez ce que Polybe dit de leurs exaclions , surtout dans le frag-
ment du livre IX, Extrait des vertus et des vices.
2i GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Los puis'^aiices établies par le commerce peuvent sub
sister longtemps dans leur médiocrité ; mais leur graii
deur est de peu de durée. Elles s'élèvent peu à peu , ei
sans que personne s'en aperçoive; car elles ne fout au-
cun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puis-
sance ; mais , lorsque la chose est venue au point qu'on
ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun cherche à pri-
ver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris , pour ainsi
dire, que par surprise.
La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine ,
par deux raisons : l'une, que les chevaux numides et es-
pagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie; et l'autre,
que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut
(jiie dans les guerres que les Romains tirent en Grèce qu'ils
changèrent de manière , comme nous l'apprenons de Po-
lybe '.
Dans la première guerre punique, Régulus fut battu
dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire
combattre leur cavalerie ; et daus la seconde , Annibal dut
à ses Nuinides ses principales victoires '.
Scipion ayant conquis l'Espagne, et fait alliance avec
Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité. Ce
fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama , et
firnt la guerre.
Les Carthaginois avaient plus d'expérience sur la mer
et connaissaient mieux la manœuvre que les Romains ;
mais il me semble que cet avantage n'était pas pour lors
si grand qii'il le serait aujourd'hui.
Les anciens n'ayant pas la boussole ne pouvaient guère
' Liv. VI, ch. xsv.
'' Des corps enUers de Numides passèrent du côté des Romains, qui
dès lors comiiieiiri^rent à respirer.
CHAPITRE IV. 25
naviguer que sur les côtes ; aussi ils ne se servaient que
de bâtiments à rames , petits et plats ; presque toutes les
rades étaient pour eux des ports ; la science des pilotes
était très-bornée, et leur manœuvre très-peu de chose :
aussi Aristote disait-il ■ qu'il était inutile d"avoir un corps
de mariniers, et que les laboureurs suffisaient pour cela.
L'art était si imparfait , qu'on ne faisait guère avec
mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent '.
Les grands vaisseaux étaient désavantageux , en ce qu'é-
tant difficilement mus par la chiourme , ils ne pouvaient
pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Ac-
tium une funeste expérience ^ : ses navires ne pouvaient se
remuer, pendant que ceux d'Auguste , plus légers, les at-
taquaient de toutes parts.
Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers
brisaient aisément celles des plus grands , qui pour lors
n'étaient plus que des machines immobiles , comme sont
aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.
Depuis l'invention de la boussole , on a changé de ma-
nière ; on a abandonné les rames ^ , on a fui les côtes , on a
construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus
composée , et les pratiques se sont multipliées.
L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'aurait
pas soupçonnée : c'est que la force des armées navales a plus
que jamais consisté dans l'art ; car, pour résister à la vio-
lence du canon , et ne pas essuyer un feu supérieui", il a
' Politique, liv. VII, chap. vi.
^ Voyez ce que dit Perrault sur les rames des anciens , Essai d'- pht/xt-
que. Ut. .3, Mécanique des animaux.
' I.a même chose arriva à la bataille de Salamine. (Plutarque, fie
de Thémistocle.) — L'histoire est pleine de faits pareils.
' En quoi on peut juger de l'imperfection de la marine des anciens,
pui.sque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions
tant lK' supériorité sur eux.
26 GRANDEUR KT DÉCADENCE DES ROMAINS,
fallu (le gros navires. Mais à la grandeur delà machine on
a dû proportionner la puissance de l'art.
Les petits vaisseaux d'autrefois s'aeerochaient soudain ,
et les soldats combattaient des deux parts ; on mettait sur
une flotte toute une arn\ée de terre. Dans la bataille navale
que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre
cent trente mille Romains contre cent cinquante mille
Carthaginois. Pour lors les soldats étaientpourbeaucoup,
et les gens de l'art pour peu ; à présent les soldats sont pour
rien , ou pour peu , et les gens de l'art pour beaucoup.
La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette diffé-
rence. Les Romains n'avaient aucune connaissance de la
navigation ; une galère carthaginoise échoua sur leurs
côtes ; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir : en trois
mois de temps leurs matelots furent dressés, leur flotte
fut construite , équipée ; elle mit à la mer, elle trouva l'ar-
mée navale des Carthaginois , et la battit.
A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince
pour former une flotte capable de paraître devant une puis-
sance qui a déjà l'empire de la mer : c'est peut-être la seule
chose que l'argent seul ne peut pas faire. Et si de nos jours
un grand prince réussit d'abord ' , l'expérience a fait voir
à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré
que suivi'.
La seconde guerre punique est si fameuse que tout le
monde la sait. Quandon examinebiencettefouled'obstacles
quise présentèrent devant Annibal, et que cethomme extra-
ordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que
nous ait fourni l'antiquité.
Rome fut un prodige de constance. Après les journées
• Louis XIV.
' LT.spagne et la Moscovie.
CHAPITRE IV. 27
rlu Tésiu , de Trébies et de Trasiinèue; après celle de Can-
nes, plus funeste encore, abandonnée de presque lou» les
peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que
le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes ; il
agissait avec Anuibal comme il avait agi autrefois avec
Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommode-
meut taudis qu'il serait eu Italie; et je trouve dans Denys
d'Halicarnasse ' que, lors de la négociation de Coriolan,
le sénat déclara qu'il ne violerait point ses coutumes an-
ciennes ; que le peuple romain ne pouvait faire de pai k
tandis que les ennemis étaient sur ses terres ; mais que ,
si les Voisques se retiraient , on accorderait tout ce qui
serait juste.
Rome fut sauvée par !a force de son institution. Après
la bataille de Caunes, il ne fut pas permis aux femmes
mêmes de verser des larmes ; le sénat refusa de racheter
les prisonniers , et envoya les misérables restes de l'armée
faire la guerre en Sicile , sans récompense , ni aucun hon-
neur militaire , jusqu'à ce qu'Aunibal fût chassé d'Italie ^
D'un autre côté , le consul Térentius Varron avait fui
honteusement jusqu'à Venouse ; cet homme , de la plus
basse naissance, n'avait été élevé au consulat que pour
mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de
ce malheureux triomphe ; il vit combien il était nécessaire
qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple :
il alla au-devant de Varron , et le remercia de ce qu'il
n'avait pas désespéré de la république ^
' Antiquités romaines , liv. VIII.
' [Après la bataille de Cannes , ou tout autre État eut succombé à sa
mauvaise fortune , il n'y eut pas un mouvement de faiblesse parmi le
peuple, pas une pensée qui n'allât au bien de la république. Tous les
ordres, tous les rangs, toutes les conditions s'épuisèrent volontairement .
l'honneur était a retenir le moins, la hoate à garder le plus. (S.UM K\ re-
Moxn.)]
' [Le sénat l'en remercia puMiqucmcnl; et dès lors on résolut, selon
28 GRANDKUR ET DÉCADENCU: DES ROMALNS,
Ce n'est pas oïdiuaireinent la perte réelle que l'on fai
dans une bataille (c'est-à-dire celle de quelques inillier
d'hommes) qiii est funeste à un État; mais la perte imag
naire et le découragement, qui le privent des forces même
que la fortune lui a^ ait laissées.
Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elle
ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute in
signe de n'avoir point été assiéger Rome après la bataill
de Cannes '. H est vrai que d'abord la frayeur y fut extrt
me; mais il n'en est pas de la consternation d'un peupl
belliqueux , qui se tourne presque toujours en courage
comme de celle d'une vile populace, qui ne sent que sa fai
blesse. Une preuve qu'Annibal n'aurait pas réussi, c'es
que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyc
partout du secours.
On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mené
son armée à Capoue, où elle s'amollit; mais l'on ne consi
dère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Le
soldats de cette armée , devenus riches après tant de vie
toires, n'auraient- iispas trouvé partout Capoue? Alexandn
qui commandait à ses propres sujets , prit dans une occaj
sion pareille un expédient qu'Annibal , qui n'avait que df
troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre : il fit mel
tre le feu au bagage de ses soldats , et brûla toutes leui
richesses et les siennes. On nous dit que Koulikan , apri
la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cei
roupies d'argent =*.
les anciennes maximes, de n'écouter dans ce triste état aucune propos
lion de paix. L'ennemi fut étonné; le peuple reprit cœur, et crut ave
lies ressources que le sénat connaissait par sa prudence. (Bossuet , DU
surl'Hist. nniv., troisième partie, ch. vi.)]
' [Voyez Saint-Évremond , Réflexions sur les divers génies du pcuj^i
romain , etc., ch. vu.]
^ Histoire de sa vie ; Paris , 17'»'2 , page -loi.
ciiAPiint; V. 2,)
Ce furent les conquêtes mêmes d'Auiiibal qui ooinnicu-
eèreiit à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas
été envoyé en Italie par les magistrats de Caj-thage ; il re-
c-evait ti*ès-peu de secours , soit par la jalousie d'un parti ,
soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il
resta avec son année ensemble , il battit les Romains ; mais
lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes , qu'il
défendît ses alliés , qu'il assiégeât les places , on qu'il les
empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvei"ent trop
petites ; et il perdit en détail une partie de son armée. Les
conquêtes sont aisées à faire , parce qu'on les fait ave*;
toutes ses forces ; elles sont difficiles à conserver, parce
qu'on ne les défend qu'avec une pai-tie de ses forces.
CHAPITRE V.
De l'éUUde la Grèce, de la Macédoine , delà Sjrie et de l'H^yple,
après l'abaissement des Cartliaginois.
.Te m'imagine qu'Annibal disait tres-peu de bons mots ,
et qu'il en disait encore moins eu faveur de Fabius et de
Marcellus contre lui-même. J'ai du regret de voir Tite-Li^e
jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité : je
voudrais qu'il eût fait conune Homère, qui néglige de les
parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.
Encore faudrait-îl que les discours qu'on fait tenir à
Annibal fussent sensés. Que si , en apprenant la défaite de
son frère, il avoua qu'il en prévoyait la ruine de Carthage,
je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples
qui s'étaient donnés à lui, et a décourager une armée qui
attendait de si grandes récompenses après la guerre.
Comme les Carthaginois en Espagne, en Sicile, et eu
Sardaigi\e, n'opposaient aucune armée qui ne fût mal-
;o CRANDKLR Et UKCADEJICE DES ROMAliXS,
tieui'c'use, Aiiuil);il, dont les l'iuiemis se fortifiaient saii.4
eesse, fut réduit a une guerre défensive. Cela donna aux
Romains la pensée de porter la guerre en Afrique : Scipion
y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Cartha-
ginois à rappeler d'Italie Annibal , qui pleura de douleur
en cédant aux Romains cette terre ou il les avait tant de
fois vaincus.
Tout ce que peut faire un grand homme d'État et un
grand capitaine , Annibal le fit pour sauver sa patrie :
n'ayant pu porter Scipion à la paix , il donna une bataille
Qii la fortune sembla prendre plaisir à confondre son ha-
bileté, sou expérience, et son bon sens.
Carthage reçut la paix , non pas d'un ennemi , mais d'un
maitre ; elle s'obligea de payer dix mille talents en cin-
quante années , à donner des otages , à livrer ses vaisseaux
et ses éléphants , à ne faire la guerre à personne sans le
consentement du peuple romain ; et , pour la tenir toujours
humiliée , on augmenta la puissance de Massinisse , son
ennemi éternel.
Après l'abaissement des Carthaginois , Rome n'eut pres-
que plus que de petites guerres et de grandes victoires ;
au lieu qu'auparavant elle avait eu de petites victoires el
de grandes guerres.
11 y avait dans ces temps-là comme deux mondes sé-
parés : dans l'un combattaient les Carthaginois et les Ro-
mains ; l'autre était agité par des querelles qui duraient
depuis la mort d'Alexandi'e : on n'y pensait point à ce qui
se passait en Occident ' ; car, quoique Philippe, roi de
Macédoine, eût fait un traité avec Annibal, il n'eut pres-
que point de suite; et ce prince, qui n'accorda aux Car-
' 11 est surprenant, comme Joséphc le remarque dan.^ le livre contre
Apion, fiuHércdote «i Tliueydiik n'aiciil jamais parlé des Romain»,
quoiqu'ils eussent fait de si grandes guerres.
CHAl'llT.t: V 3J
tliapiiiols que de très-faibles secours , ne fit que témoigner
aux Romains une mauvaise volonté inutile.
Lorsqu'on voit deux grands peuples se faire une guerre
longue et opiniâtre , c'est souvent une mauvaise politi-
que dépenser qu'on peut demeurer spectateur tranquille ;
car celui des deux peuples qui est le vainqueur entre-
prend d'abord de nouvelles guerres , et une nation de sol-
dats va combattre contre des peuples qui ne sont que ci-
toyens.
Ceci parut bien clairement dans ces temps- la; car les
Romains eurent à peine dompté les Carthaginois , qu'ils
attaquèrent de nouveaux peuples , et parurent dans toute
la terre pour tout envahir.
Il n'y avait pour lors dans l'Orient que quatre puissan-
ces capables de résister aux Romains : la Grèce , et les
royaumes de Macédoine , de Syrie et d'Egypte. Il faut
voir quelle était la situation de ces deux premières puis-
sances , parce que les Romains commencèrent par les sou-
mettre.
11 y avait dans la Grèce trois peuples considérables : les
Etoliens , les Achaïens et les Réotiens : c'étaient des as-
sociations de villes libres , qui avaient des assemblées gé-
nérales et des magistrats communs. Les Etoliens étaient
belliqueux, hardis, téméraires, avides du gain, toujours
libres de leur parole et de leurs serments , enfin faisant la
guerre sur la terre comme les pirates la font sur la mer.
Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des voisins
ou des défenseurs incommodes. Les Réotiens , les plus
épais de tous les Grecs, prenaient le moins de part qu'ils
pouvaient aux affaires générales : unicjuement conduits
par le sentiment présent du bien et du mal, ils n'avaient
pas assez d'esprit pour qu'il fût facile aux orateurs de les
I
3i (iU.VNDKUH i:i lJi:CAUi:.\CE DES ROMAINS,
agiter; et, ce (lu'il y a d'extraordinaire, leur république
se inaiiitenait dans l'anarchie même '.
Lacédémone avait conservé sa puissance, c'est-à-dire ,
cet esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de
Lycurgue. Les Thessaliens étaient en quelque façon asser-
vis par les Macédoniens. Les rois d'IUyrie avaient déjà
été extrêmen)ent abattus par les Romains. Les Acarua-
niens et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les
forces de la Macédoine et de l'Étolie. Les Athéniens , sans
force par eux-mêmes, et sans alliés % n'étonnaient plus
le monde que par leurs flatteries envers les rois ; et l'on
ne montait plus sur la tribune où avait parlé Démosthène
(lue pour proposer les décrets les plus lâches et les plus
scandaleux.
D'ailleurs la Grèce était redoutable par sa situation, sa
force, la multitude de ses villes , le nombre de ses soldats,
sa police , ses mœurs , ses lois ; elle aimait la guerre , elle
en connaissait l'art, et elle aurait été invincible si elle avait
été unie.
Elle avait bien été étonnée par le premier Philippe ,
Alexandre et Antipater, mais non pas subjuguée ; et les
rois de Macédoine , qui ne pouvaient se résoudre à aban-
donner leurs prétentions et leurs espérances , s'obstinaient
à travailler à l'asservir.
La Macédoine était presque entourée de montagnes inac-
cessibles; les peuples en étaient très -propres à la guerre ,
courageux, obéissants, industrieux, infatigables; et il
fallait bien qu'ils tinssent ces qualités-là du climat, puis-
' Les magistrats, pour plaire à la multitude, n'ouvraient plus les tri-
bunaux : les mourauts léguaient à leurs amis leurs biens pour être em-
ployés en festins. Voyez un fragment du vingtième livre de Polybe, dans
V Extrait des vertus et des vices.
. '' Us n'avaient aucune alliance avec les autres peuples de la Grèce.
(POLVUE.liV. VIII.)
CHAPITRE V. 33
que encore aujourd'hui les hommes de ces contrées sont
les meilleurs soldats de l'empire des Turcs.
La Grèce se maintenait par une espèce de balance : les
Lacédémoniens étaient pour l'ordinaire alliés des Étoliens ,
et les Macédoniens l'étaient des Achaïens. Mais, par l'ar-
rivée des Romains , tout équilibre fut rompu.
Comme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entrete
nir un grand nombre de troupes ■ , le moindre échec était
de conséquence ; d'ailleurs ils pouvaient difficilement s'a-
grandir, parce que leurs desseins n'étant pas inconnus .
on avait toujours les yeux ouverts sur leurs démarches ;
et les succès qu'ils avaient dans les guerres entreprises pour
leurs alliés étaient un mal que ces mêmes alliés cherchaient
dabord à réparer.
Mais les rois de Macédoine étaient ordinaii-ement des
princes habiles. Leur monarchie n'était pas du nombre de
celles qui vont par une espèce d'allure donnée dans le
commencement. Continuellement instruits par les périls et
par les affaires, embarrassés dans tous les démilés des
Grecs, il leur fallait gagner les principaux des villes,
éblouir les peuples, et diviser ou réunir les intérêts; enfin
ils étaient obligés de payer de leur persoime à chaque
instant.
Philippe, qui dans le connnencement de son règne s'é-
tait attiré l'amour et la confiance des Grecs par sa modé-
ration, changea tout à coup ; il devint un cruel tyran dans
un temps ou il aurait dû être juste par politique et par
ambition *. Il voyait, quoique de loin , les Carthaginois et
les Romains , dont les forces étaient immenses ; il avait fini
■ Voyez Plularque, f'iedc Flaminius.
* Voyez dans Polybe les injustices et les cruautés par lesquelles Plii-
lippe sedécrédita.
3^ Or.ANDCLR KT DÉCADENCE DES ROMAINS,
la guerre à l'avantaf^e de ses alliés, et s'était réconcilié
avec les Étoliens. Il était naturel qu'il pensât à unir tonte
a Grèce avec lui, pour empêcher les étrangers de s'y éta-
ilir; mais il l'irrita au conti'aire par de petites usurpa-
tions, et, s'amusant à discuter de vains intérêts quand il
s'agissait de son existence, par trois ou quatre mauvaises
actions il se rendit odieux et détestable à tous les Grecs.
Les Étoliens furent les plus irrités ; et les Romains ,
saisissant l'occasion de leur ressentiment , ou plutôt de leur
folie, firent alliance avec eux , entrèrent dans la Grèce, et
Tarmèrent contre Philippe.
Ce prince fut vaincu à la journée des Cynocéphales; et
cette victoire fut due en partie à la valeur des Étoliens.
Il fut si fort consterné, qu'il se réduisit à un traité qui était
moins une p^iix qu'un abandon de ses propres forces : il fit
sortir ses garnisons de toute la Grèce, livra ses vaisseaux,
et s'obligea de payer mille talents en dix aimées.
Polybe, avec son bon sens ordinaire, compare l'or-
donnance des Romains avec celle des Macédoniens , qui
fut prise par tous les rois successeurs d'Alexandre. Il fait
voir les avantages et les inconvénients de la phalange et de
la légion ; il doime la préférence à l'ordonnance romaine ;
et il y a apparence qu'il a raison , si l'on en juge par tous
les événements de ces temps-là'.
' [Bossuet, dans son Discours sur l'Hisloire universelle, exposa ces
avantages et ces inconvénients, et, après les avoir pesés, se range à l'avis
de Polybe , qui du reste a été suivi par Tite-Live et par la plupart des
écrivains qui se sont occupés de stratégie. Voici les expressions de l'évé-
(jue de Meaux : « Les Macédoniens , si jaloux de conserver l'ancien or-
dre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre, croyaient leur
phalange invincible , et ne pouvaient se persuader que l'esprit humain
fut capable de trouver quelijue chose de plus ferme. Cependant Polybe,
et Tite-Live après lui, ont démontré qu'à considérer seulement la natun;
des armées romaines et de celles des Macédoniens , les dernières ne pou-
vaient manquer d'être baltiics a la longue, parce que la phalange macé-
CHAPlTRIi V. 35
Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains
en péril dans la seconde guerre punicfue , c'est qu'Annibal
arma d'abord ses soldats à la romaine ; mais les Grecs ne
changèrent ni leurs armes , ni leur manière de combattre ;
il ne leur vint point dans l'esprit de renoncer à des usages
avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses.
Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut
le plus grand de tous les pas qu'ils firent pour la conquête
générale- Pour s'assurer de la Grèce, ils abaissèrent, par
toutes soi'tes de voies , les Étoliens , qui les avaient aidés à
vaincre ; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque
qui avait été à Philippe, ou à quelque autre prince, se
gouvernerait dorénavant par ses propres lois.
On voit bien que ces petites républiques ne pouvaient
être que dépendantes. Les Grecs se livrèrent à une joie
donienne, qui n'était qu'un gros bataillon carré, fort épais de toutes paris,
ne pouvait se mouvoir que tout d'une pièce, au lieu que l'armée romaine,
distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute
sorte de mouvements.
« Les Romains ont donc trouvé, ou ils ont bientôt appris l'art de di-
viser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les
corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soule-
iiir ce qui s'ébranle de part et d''autre. Faites marcher contre des troupes
ainsi disposées lapliaiange macédonienne, cette grosseet lourde macliine
sera terrible, à la vérité, à une armée sur laquelle elle tombera de tout
son poids; mais, comme parle Poiybe, elle ne peut conserver longtemps
sa propriété naturelle, c'est-à-dire sa solidité et sa consistance , parce
qu'il lui faut des lieux propres et pour ainsi dire faits exprès , et qu'a
faute de les trouver elle s'embarrasse elle-même , ou plutôt elle se romp'
par son propre mouvement; joint qu'étant une fois enfoncée, elle ne sait
plus se rallier, au lieu que l'armée romaine, divisée en ses petits corps,
profile de tous les lieux et s'y accommode : on l'unit et on la sépare
comme on veut; elle défile aisément et se rassemble sans peine; elle est
propre aux détachements, aux ralliements, à toute sorte de conversions
et d'évolutions qu'elle fait ou tout entière ou en partie, selon qu'il est
convenable; enfin elle a plus de mouvements divers, et par conséquent
plus d'action et plus de force que la phalange. Concluons donc avecPo-
lybe'qu'il fallait que la phalange lui cédât , et que la Macédoine fût vain-
cue. » (Troisième partie , cb. vi.)]
36 GHANDl-LR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
stupide , et crurent être libres en effet , parce que les Ro-
mains les déclaraient tels.
Les Étoiieris, qui s'étaient imaginé qu'ils domineraient
dans la Grèce , voyant qu'ils n'avaient fait que se donner
des maîtres , furent au désespoir ; et comme ils prenaient
toujours des résolutions extrêmes, voulant corriger leurs
folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antio-
chus, roi de Syrie, comme ils y avaient appelé les Ro-
mains.
Les rois de Syrie étaient les plus puissants des succes-
seurs d'Alexandre, car ils possédaient presque tous les
États de Darius, à l'Egypte près; mais il était arrivé des
choses qui avaient fait que leur puissance s'était beaucoup
affaiblie.
Séleucus , qui avait fondé l'empire de Syrie , avait , à la
fin de sa vie, détruit le royaume de Lysimaque. Dans la
confusion des choses, plusieurs provinces se soulevèrent :
les royaumes de Pergame, de Cappadoce et de Bithynie
se formèrent. Mais ces petits États timides regardèrent
toujours Ihumiliation de leurs anciens maîtres comme une
fortune pour eux.
Comme les rois de Syrie virent toujours avec une en\ le
extrême la félicité du royaume d'Egypte, ils ne songèrent
qu'à le conquérir ; ce qui fit que , négligeant l'Orient , ils y
perdirent plusieurs provinces , et furent fort mal obéis dans
les autres.
Enfin les rois de Syrie tenaient la haute et la basse
Asie; mais l'expérience a fait voir que, dans ce cas, lors-
([ue la capitale et les principales forces sont dans les pro-
vinces basses de l'Asie , on ne peut pas conserver les hautes ;
et que, quand le siège de l'empire est dans les hautes, on
s'affaiblit en voulant garder les ba.sses. L'enipire des Pcr-
CIlAlMTRt: V. 37
ses et celui de Syrie ne furent jamais si forts que celui des
Parthes, qui n'avait qu'une partie des provinces des deux
premiers. Si Cyrus n'a^ait pas conquis le royaume de
Lydie , si Séleucus était resté à Babylone , et avait laissé
les provinces maritimes aux successeurs d'Autigone, l'em-
pire des Perses aurait été invincible pom* les Grecs , et celui
de Séleucus pour les Romains. II y a de certaines bornes
que la nature a données aux Etats pour mortifier l'am-
bition des hommes. Lorsque les Romains les passèrent,
les Parthes les firent prescfue toujours périr ■ ; quand les
Parthes osèrent les passer, ils furent d'abord obligés de
revenir; et, de nos jours, les Turcs, qui ont avancé au
delà de ces limites, ont été contraints d'y rentrer.
Les rois de Syrie et d'Egypte avaient dans leurs pays
deux sortes de sujets : les peuples conquérants et les peu-
ples conquis. Ces premiers, encore pleins de l'idée de leur
origine , étaient très-difficilement gouvernés ; ils n'avaient
point cet esprit d'indépendance qui nous porte à secouer
le joug , mais cette impatience qui nous fait désirer de
changer de maître.
Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait
de celle de la cour ou régnaient des successeurs de Darius,
tt non pas d'Alexandre. Le luxe, la vanité et la mollesse ,
qui en aucun siècle n'a quitté les cours d'Asie , régnaient
surtout dans celle-ci. Le mal passa aux peuples et aux sol-
dats , et devint contagieux pour les Romains mêmes , puis-
que la guerre qu'ils firent contre Antiochus est la vraie
époque de leur corruption.
Telle était la situation du royaume de Syrie , lorsque
Antiochus , qui avait fait de grandes choses, entreprit la
' Pen (lirai les raisons au chapitre xv. Elles sont Urées en partie de la
disposition géographique des deux empires.
'noNTi'.S(,irici;. i
38 ORANDKUR i;T Dl'-CADENCE DES ROMAINS .
guerre contre les Romains; mais il ne se conduisit pas
même avec la sagesse (fue l'on emploie dans les affaires
ordinaires. Annibal voulait qu'on renouvelât la gueri'e en
Italie , et qu'on gagnât Philippe , ou qu'on le rendît neutre.
Antiochus ne fit rien de cela : il se montra dans la Grèce
avec une petite partie de ses forces ; et , comme s'il avait
voulu y voir la guerre et non pas la faire , il ne fut occupé
que de ses plaisirs. Il fut battu, et s'enfuit en Asie , plus
effrayé que vaincu.
Philippe, dans cette guerre, entraîné par les Romains
conune par un torrent, les servit de tout son pouvoir, et
devint l'instrument de leurs victoires. Le plaisir de se
venger et de ravager l'Etolie , la promesse qu'on lui dimi-
nuerait le tribut et qu'on lui laisserait quelques villes , des
jalousies qu'il eut d'Antiochus , enfin de petits motifs , le
déterminèrent ; et , n'osant concevoir la pensée de secoiier
le joug , il ne songea qu'à l'adoucir.
Antiochus jugea si mal des affaires, qu'il s'imagina
que les Romains le laisseraient tranquille en Asie. Mais
ils l'y suivirent : il fut vaincu encore ; et, dans sa conster-
nation, il consentit au traité le plus infâme qu'un grand
prince ait jamais fait.
Je ne sache rien de si magnanime que la résolution que
prit un monarque qui a régné de nos jours ' , de s'ensevelir
lutôt sous les débris du trône que d'accepter des proposi-
ions qu'un roi ne doit pas entendre : il avait l'âme trop
fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l'avaient
mis; et il savait bien q>ie le courage peut raffermir une
couronne, et que l'infamie ne le fait jamais.
C'est une chose commune de voir des princes qui savent
donner une bataille. Il y en a bien peu qui sachent faire
' Louis XIV.
CHAPITRE V. 39
une guerre, qui soient également capables de se servir de
la fortune et de l'attendre , et qui , avec cette disposition
d'esprit qui donne de la méfiance avant que d'entrepren-
dre , aient celle de ne craindre plus rien après avoir entre-
pris.
Après l'abaissement d'Antiochus , il ne restait plus que
de petites puissances, si l'on en excepte l'Egypte , qui, par
sa situation, sa fécondité, son commerce, le nombre de
ses habitants , ses forces de mer et de terre , aurait pu être
formidable; mais la cruauté de ses rois, leur lâcheté, leur
avarice, leur imbécillité , leurs affreuses voluptés, les ren-
dirent si odieux à leurs sujets , qu'ils ne se soutinrent , la
plupart du temps , que par la protection des Romains.
C'était en quelque façon une loi fondamentale de la
couronne d'Egypte, que les sœurs succédaient avec les
frères; et, afin de maintenir l'unité dans le gouverne-
rneut , on njariait le frère avec la sœur. Or il est difficile
de rien imaginer de plus pernicieux dans la politique qu'un
pareil ordre de succession : car tous les petits démêlés
domestiques devenant des désordres dans l'État , celui des
deux qui avait le moindre chagrin soidevait d'abord contre
l'autre le peuple d'Alexandrie, populace immense toujours
prête à se joindre au premier de ses rois qui voulait l'agiter.
De plus, les royaumes de Cyrène et de Chypre étant ordi-
ua rement entre les mains d'autres princes de cette mai-
sou, avec des droits réciproques sur le tout, il arrivait
qu'il y avait presque toujovu's des princes régnants et des
prétendants à la couronne ; que ces rois étaient sur un
trône chancelant , et que , mal établis au dedans , ils étaient
sans pouvoir au dehors.
Les forces des rois d'Egypte, comme celles des autres
rois d'Asie, consistaient dans leurs auxiliaires grecs.
40 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAmS,
Outre l'esprit de liberté , d'honneur et de gloire, qui ani-
mait les Grecs, ils s'occupaient sans cesse à toutes sortes
d'exercices du corps ; ils avaient dans leurs principales
villes des jeux établis , où les vainqueurs obtenaient des
couronnes aux yeux de toute la Grèce : ce qui donnait mie
émulation générale. Or, dans un temps où l'on combattait
avec des armes dont le succès dépendait de la force et de
l'adresse de celui qui s'en servait , on ne peut douter que
des gens ainsi exercés n'eussent de grands avantages sur
cette foule de barbares pris indifféremment, et menés
sans choix à la guerre , comme les armées de Darius le
firent bien voir.
Les Romains, pour priver les rois d'une telle milice,
et leur ôter sans bruit leurs principales forces , firent deux
choses : premièrement, ils établirent peu à peu comme
une maxime, chez les villes grecques, qu'ils ne pourraient
avoir aucune alliance, accorder du secours, ou faire la
guerre à qui que ce fût , sans leur consentement ; de plus ,
dans leurs traités avec les rois, ils leur défendirent de
faire aucune levée chez les alliés des Romains ; ce qui les
réduisit à leurs troupes nationales '.
CHAPITRE VI.
De la conduile que les Romains tinrent pour soumettre tous les
peuples.
Dans le cours de tant de prospérités , où l'on se néglige
pour l'ordinaire , le sénat agissait toujours avec la même
profondeur; et, pendant que les armées consternaient
tout , il tenait à terre ceux qu'il trouvait abattus.
■ Ils avaient déjà eu cette politique avec les Carthaginois, qu'ils obli-
gèrent par le traité à ne plus se servir de troupes auxiliaires, comme on
le voit dans un fragment de Dion.
chai'ITrl; VI. 41
Il s'érigea eu tribunal qui jugea tous les peuples • à la
fin de chaque guerre, il décidait des peines et des récom-
penses que chacun avait méritées. Il ôtait une partie du
domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés ; en
quoi il faisait deux choses : il attachait à Rome des rois
dont elle avait peu à craindi'e et beaucoup à espérer; et il
en affaiblissait d'autres dont elle n'avait rien à espérer et
tout à craindre.
On se servait des alliés pour faire la guerre à un en-
nemi; mais, d'abord, on détruisit les destructeurs. Phi-
lippe fut vaincu par le moyen des Étoliens , qui furent
anéantis d'abord après, pour s'être joints à Antiochus. An-
tiochus fut vaincu par le secours des Rhodiens ; mais ,
après qu'on leur eut donné des récompenses éclatantes ,
on les humilia pour jamais , sous prétexte qu'ils avaient
demandé qu'on fît la paix avec Persée.
Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras, ils
accordaient une trêve au plus faible , qui se croyait heu-
reux de l'obtenir, comptant pour beaucoup d'avoir différé
sa ruine.
Lorsque l'on était occupé à une grande guerre , le sénat
dissimulait toutes sortes d'injures , et attendait , dans le
silence , que le temps de la punition fût venu ; que si quel-
que peuple lui envoyait les coupables , il refusait de les
punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle,
et se réserver une vengeance utile.
Comme ils faisaient à leurs ennemis des maux inconce-
vables, il ne se formait guère de ligues contre eux; car
relui qui était le plus éloigné du péril ne voulait pas en
approcher.
Par la ils recevaient rarement la guerre, mais la fai-
saient toujours dans le temps , de la manière et avec ceux
■V.> GlUNDIiUll LT DËC\lJi:.\Ci: DES ROMAINS,
qu'il leur convenait; et de tant de peuples qu'ils attaquè-
rent , il y en a bien peu qui n'eussent souffert toutes soi -
tes d'injures si l'on avait voulu les laisser en paix.
Leur coutume étant de parler toujours en maîtres , les
ambassadeurs qu'ils envoyaient chez les peuples qui n'a-
vaient point encore senti leur puissance étaient sûrement
maltraités ; ce qui était un prétexte sûr pour faire une
nouvelle guerre'.
Comme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi , et
que , dans le dessein d'envahir tout , leurs traités n'étaient
proprement que des suspensions de guerre . ils y mettaient
des conditions qui commençaient toujours la ruine de
l'État qui les acceptait. Ils faisaient sortir les garnisons
des places fortes , ou bornaient le nombre des troupes de
terre , ou se faisaient livrer les chevaux ou les éléphants ;
et si ce peuple était puissant sur la mer, ils l'obligeaient de
brûler ses vaisseaux , et quelquefois d'aller habiter plus
avant dans les terres.
Après avoir détruit les années d'un prince , ils ruinaient
ses finances par des taxes excessives , ou un tribut , sous
prétexte de lui faire payer les frais de la guerre : nouveau
genre de tyrannie qui le forçait d'opprimer ses sujets , et
de perdre leur amour.
Lorsqu'ils accordaient la paix à quelque prince, ils
prenaient quelqu'un de ses frères ou de ses enfants en
otage ; ce qui leur donnait le moyen de troubler son royaume
à leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche héritier,
ils intimidaient le possesseur; s'ils n'avaient qu'un prince
d'un degré éloigné, ils s'en servaient pour animer les ré-
voltes des peuples.
• Un des excuiples fie cela , c'est leur puerre contre les Dalmates.
Vovez Polvbe
CHAPITRE VI. ^.-i
Quand quelque prince ou quelque peuple s'était sous-
trait de l'obéissance de son souverain, ils lui accordaient
d'abord le titre d'allié du peuple romain ' ; et par là ils le
rendaient sacré et inviolable : de manière qu'il n'y avait
point de roi, quelque grand qu'il fût, qui pût un moment
être sûr de ses sujets , ni même de sa famille.
Quoique le titi'e de leur allié fût une espèce de servitude ,
il était néanmoins très-recherché ^ ; car on était sûr que
l'on ue recevait d'injures que d'eux , et l'on avait sujet
d'espérer qu'elles seraient moindres. Ainsi il n'y avait
point de service que les peuples et les rois ne fussent prêts
à rendre , ni de bassesses qu'ils ne fissent pour l'obtenir.
Ils avaient plusieurs sortes d'alliés. Les uns leur étaient
unis par des privilèges , et une participation de leur gran-
deur, comme les Latins et les Berniques ; d'autres , par
l'établissement même, comme leurs colonies; quelques-
uns par les bienfaits , comme furent Massinisse , Euménès
et Attalus , qui tenaient d'eux leur royaume ou leur agran-
dissement; d'autres, par des traités libres ; et ceux-là de-
venaient sujets par un long usage de l'alliance, comme
les rois d'Egypte, deBythinie, de Cappadoce, et la plu-
part des villes grecques ; plusieurs enfin par des traités
forcés , et par la loi de leur sujétion , comme Philippe et
Antiochus : car ils n'accordaient point de paix à un en-
nemi , qui ne contînt une alliance ; c'est-à-dire qu'ils ne
soumettaient point de peuple qui ne leur 'servît à en
abaisser d'autres.
Lorsqu'ils laissaient la liberté a quelques villes, ils y
' Voyez surtout leur U^aité avec les Juifs , au premier li\ re des Ma-
chabées , chap. vni.
• AriaraUie lit un sacrifice aux dieux ,(lil Polybe, pour les remercier
de ce (|u'il avait obtenu ceUe allianci'.
'• GRANDEUr, ET UÉCADENCh DES ROMAINS,
faisaient d'abord naître deux factions' : lune défendait
les lois et la liberté du pays, l'autre soutenait qu'il n'y
avait de lois que la volonté des Romains ; et, comme cette
dernière faction était toujours la plus puissante, on
voit bien qu'une pareille liberté n'était qu'un nom.
Quelquefois ils se rendaient maîtres d'un pays sous pré-
texte de succession : ils entrèrent en Asie, enBithynie,
en Libye , par les testaments d'Attalus , de Nicomède ' et
d'Apion ; et l'Egypte fut enchaînée par celui du roi de
Cyrène.
Pour tenir les grands princes toujours faibles, ils ne vou-
laient pas qu'ils reçussent dans leur alliance ceux à qui
ils avaient accordé la leur ^ ; et comme ils ne la refusaient
a aucun des voisins d'un prince puissant, cette condition,
mise daiis un traité de paix , ne lui laissait plus d'alliés.
De plus , lorsqu'ils avaient vaincu quelque prince con-
sidérable, ils mettaient dans le traité qu'il ne pourrait
faire la guerre pour ses différends avec les alliés des Ro-
mains (c'est-à-dire ordinairement avec tousses voisins),
mais qu'il les mettrait en arbitrage ; ce qui lui ôtait pour
l'avenir la puissance militaire.
Et, pour se la réserver toute, ils en privaient leurs al-
liés mêmes : dès que ceux-ci avaient le moindre démêlé,
ils envoyaient des ambassadeurs qui les obligeaient de
faire la paix. Il n'y a qu'à voir comme ils terminèrent les
guerres d'Attalus et de Prusias.
Quand quelque prince avait fait une conquête qui sou-
vent l'avait épuisé , un ambassadeur romain survenait d'a-
bord, qui la lui arrachait des mains. Eutre mille exem-
' Voyez Polybe sur les villes de Grèce.
* Fils de Pnilopalor.
^ Ce fut le cas d'ÀDliochus.
CHAPITRE VI. 45
pics, on peut se rappeler comment, avec une parole, ils
chassèrent d'Egypte Antiochus.
Sachant combien les peuples d'Europe étaient propres
à la guerre, ils établirent comme une loi qu'il ne serait
permis à aucun roi d'Asie d'entrer en Europe , et d'y as-
sujettir quelque peuple que ce fût '. Le principal motif de
la guerre qu'ils tirent à Mithridate fut que, contre cette
défense, il avait soumis quelques barbares \
Lorsqu'ils voyaient que deux peuples étaient en guerre ,
quoiqu'ils n'eussent aucune alliance, ni rien à démêler
avec l'un ni avec l'autre, ils ne laissaient pas de paraître
sur la scène , et , comme nos chevaliers errants , ils pre-
naient le parti du plus faible. C'était, dit Denys d'Hali-
caruasse^, une ancienne coutume des Romains, d'accorder
toujours leiu" secours à quiconque venait l'implorer.
Ces coutumes des Romains n'étaient point quelques faits
particuliers arrivés par hasard, c'étaient des principes
toujours constants ; et cela se peut voir aisément : car les
maximes dont ils firent usage contre les plus grandes
puissances furent précisément celles qu'ils avaient em-
ployées dans les commencements contre les petites villes
qui étaient autour d'eux.
Ils se servirent d'Euménès et deMassinisse pour subju-
guer Philippe et Antiochus , comme ils s'étaient servis des
Latins et des Berniques pour subjuguer les Volsques et les
Toscans ; ils se firent hvrer les flottes de Carthage et des
rois d'Asie , comme ils s'étaient fait donner les barques
d'Antium ; ils ôtèrent les liaisons politiques et civiles en-
' La défense faite à Antiochus , même avant la guerre , de passtr eu
Europe, devint générale contre les autres rois.
' Appian, de Bello Mithridatico. ch. xiii.
' Fragment de Denys, tiré de V Extrait des ambassades.
4r. GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
tre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avaient
autrefois rompu Tuiiion des petites villes latines '.
Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La
république d'Acliaïe était formée par une association de
villes libres : le sénat déclara que chaque ville se gouver-
nerait dorénavant par ses propres lois , sans dépendre d'une
autorité commune.
La république des Béotiens était pareillement une ligue
de plusieurs villes ; mais comme , dans la guerre contre
Persée , les unes suivirent le parti de ce prince , les autres
celui des Romains , ceux-ci les reçurent en grâce , moyen-
nant la dissolution de l'alliance commune.
Si un grand prince % qui a régné de nos jours, avait
suivi ces maximes lorsqu'il vit un de ses voisins détrô-
né , il aurait employé de plus grandes forces pour le sou-
tenir et le borner dans l'île qui lui resta fidèle : en divi-
sant la seule puissance qui pût s'opposer à ses desseins , il
aurait tiré d'immenses avantages du malheur même de
son alliée
Lorsqu'il y avait quelques disputes dans un État, ils
jugeaient d'abord l'affaire ; et par là ils étaient sûrs de
n'avoir contre eux que la partie qu'ils avaient condamnée.
Si c'étaient des princes du même sang qui se disputaient
la couroime, ils les déclaraient quelquefois tous deux
rois ^ ; si l'un d'eux était en bas âge% ils décidaient en sa
faveur, et ils en prenaient la tutelle , comme protecteurs
' TlTE-LlVE, liv. VII.
' [Louis XIV.]
^ [Jacques II, roi d'Angleterre. ]
* Comme il arriva à Ariarathe et Holopherue , en Cappadoce. i A
l'iA.N, in Syrtac.)
» Pour pouvoir ruiner la Syrie en qualité de tuteurs , ils se déclarorenl
pour le lils d'Antiochus, encore enfant, contre Démétrius, qui était
chez eux en otage, et qui les conjurait de lui rendre justice, disant que
Piouie était sa mère, et les sénateurs ses pères.
CHAPITRI-: Vf. 47
de l'univers. Car ils avaient porté les choses au poiut que
les peuples et les rois étaient leurs sujets , sans savoir pré-
cisément par quel titre ; étant établi que c'était assez d'avoir
ouï parler d'eux pour devoir leur être soumis.
Ils ne faisaient jamais de guerres éloignées saus s'être
procuré quelque allié auprès de l'eunemi qu'ils attaquaient,
qui put joindre ses troupes à l'armée qu'ils envoyaient ;
et, comme elle n'était jamais considérable par le nombre,
ils observaient toujours d'en tenir une autre dans la pro-
vince la plus voisine de l'ennemi , et une troisième dans
Rome, toujours prête à marcher'. Ainsi ils n'exposaient
qu'une très-petite partie de leurs forces , pendant que leur
ennemi mettait au hasard toutes les siennes \
Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de
leur langue. Ils détruisirent Carthage , disant qu'ils avaient
prorais de conserver la cité , et non pas la ville. On sait
comment les Étoliens , qui s'étaient abandonnés à leur foi ,
furent trompés : les Romains prétendirent que la signifi-
cation de ces mots, s'abandonner à la foi cVim ennemi ,
emportait la perte de toutes sortes de choses, des person-
nes, des terres, des villes, des temples, et des sépultures
même.
Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation
arbitraire : ainsi, lorsqu'ils voulurent abaisser les Rho-
dieus, ils dirent qu'ils ne leur avaient pas donné autrefois
la Lycie comme présent, mais comme amie et alliée.
Lorsqu'un de leurs généraux faisait la paix pour sauver
son armée prête à périr, le sénat, qui ne la ratifiait point,
profitait de cette paix , et continuait la guerre. Ainsi , quand
Jugurtha eut enfermé ime armée romaine, et qu'il l'eut
• C'était une pratique constante , comme on peut voir par i'Iiistoire.
' Vovez connue ils se conduisiri'iit dans In nuerre de Macédoine.
'i8 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
laissée aller sous la foi d'un traité, on se servit contre lui
des troupes mêmes qu'il avait sauvées; et lorsque les Nu-
inautins eurent réduit vingt mille Romains, près de
mourir de faim , à demander la paix , cette paix , qui avait
sauvé tant de citoyens , fut rompue à Rome , et l'on éluda
la foi publique en envoyant le consul qui l'avait signée'.
Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous
des conditions raisonnables ; et lorsqu'il les avait exécu-
tées, ils en ajoutaient de telles qu'il était forcé de recom-
mencer la guerre. Ainsi , quand ils se furent fait livrer par
•Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses trans-
fuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne; chose
qui , étant pour un prince le dernier des malheurs , ne peut
jamais faire une condition de paix =.
Enfin ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs cri-
mes particuliers. Ils écoutèrent les plaintes de tous ceux
qui avaient quelques démêlés avec Philippe ; ils envoyè-
rent des députés pour pourvoir à leur sûreté ; et ils firent
accuser Persée devant eux pour quelques meurtres et
quelques querelles avec des citoyens des villes alliées.
Gomme on jugeait de la gloire d'un général par la quan-
tité de l'or et de l'argent qu'on portait à son triomphe, il
ne laissait rien à l'ennemi vaincu. Rome s'enrichissait tou-
jours , et chaque guerre la mettait en état d'en entrepren-
dre une autre.
Les peuples qui étaient amis ou alliés se ruinaient tous
par les présents immenses qu'ils faisaient pour conserver
la faveur, ou l'obtenir plus grande ; et la moitié de l'argent
' Ils en agirent de même avec les Samoites , les Lusitaniens et les peu-
ples de Corse. Voyez , sur ces derniers , un fragment du livre 1 de Dion.
' Ils en agirent de même avec Viriate : après lui avoir fait rendre les
transfuges, on lui demanda qu'il rendit les armes; a quoi ni lui ni les
Hcns ne purent consentir. (Fragment de Dion.)
CHAPITRE Vr. ^^
qui fut envoyé pour ce sujet aux Romains aurait suffi pour
les vaincre ' .
Maîtres de l'univers, ils s'en attribuèrent tous les trésors :
ravisseurs moius injustes en qualité de conquérants qu'oi
qualité de législateurs. Ayant su que Ptoloraée , roi de
Chypre, avait des richesses immenses, ils firent une loi,
sur la proposition d'un tribun , par laquelle ils se donnè-
rent l'hérédité d'un homme vivant, et la confiscation
d'un prince allié \
Bientôt la cupidité des particuliers acheva d'enle-
ver ce qui avait échappé à l'avarice publique. Les ma-
gistrats et les gouverneurs vendaient aux rois leurs injus-
tices. Deux compétiteurs se ruinaient à l'envi pour acheter
une protection toujours douteuse contre un rival qui n'était
pas entièrement épuisé : car on n'avait pas même cette
justice des brigands , qui portent une certaine probité dans
l'exercice du crime. Enfin les droits légitimes ou usurpés
ne se soutenant que par de l'argent , les princes , pour
en avoir , dépouillaient les temples , confisquaient les biens
des plus riches citoyens : on faisait mille crimes pour don-
ner aux Romains tout l'argent du monde.
Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu'elle
imprima à la terre. Elle mit d'abord les rois dans le si-
lence, et les rendit comme stupides. Il ne s'agissait pas du
degré de leur puissance ; mais leur personne propre était
attaquée. Risquer une guerre , c'était s'exposer à la capti-
vité, à la mort, à l'infamie du triomphe. Ainsi des rois
qui vivaient dans le faste et dans les délices n'osaient jeter
des regards fixes sur le peuple romain ; et , perdant le
' Les présents que le sénat envoyait aux rois n'étaient que des baga-
telles, comme une chaise et un bâton d'ivoire, ou quelque robe de m*
gistraturc.
' Ftonis, liv. m , chap ix.
50 GR\NDi:UR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
courage, ils attendaient, de leur patrence et de leurs
bassesses, quelque délai aux misères dont ils étaient me-
nacés ' .
Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains.
Après la défaite d'Antlochus , ils étaient maîtres de l'A-
frique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de
villes en propre. Il semblait qu'ils ne conquissent que pour
donner; mais ils restaient si bien les maîtres, que, lors-
qu'ils faisaient la guerre à quelque prince , ils l'accablaient
pour ainsi dire du poids de tout l'univers.
Il n'était pas temps encore de s'emparer des pays con-
quis. S'ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils
auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs; si, après la se-
conde guerre punique, ou celle contre Antiochus, ils
avaient pris des terres eu Afrique ou en Asie , ils n'auraient
pu conserver des conquêtes si peu solidement établies '.
Il fallait attendre que toutes les nations fussent accou-
tumées à obéir, comme libres et comme alliées, avant de
leur commander comme sujettes , et qu'elles eussent été
se perdre peu à peu dans la république romaine.
Voyez le traité qu'ils firent avec les Latins après la
victoire du lacRégille^ : il fut un des principaux fonde-
ments de leur puissance. On n'y trouve pas un seul mot
qui puisse faire soupçonner l'empire.
C'était une manière lente de conquérir. Ou vainquait
un peuple , et on se contentait de l'affaiblir; on lui impo-
« Ils cachaient autant qu'ils pouvaient leur puissance et leurs riches-
ses aux Romains. Voyez là-dessus un fragment du livre I de Dion.
> Ils n'osèrent y exposer leurs colonies ; ils aimèrent mieux mettre
une jalousie éternelle entre les Carthaginois et Massinisse, et se servir
du secours des uns et des autres pour soumettre la Macédoine el la
Grèce.
s Uenvs d'Halicarnasso le rapporte, liv. VI, ch. xr.v, édition d'Ox-
ford.
CHAPITRE VI. 5t
sait des conditions qui le rainaient insensiblement; s'il se
relevait, on l'abaissait encore davantage ; et il devenait
sujet sans qu'on put donner une époque de sa sujétion.
Ainsi Rome n'était pas proprement une monarchie ou
une république , mais la tête du corps formé par tous les
peuples du monde'.
Si les Espagnols , après la conquête du Mexique et du
Pérou, avaient suivi ce plan, ils n'auraient pas été obli-
gés de tout détruire pour tout conserver.
C'est la folie des conquérants de vouloir donner à tou^
les peuples leurs lois et leurs coutumes : cela n'est bon À
rien , car dans toute sorte de gouvernement on est capable
d'obéir.
Mais Rome n'imposant aucunes lois générales, les peu-
ples n'avaient point entre eux de liaisons dangereuses :
ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune ;
et , sans être compatriotes , ils étaient tous Romains.
On objectera peut-être que les empires fondés sur les
lois des fiefs n'ont jamais été durables ni puissants. Mais
il n'y a rien au monde de si contradictoire que le plan des
Romains et celui des barbares; et, pour n'en dire qu'un
mot , le premier était l'ouvrage de la force , l'autre de la
faiblesse ; dans l'un, la sujétion était extrême; dans l'au-
tre, l'indépendance. Dans les pays conquis par les nations
germaniques , le pouvoir était dans la main des vassaux ;
• [On est encore effrayé quand on considère que les nations qui font
à présent des royaumes si redoutables , toutes les Gaules , toutes les Es-
pagnes, la Grande-Bretagne presque tout entière, Tlllyrique jusqu'au
Danube , la Germanie jusqu'à l'Elbe , l'Afrique jusqu'à ses déserts af-
freux et impénétrables , la Grèce , la Thrace , la Syrie, l'Egypte , tous les
royaumes de l'Asie mineure , et ceux qui sont renfermés entre le Pont-
Euxin et la mer Caspienne , et les autres que j'oublie peut-éire, ou que
je ne veux pas rapporter, n'ont été durant plusieurs siècles que des
provinces romaines. (Bossuet, Disc, sur rflisf. miiv., troisième par-
tie, ch. vi-l
52 GRA.NDtUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
le droit seulement , dans la main du prince : c'était tout
le contraire chez les Romains.
CHAPITRE VII.
Comment Mithridate put leur résister.
De tous les rois que les Romains attaquèrent , Mithri-
date seul se défendit avec courage , et les mit en péril.
La situation de ses États était admirable pour leur faire
la guerre. Ils touchaient au pays inaccessible du Caucase ,
rempli de nations féroces dont on pouvait se servir ; de là
ils s'étendaient sur la mer du Pont : Mithridate la couvrait
de ses vaisseaux, et allait continuellement acheter de nou-
velles armées de Scythes ; l'Asie était ouverte à ses inva-
sions ; il était riche , parce que ses villes sur le Pont-Euxin
faisaient un commerce avantageux avec des nations moins
industrieuses qu'elles.
Les proscriptions , dont la coutume commença dans
ces temps-là , obligèrent plusieurs Romains de quitter leur
patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts ; il forma des
légions , où il les fit entrer, qui furent ses meilleures trou-
pes'.
D'un autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions
civiles, occupée de maux plus pressants, négligea les af-
faires d'Asie , et laissa Mithridate suivre ses victoires , ou
resphrer après ses défaites.
Rien n'avait plus perdu la plupart des rois que le désir
' Frontin , Stratagèmes , liv. II, dit qu'Archélaûs , lieutenant de Mi-
thridate , combattant contre Sylla , mit au premier rang ses chariots à
faux ; au second , sa phalange ; au troisième , les auxiliaires armés à la
romaine : Mixtisfugitivis ItaluB, quorum perxncaciœ multum fidebat .
Mithridate fit même une alliance avec Sertorius. Voyez aussi Plutarque,
Fie de LucuUus.
CHAPITRE VU. J3
manifeste qu'ils témoignaient de la paix ; ils avaient dé-
tourné par là tous les autres peuples de partager avec eux
un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais
Mithridate fit d'abord sentira toute la terre qu'il était en-
nemi des Romains , et qu'il le serait toujours.
Enfin les villes de Grèce et d'Asie, voyant que le joug
des Romains s'appesantissait tous les jours sur elles , mi-
rent leur confiance dans ce roi barbare , qui les appelait
à la liberté.
Cette disposition des choses produisit trois grandes guei'-
res , qui forment un des beaux morceaux de l'histoire ro-
maine , parce qu'on n'y volt pas des princes déjà vaincus
par les délices et l'orgueil , comme Antiochus et Tigrane,
ou par la crainte , comme Philippe , Persée et Jugurtha ;
mais un roi magnanime qui , dans les adversités , tel qu'un
lion qui regarde ses blessures , n'en était que plus indigné.
Elles sont singulières, parce que les révolutions y sont
continuelles et toujours inopinées ; car, si Mithridate pou-
vait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que,
dans les revers , où l'on a plus besoin d'obéissance et de
discipline , ses troupes barbares l'abandomiaient ; s'il avait
l'art de solliciter les peuples et de faire révolter les villes,
il éprouvait à son tour des perfidies de la part de ses ca-
pitaines, de ses enfants et de ses femmes ; enfin, s'il eut
affaire à des généraux romains malhabiles , on envoya
contre lui, en divers temps , Sylla , LucuUus , et Pompée.
Ce prince , après avoir battu les généraux romains et
fait la conquête de l'Asie , de la Macédoine et de la Grèce ,
ayant été vaincu à sou toin- par Sylla , réduit , par un traité ,
à ses anciennes limites , fatigué par les généraux romains ,
de\enu encore une fois lem* vainqueur et le conquérant
de l'Asie , chassé par Luculius, suivi dans son propre
54 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
pays, fut obligé de se retirer chezTigrane : et, le voyant
perdu sans ressource après sa défaite, ne comptant plus
que sur lui-même, il se réfugia dans ses propres États,
et s'y rétablit.
Pompée succéda à Lucullus , et Mithridate en fut acca-
blé : il fuit de ses États, et, passant l'Araxe , il marcha de
péril eu péril parle pays des Laziens ; et , ramassant dans
son chemin ce qu'il trouva de barbares , il parut dans le
Bosphore, devant son lils Maccharès, qui avait fait sa
paix avec les Romains '.
Dans labime où il était, il forma le dessein de porter
la guerre eu Italie , et d'aller à Rome avec les mêmes na-
tions qui l'asservirent quelques siècles après , et par le même
chemin qu'elles tinrent'.
Trahi par Pharnace , un autre de ses fils, et par une ar-
mée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des ha-
sards qu'il allait chercher, il mourut en roi.
Ce fut alors que Pompée , dans la rapidité de ses victoi-
res , acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome.
11 unit au corps de sou empire des pays infinis , ce qui
servit plus au spectacle de la magnificence romaine qu'à
SA vraie puissance ; et , quoiqu'il parût par les écriteaux
portés à sou triomphe qu'il avait augmenté le revenu du
fisc de plus d'un tiers, le pouvoir n'augmenta pas, et la li-
berté publique n'en fut que plus exposée^.
' Mithridate l'avait fait roi du Bosphore. Sur la nouvelle de rarri\fe
de son père, il se donna la mort.
' Voyez Xp\)ien , (if Bello Milhridatico.,c\\. r.ix.
3 Viiyp/ l'Iutarque, dans la ( ic rip P»»»/*'-»'; et Zonaras. liv. 11.
CHAPlTRi: VllI. 55
CHAPITRE VIII.
Des divisions qui furent toujours dans la viiie.
Pendant que Rome conquérait l'univers , il y avait dans
ses murailles une guerre cachée : c'étaient des feux comme
ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière
vient en augmenter la fermentation.
Après l'expulsion des rois , le gouvernement était devenu
aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules
toutes les magistratures , toutes les dignités' , et par con-
séquent tons les honneurs militaires et civils ^
Les patriciens voulant empêcher le retour des rois , cher-
chèrent à augmenter le mouvement qui était dans l'esprit
du peuple ; mais ils firent plus qu'ils ne voulurent: à force
de lui donner de la haine pour les rois , ils hii donnèrent
im désir immodéré de la liberté. Comme l'autorité royale
avait passé tout entière entre les mains des consuîs , le
peuple sentit que cette liberté dont on voulait lui donner
tant d'amour, il ne l'avait pas : il chercha donc à abaisser
le consulat , à avoir des magistrats plébéiens , et à partager
avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens
furent forcés de lui accorder tout ce qu'il demanda ; car
dans une ville où la pauvreté était la vertu publique, où
les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance ,
étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient
pas donner de grands avantages. La puissance devait donc
revenir au plus gi-and nombre , et l'aristocratie se changer
peu à peu en un Etat populaire.
' Les patriciens avaient même en quelque façon un caractère sacré :
il n'y avait qu'eux qui pussent prendre les auspices. Voyez dans Tite-
I.ive, liv. VI , ch. xl, xli, la harangue d'Appius Claudius.
' Par exemple, il n'y avait qu'eux qui pussent triompher, puisqu'il uy
avait qu'eux qui pussent être consuls et comman'li^r les nrnu-es.
5(1 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Ceux qui obéissent à un roi sont moins tournjentés d'eu-
vje et de jalousie que ceux qui vivent dans une aiistocra-
Tie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets qu'il n'en
est presque pas vu , et il est si fort au-dessus d'eux qii'ils
ue peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les cho-
quer; mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux
de tous, et ne sont pas si élevés que des comparaisons
odieuses ne se fassent sans cesse : aussi a-t-on vu de tous
temps , et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs.
Les républiques , où la naissance ne donne aucune part au
gouvernement , sont à cet égard les plus heureuses ; car
Je peuple peut moins envier une autorité qu'il donne à qui
il veut , et qu'il reprend à sa fantaisie.
Le peuple , mécontent de patriciens , se retira sur le mont
Sacré : on lui envoya des députés qui l'apaisèrent ; et comme
chacun se promit secours l'un à l'autre en cas que les
patriciens ue tinssent pas les paroles données ' , ce qui eût
causé à tous les instants des séditions , et aurait troublé
toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu'il valait
mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injus-
tices faites à un plébéien ^ Mais , par nne maladie éternelle
des hommes, les plébéiens , qui avaient obtenu des tribuns
pour se défendre , s'en servirent pour attaquer ; ils enle-
vèrentpeu à peu toutes les prérogatives des patriciens : cela
produisit des contestations continuelles. Le peuple était
soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens
étaient défendus par le sénat , qui était presque tout com-
posé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes
anciennes, et q\ii craignait que la populace n'élevât à la
tyrannie quelque tribun.
' ZONMiVS, 1. II.
» Origine des tribuns du peupla
CHAPITRE VIII. 57
Le peuple employait pour lui ses propres forces , et sa
supériorité daus les suffrages , ses refus d'aller à la guerre ,
ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois , enfin
ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de ré-
sistance. Le sénat se défendait par sa sagesse, sa justice, et
l'amour qu'il inspirait pour la patrie; par ses bienfaits et
une sage dispensation des trésors de la république ; par le
respect que le peuple avait pour la gloire des principales
familles et la vertu des grands personnages ' ; par la reli-
gion même, les institutions anciennes, et la suppression des
jours d'assemblée , sous prétexte que les auspices n'avaient
pas été favorables; par les clients; par l'opposition d'un
tribun à un autre ; par la création d'un dictateur % les oc-
cupations d'une nouvelle guerre , ou les malheurs qui réu-
nissaient tous les intérêts ; enfin par une condescendance
paternelle à accorder au peuple une partie de ses deman-
des pour lui faire abandonner les autres , et cette maxime
constante de préférer la conservation de la république aux
prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistra-
ture que ce fût.
Dans la suite des temps , lorsque les plébéiens eurent
tellement abaissé les patriciens que cette distinction de
' Le peuple , qui aimait la gloire , composé de gens qui avaient passé
leur vie à la guerre , ue pouvait refuser ses suffrages à un grand homme
sous lequel il avait combattu. Il obtenait le droit d'élire des plébéiens , et
il élisait des patriciens. Il fut obligé de se lier les mains , en établissant
qu'il y aurait toujours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes
qui entrèrent dans les charges , y furent-elles ensuite continuellement
portées ; et quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de
néant comme Varron et Marius , ce fut une espèce de victoire qu'il rem-
porta sur lui-même.
^ Les patriciens , pour se défendre , avaient coutume de créer un dic-
tateur ; ce qui leur réussissait admirablement bien: mais les plébéiens,
ayant obtenu de pouvoir être élus consuls , purent aussi être élus dicta-
teurs; ce qui déconcerta les patriciens. Voyez dans Tite-Live, liv. VIII ,
comment Publias Philo les abaissa dans sa dictature : il lit trois lois qui
leur furent très-préjudiciables.
58 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
famille devint vaine ' , et que les unes et les autres furent
indifféremment élevées aux honneurs , il y eut de nou-
velles disputes entre le bas peuple , agité par ses tribuns ,
et les principales familles patriciennes ou plébéiennes ,
qu'on appela les nobles , et qui avaient pour elles le sé-
nat qui en était composé. Mais comme les mœurs ancien-
nes n'étaient plus , que des particidiers avaient des riches-
ses immenses , et qu'il est impossible que les richesses
ne donnent du pouvoir, les nobles résistèrent avec plus
de force que les patriciens n'avaient fait : ce qui fut cause de
la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travail-
lèrent sur leur plan'.
11 faut que je parle d'une magistrature qui contribua
beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut
celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peu-
ple; et de plus , comme la force de la république con-
sistait dans la discipline, l'austérité des mœurs et l'obser-
vation constante de certaines coutumes , ils corrigeaient
les abus que la loi n'avait pas prévus , ou que le magis-
trat ordinaire ne pouvait pas punir ^ Il y a de mauvais
exemples qui sont pires que les crimes; et plus d'États
ont péri parce qu'on a violé les mœurs que parce qu'on a
violé les lois. A Rome, tout ce qui pouvait introduire
des nouveautés dangereuses , changer le cœur ou l'esprit
du citoyen , et en empêcher, si j'ose me servir de ce terme ,
la perpétuité , les désordres domestiques ou publics, étaient
réformés par les censeurs : ils pouvaient chasser du sénat
• Les patriciens ne conservèrent que quelques sacerdoces , et le droit
de créer un magistrat qu'on appelait entre-roi.
' Comme Saturninus et Glaucias.
^ On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui, après la bataille de
Cannes , avaient été d'avis d'abandonner l'Italie ; ceux qui s'étaient ren-
dus à Annibal ; ceux qui , pin une mauvaise inlerprétation, lui avaient
manqué de parole.
CHAI'fTRL VIII 59
qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui
était entretenu par le public, mettre un citoyen dans une
autre tribu , et même parmi ceux qui payaient les charges
de la ville sans avoir part à ses privilèges '.
M. Livius nota le peuple même; et de trente-cinq tri-
bus il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n'avaient
point de part aux privilèges de la ville ^ « Car, disait-il,
« après m' avoir condamné, vous m'avez fait consul et cen-
« seur : il faut donc que vous ayez prévariqué une fois en
« m'infligeant une peine, ou deux fois eu me créant con-
« sul , et ensuite censeur. >
M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du sénat
par les censeurs , parce que pendant sa magistrature il
avait abrogé la loi qui bornait les dépenses des festins ^.
C'était une institution bien sage. Ils ne pouvaient ôter
a personne une magistrature , parce que cela aurait trou-
blé l'exercice de la puissance publique ^ ; mais ils faisaient
déchoir de l'ordre et du rang, et ils privaient pour ainsi dire
un citoyen de sa noblesse particulière.
Servius TuUius avait fait la fameuse division par cen-
turies que Tite-Live '" et Denys d'Halicarnasse^ nous ont
si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-
treize centuries en six classes, et mis tout le bas peuple
dans la dernière centurie , qui formait seule la sixième
classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple
du suffrage , non pas de di'oit, mais de fait. Dans la suite
on régla qu'excepté dans quelques cas particuliers on sui-
' Cda.s'appeïait œrarium aliquemfacere aut in cœrilum tabulas re-
ferre. On était mis hors de sa centurie , et on n'a\ait plus le droit de
suffrage.
^ TiTE-LiTE, liv. XXIX, eh. xxxvii-
^ Valére-Maxime, liv. II , eh. ix.
* La dignité de sénateur n'était pas une magistrature.
' Liv. I , ch. XLiii — ^ Liv. IV, art. 15 et suiv.
00 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
vrait dans les suffrages la division par tribus. Il y en avait
trente-cinq qui donnaient chacune leur voix , quatre de Iq
ville , et trente et une de la campagne. Les principaux ci'
toyens , tous laboureurs, entrèrent natiu'ellement dans
les tribus de la campagne; et celles de la ville reçu-
rent le bas peuple ' , qui , y étant enfermé , influait très-
peu dans les affaires ; et cela était regardé comme le salut
de la république. Et quand Fabius remit dans les quatre
tribus de la ville le menu peuple qu'Appius Claudius avait
répandu dans toutes, il en acquit le surnom de très-grand '.
Les censeurs jetaient les yeux tous les cinq ans sur la si-
tuation actuelle de la république, et distribuaient de ma-
nière le peuple dans ses diverses tribus , que les tribuns et
les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suf-
frages , et que le peuple même ne pût pas abuser de son
pouvoir ^.
' Appelé turha foreiisis.
2 Voyez Tite-J.ive, liv. IX, ch. xlvi.
^ [Les fondions des censeurs ne se bornaient pas à ceUe appréciation et à
cette distribution morale des individus qui composaient la république ;
ils en faisaient encore le dénombrement : et '< par là , dit Bossuet, Rome
savait tout ce qu'elle avait de citoyens capables de porter les armes, et
ce qu'elle pouvait espérer de la jeunesse qui s'élevait tous les jours. Ainsi
elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de
l'Afrique , que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger,
ou les secours étaient si tardifs , et à qui ses victoires mêmes , qui lui
coûtaient tant de sang, étaient fatales. C'est pourquoi, quelque perte qui
fût arrivée , le sénat, toujours instruit de ce qui lui restait de bons sol-
dats, n'avait qu'à temporiser, et ne se laissait jamais abattre. Quand
par la défaite de Cannes , et par les révoltes qui suivirent, il vil les for-
ces de la république tellement diminuées qu'à peine eùt-on pu se défen-
dre si les ennemis eussent pressé , 11 se soutint par courage ; et, sans se
troubler de ses pertes , il se mit à regarder les démarches du vainqueur.
Aussitôt qu'on eut aperçu qu'Annibal , au lieu de poursuivre sa victoire ,
ne songeait durant quelque temps qu'à en jouir, le sénat se rassura, et
vil bien qu'un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser
éblouir par ses grands succès , n'était pas né pour vaincre les Romains.
Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises; et Anni-
bal , tout habile, tout courageux, tout victorieux qu'il était , ne put
tenir contre elle. » ( Die. sur VHixi. univ., troisième partie, ch. ?l.)l
CHAPITRE IX. 61
Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que,
depuis sa naissance , sa constitution se trouva telle , soit
par l'esprit du peuple , la force du sénat , ou l'autorité de
certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put tou-
jours être corrigé.
Carthage périt , parce tjue , lorsqu'il fallut retrancher les
abus , elle ne put souffrir la main de son Annibal même.
Athènes tomba , parce que ses erreurs lui parurent si dou-
ces qu'elle ne voulut pas en guérir. Et parmi nous les ré-
publiques d'Italie, qui se vantent de la pei-petuité de leur
gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité
de leurs abus : aussi n'ont-elles pas plus de liberté que
Rome n'en eut du temps des décemvirs '.
Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce
qu'il y a un corps qui l'examine continuellement , et qui
s'examine continuellement lui-même ; et telles sont ses
erreurs qu'elles ne sont jamais longues , et que , par l'esprit
d'attention qu'elles donnent a la nation . elles sont souvent
utiles.
En un mot, un gouvernement libre, c'est-a-dire tou-
jours agité, ne saurait se maintenir s'il n'est, par ses
propres lois, capable de correction.
CHAPITRE IX.
Deiix causes de ia i>erte de Rome.
lorsque la domination de Rome était bornée dans T Italie,
la république pouvait facilement subsister. Tout soldatétait
également citoyen ; chaque consul levait une armée ; et
d'autres citoyens allaient à la guerre sous celui qni succé-
dait. Le nombre de troupes n'étant pas excessif, on avait
' >"i iiK'nie plus de puissance.
O. GUANDKIR 1:T DÉCADENCIi DF.S ROMAINS,
attention a ne recevoir dans la niiliee que des gens cpil
eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation
de la ville '. Enfin le sénat voyait de près la conduite des
généraux , et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur
devoir.
Mais lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer,
les gens de guerre, qu'on était obligé de laisser pendant
plusieurs campagnes dans les pays que l'on soumettait,
perdirent peu à peu l'esprit de citoyens ; et les généraux ,
qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent
leur force, et ne purent plus obéir.
Les soldats recommencèrent donc à ne reconnaître que
leur général , à fonder sur lui toutes leurs espérances , et à
voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de
la république, mais de Sylla, de Marins, de Pompée, de
César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tète
d'une armée dans une province était son général ou son
ennemi .
Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par
ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance
même , le sénat put aisément se défendre , parce qu'il agis-
sait constamment; au lieu que la populace passait sans
cesse de l'extrémité de la fougue à l'extrémité de la fai-
blesse. Mais quand le peuple put donner à ses favoris une
• Les affranchis et ceux qu'on appelait capitc censi , parce que , ayant
tres-peu (lel)ien , ils n'étaient taxés que pour leur léte, ne furent point
d'alwrd enrôlés dans la milice de terre , excepté dans les cas pressants.
Servius Tullius les avait mis dans la sixième classe, et on ne prenait
des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius , partant contre
Jugurtlia, enrôla indifféremment lout le monde. Milites scr ibère, dit
Sallu.sle, non more majnrum, neque classibtis, scd itti et/jusque libido
erat, nYi\[ecenso%pler(isqiit'. ( Ue Bello Jugurlh.) Remarquez que, dans
la division par tribus, ceux qui étaient dans les quatre IriLus de la \ille
étaienc a peu près les mêmes (|ue wiix (|ui , dans la division par centu-
ries , étaient dans la sixième cla£,se.
I
CHAPITRE IX. 63
formidable autorité au dehors, toute la sagesse du sénat
devint inutile , et la république fut perdue.
Ce qui fait que les États libres durent moins que les
autres , c'est que les malheurs et les succès qui leur arri-
vent leur font presque toujours perdre la liberté; au lieu
que les succès et les malheurs d'un État où le peuple est
soumis confirment également sa servitude. Une républi-
que sage ne doit rien hasarder qui l'expose à la bonne ou
à la mauvaise fortune : le seul bienauquel elle doit aspirer,
c'est à la perpétuité de sou Etat.
Si la grandeur de l'empire perdit la république , la gran-
deur de la ville ne la perdit pas moins.
Rome avait soumis tout l'univers avec le secours des
peuples d'Italie, auxquels elle avait donné en différents
temps divers privilèges'. La plupart de ces peuples ne
s'étaient pas d'abord fort souciés du droit de bourgeoisie
chez les Romains ; et quelques-uns aimèrent mieux garder
leurs usages ^ Mais lorsque ce droit fut celui de la souve-
raineté universelle , qu'on ne fut rien dans le monde si
l'on n'était citoyen romain , et qu'avec ce titre on était
tout , les peuples d'Italie résolurent de périr o\i d'être Ro-
mains : ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par
leurs prières, ils prirent la voie des armes ; ils se révoltè-
rent dans tout ce côté qui regarde la mer Ionienne ; les au-
tres alliés allaient les suivre^. Rome, obligée de combat-
tre contre ceux qui étaient pour ainsi dire les mains avec
' Jus Laiii ,jus italicum.
- Les Èques disaient dans leurs assemblées : « Ceux qui ont pu choisir
ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine , qui a été une peine
nécessaire pour ceux qui n'ont pu s'en défendre. » Tite-Live, liv. xi ,
chap. XLV.)
^ Les Asculans , les Marses , les Vestins , les Marrucins , les Férentans,
U'sHirpins, les Pompéians les Vénusiens , les Japyges , les Lucaniens ,
les Samnites, et autres. (ArriEN , de la Guerre civile , liv, 1, ch. xxxix.)
Ci GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMALNS,
lesquelles elle enchaînait l'univers, était perdue, elle allait
être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant dé-
siré aux alliés qui n'avaient pas encore cessé d'èti'e fidè-
les' ; et peu à peu elle l'accorda à tous.
Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple
n'avait eu qu'un même esprit , un même amour pour ,'a
liberté , une même haine pour la tyrannie ; où cette jalou-
sie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands,
toujours mêlée de respect , n'était qu'un amour de l'éga-
lité. Les peuples d'Italie étant devenus ses citoyens , cha-
que ville y apporta son génie , ses intérêts particuliers , et
sa dépendance de quelque grand protecteur ^ La ville dé-
chirée ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n'en
était citoyen que par une espèce de fiction , qu'on n'avait
plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes
dieux, les mêmes temples , les mêmes sépultures, on ne vit
plus Rome des mêmes yeux, on n'eut plus le même amour
pour la patrie , et les sentiments romains ne furent plus.
Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des na-
tions entières pour troubler les suffrages , ou se les faire
donner ; les assemblées furent de véritables conjui-ations ;
on appela comices une troupe de quelques séditieux; l'au-
torité du peuple , ses lois , lui-même , devinrent des choses
chimériques ; et l'anarchie fut telle , qu'on ne put plus sa-
voir si le peuple avait fait une ordonnance , ou s'il ne l'a-
vait point faite ^.
Onn'eutend parler, dans les auteurs, que des divisions
• Les Toscans , les Ombriens , les Latins, Cela porta quelques peuples
à se soumettre ; et comme on les lit aussi citoyens , d'autres posèrent en-
core les armes ; et enfin il ne resta que les Samnites , qui furent exter-
minés.
» Qu'on s'imagine cette tête monstrueuse des peuples d'Italie , qui,
par le suffrage de chaque homme , conduisait le reste du monde.
^ Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. IV , lett. xviii.
chapitrl: IX. co
qui perdirent Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions
y étaient nécessaires , qu elles y avaient toujours été, et
qu'elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la
grandeur de la république qui fit le mal , et qui changea
en guerres civiles les tumultes populaires.il fallait bien
qu'il y eût à Rome des divisions : et ces guerriers si fiers ,
Bi audacieux, si terribles au dehors , ne pouvaient pas être
bien modérés au dedans. Demander , dans un État libre ,
des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix ,
c'est vouloir des choses impossibles ; et , pour règle géné-
rale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranqinlle
dans un État qui se donne le nom de république , on peut
être assuré que la liberté n'y est pas.
Ce qu'on appelle union , dans un corps politique , est une
chose très-équivoque ; la vraie est une union d'harmonie,
qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles
nous paraissent , concourent au bien général de la société ,
comme des dissonances dans la musique concourent à l'ac-
cord total. Il peut y avoir de l'union dans un État où l'on
ne croit voir que du trouble, c'est-à-dire une harmonie
d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est
comme des parties de cet univers , éternellement liées par
l'action des unes et la réaction des autres.
Mais, dans l'accord du despotisme asiatique, c'est-à-
dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré, il y a
toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme de
guerre , le négociant, le magistrat, le noble , ne sont joints
que parce que les uns oppriment les autressans résistance ;
et si l'on y voit de l'union , ce ne sont pas des citoyens
qui sont unis , mais des corps morts ensevelis les ims au-
près des autres.
Il est vrai que les lois de Rome devim-ent impuissantes
6.
(,f. GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMArNS,
l)our gouverner la république ; mais c'est une chose qu'on
a vue toujours , que de bonnes lois , qui ont fait qu'une pe-
tite république devient grande , lui deviennent à cliarge
lorsqu'elle s'est agrandie : parce qu'elles étaient telles que
leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas
de le gouverner.
Il y a bien de la différence entre les lois bonues et les
lois convenables, celles qui fout qu'un peuple se rend maî-
tre des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lors-
qu'il l'a acquise.
11 y a à présent dans le monde une république que pres-
que personne ne connaît" , et qui , dans le secret et le si-
lence, augmente ses forces chaque jour. 11 est certain que,
si elle parvient jamais à l'état de grandeur où sa sagesse
la destine , elle changera nécessairement ses lois ; et ce ne
sera point l'ouvrage d'un législateur, mais celui de la cor-
ruption même.
Rome était faite pour s'agrandir, et ses lois étaient ad-
mirables pour cela. Aussi , dans quelque gouvernement
qu'elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l'aristocra-
tie, ou dans l'état populaire, elle n'a jamaiscessé de faire
des entreprises qui demandaient de la conduite , et y a
réussi. Elle ne s'est pas trouvée plus sage que tous les au-
tres Etats de la terre en un jour, mais continuellement ;
elle a soutenu une petite , une médiocre , une grande for-
tune, avec la même supériorité , et n'a point eu de pros-
pérités dont elle n'ait profité , ni de malheur dont elle ne
se soit servie.
Elle perdit sa liberté parce qu'elle acheva trop tôt son
ouvrage'.
' Le canton de Berne.
* \Oi\ pourrait ajouter .uix causes fie la ruine «le Rome beaucoup il'in-
CHAPITRE X. 67
CHAPITRE X.
De la corruption des Romains.
Je crois que la secte d'Épicure, qui s'introduisît à Rome
sur la Cm de la république, contribua beaucoup à gâter le
cœur et l'esprit des Romains '. Les Grecs en avaient été
infatués avant eux : aussi avaient-ils été plus tôt corrom-
pus. Polybe nous dit que , de son temps , les serments ne
pouvaient donner de la confiance pour un Grec, au lieu
qu'un Romain en était pour ainsi dire enchaîné '.
cidiTits particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont
excité de grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de
gladiateurs et d'esclaves dont Rome et l'Italie étaient surchargées a
causé d'effroyables violences , et même des guerres sanglantes. Rome ,
épuisée partant de guerres civiles et étrangères , se lit tant de nouveaux
citoyens, ou par brigue , ou par raison , qu'à peine pouvait-elle se re-
connaître elle-même parmi tant d'étrangers qu'elle avait naturalisés. Le
sénat se remplissait de barbares ; le sang romain se mêlait; l'amonr de
la patrie , par lequel Rome s'était élevée au-dessus'de tous les peuples du
monde , n'était pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres
se gâtaient par le mélange. Les partialités se multipliaient avec ceUe
prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbu-
lents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d'entreprendre.
Cependant le nombre des pauvres s'augmentait sans lin par le luxe,
par les débauches , et par la fainéantise qui s'introduisait. Ceux qui se
voyaient ruinés n'avaient de ressource que dans les séditions , et en tout
cas se souciaient peu que tout périt avec eux : les grands ambitieux et les
misérables qui n'ont rien à perdre aiment toujours le changement. Ces
deux genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l'état mitoyen , qui
seul tient tout en balance dans les États populaires , étant le plus faible ,
il fallait qiie la république tombât. (Bossuet, Disc, sur l'IIist. univ.,
I roisiéme partie , ch. vu.)
' Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita
que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pa-
reille secte. ( Plutarque , Fie de Pyrrhus.)
2'< Si vous prêtez aux Crées un talent, avec dix promesses, dix cautions,
n atilant de témoins, il est impossible qu'ils gardent leur foi; mais, parmi
" les Romains, soit qu'on doive rendre compte des deniers publics ou
n (le ceux des particuliers , on est lidéle , à cause du serment que l'on a
« fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers ; et c'est sans rai-
'< son qu'on la combat aujourd'hui. » 'Polybe, liv. VI.)
68 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
11 y a un fait, dans les lettres de Cicéron à Atticus ' ,
qui nous montre combien les Romains avaient changé a
cet égard depuis le temps de Polybe.
« Memmius , dit-il , vient de communiquer au sénat
« l'accord que son compétiteur et lui avaient fait avec les
• consuls , par lequel ceux-ci s'étaient engagés de les fa-
« voriser dans la poursuite du coiisulat pour l'année sui-
« vante ; et eux , de leur côté , s'obligeaient de payer aux
« consuls quatre cent mille sesterces, s'ils ne leur four-
« uissaient trois augures qui déclareraient qu'ils étaient
« présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate ' ,
« quoiqu'il n'en eût point fait, et deux consulaires qui
« affirmeraient qu'ils avaient assisté à la signature du sé-
" natus-consulte qui réglait l'état de leurs provinces ,
" quoiqu'il n'y en eût point eu. » Que de malhonnêtes
gens dans un seul contrat !
Outi'c que la religion est toujours le meilleur garant que
l'on puisse avoir des mœurs des hommes , il y avait ceci
de particulier chez les Romains , qu'ils mêlaient quelque
sentiment religieux a l'amour qu'ils avaient pour leur pa-
trie. Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices; ce
Romulus , leui' roi et leur dieu ; ce Capitole , éternel comme
la ville ; et la ville , éternelle comme son fondateur,
avaient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impres-
sion qu'il eût été à souhaiter qu'ils eussent conservée.
La grandeur de l'État fit la grandeur des fortunes pai'-
ticulières. Mais comme l'opulence est dans les mœurs , et
non pas dans les richesses , celles des Romains , qui ne
' Livre IV , lettre xviii.
* La loi curiate donnait la puissance militaire, et le sctmtus-consiille
réglait les troupes, l'ar^çenl, les ofticiers, que devait avoir k- gouver-
neur : or, les consuls, pour que tout cela fut fait à leur fantaisie, vou-
laient fabriquer une fausse loi et un faux sénat us-consuUe.
CHAPITRE X. m
laissaient pas d'avoir des bornes , produisirent un luxe et
des profusions qui n'en avaient point ' . Ceux qui avaient
d'abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite
par leur pauvreté. Avec des biens au-dessus d'une con-
dition privée , il fut difficile d'être un bon citoyen ; avec les
désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut
prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste % on vit
une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patri-
moine , ni souffrir que d'autres en eussent.
Cependant, quelle que fut la corruption de Rome , tous
les malheurs ne s'y étaient pas introduits ; car la force
de son institution avait été telle qu'elle avait conservé
une valeur héroïque , et toute son application à la guerre,
au milieu des richesses , de la mollesse et de la volupté ; ce
qui n'est, je crois , arrivé à aucune nation du monde.
Les citoyens romains regardaient le commerce ^ et les
arts comme des occupations d'esclaves ^ : ils ne les exer-
çaient point. S'il y eut quelques exceptions , ce ne fut que
de la part de quelques affranchis qui continuaient leur
première industrie ; mais en général ils ne connaissaient
que l'art de la guerre , qui était la seule voie pour aller aux
magistratures et aux honneurs ^. Ainsi les vertus guerriè-
res restèrent , après qu'on eut perdu toutes les autres.
' La maison que Cornélie avait achetée soixante et quinze mille draclv
mes, Lucullus l'acheta, peu de temps après, deux millions cinq cent
mille. (Plutarque, Fie de Marins.)
2 m merito dicatur genitos esse, qui nec ipsi hahere passent resfami-
liares, nec alios pati. (Fragment de VHistoire de Salluste, tiré du livre
de la Cité de Dieu, liv. II, chap. xviii.)
3 Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens lihres, l'a-
griculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenaient
une maison à louage , les cabaretiers , n'étaient pas du nombre des ci-
toyens. (DÊNVS d'Halicarnasse , liv. II; idem, liv. IX.)
* Cicéron en donne les raisons dans ses Offices, liv. III.
» Il fallait avoir servi dix années , entre l'âge de seize ans et celui (Iq
quaraute-sept. Voyez Poiybe, liv. VI.
GRANDI' LR ET DÉCADKNCE DES ROMAINS,
CflAPlTRi: \I.
De Sylla. — De Pompée et César.
Je supplie qu'on me permette de détourner les yeu\
des horreurs des guerres de Marius et de Sylla : on eu
trouvera dans Appieu l'épouvantable histoire. Outre la
jalousie , l'ambition et la cruauté des deux chefs , chaque
Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les an-
ciens ne se regardaient plus comme les membres d'une i
même république ' , et l'on se faisait une guerre qui , par
un caractère particulier, était en même temps civile et
étrangère.
Sylla fit des lois très-propres à ôter la cause des désor-
dres que l'ou avait vus : elles augmentaient l'autorité du
sénat , tempéraient le pouvoir du peuple , réglaient celui
des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature
sembla rendre la vie à la république; mais, dans la fureur
de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome
dans l'impossibilité de conserver sa liberté.
Il ruina , dans son expédition d'Asie , toute la discipline
militaire; il accoutuma son armée aux rapines % et lui
donna des besoins qu'elle n'avait jamais eus ; il corrompit
une fois des soldats , qui devaient dans la suite corrompre
les capitaines.
" Comme Marius, pour se faire donner la commission de la guerre
contre Mithridate, au préjudice de Sylla, avait par le secours du tribun
Sulpilius, répandu les huit nouvelles trihus des peuples d'Italie dans les
anciennes , ce qui rendait les Italiens maitres des suffrages , ils étaient
la plupart du parti de Marius , pendant que le sénat et les anciens ci-
toyens étaient du parti de Sylla.
' Voj'ez, dans la Conjuration de CntiUna , le portrait que Salluste
nous fait de; cette armof .
I
I
CIlAI'ITP.r, XI. 71
Il entra dans Rome à main armée , et enseigna aux jié-
néraux ronmins à violer l'asile de la liberté ' .
Il donna les terres des citoyens aux soldats % et il les
rendit avides pour jamais ^; car, dès ce moment, il n'y
eut plus un homme de guerre qui n'attendît une occasion
qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.
Il inventa les proscriptions, et mit à prix la tète de
ceux qui n'étaient pas de son parti. Dès lors il futimpossible
de s'attacher davantage à la république ; car, parmi deux
hommes ambitieux , et qui se disputaient la victoire , ceux
qui étaient neutres, et pour le parti de la liberté, étaient
sûrs d'être proscrits par celui des deux qui serait vain-
queur. Il était donc de la prudence de s'attacher à l'un des
deux.
Il vint après lui , dit Cicéron ^, un homme qui, dans
une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne
conlisqua pas seulement les biens des particuliers , mais
enveloppa dans la même calamité des provinces entières.
Sylla , quittant la dictature , avait semblé ne vouloir
vivre que sous la protection de ses lois mêmes ; mais cette
action, qui marqua tant de modération, était elle-même
une suite de ses violences. Il avait donné des établisse-
ments à quarante-sept légions dans divers endroits de l'I-
talie. Ces gens-là, dit Appien , regardant leur fortune
' Fugatis Marii copiis, primus in-bcm Romam ciim urinif: ingri'ssns
est. (Fragment de Jean d'Antioche, dans VExtrail des vertus et des
vices.)
" On distribua bien au commencement une partie des terres des enne-
mis vaincus; mais Sylla donnait les terres des citoyens.
' [Les confiscations, même en enrichissant des complices , n'en font
que des mécontents et des insérais. Les troubles et le désordre de l'Élai
commencent à leur p.iraitre insupportables dès qu'ils commencent à y
posséder quelque chose; et l'autorité qu'on ne leur accorde pas tout en-
tière, ils la regardeiit comme usurpée par les autres. ( L'avocat général
Servan.)]
* Oiyires. liv II, eh. vui.
7"! GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS ,
comme attachée à sa vie , veillaient à sa sûreté, et étaient
toujours prêts à le secourir ou à le venger '.
La république devant nécessairement périr, il n'était
plus question que de savoir comment et par qui elle de-
vait être abattue.
Deux hommes également ambitieux, excepté que l'un
ne savait pas aller à son but si directement que l'autre,
effacèrent par leur crédit , par leurs exploits , par leurs
vertus , tous les autres citoyens. Pompée parut le pre-.
mier; César le suivit de près.
Pompée , pour s'attirer la faveur, fit casser les lois de
Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple ; et quand il eut
fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires
de sa patrie , il obtint tout ce qu'il voulut , et la témérité
du peuple fut sans bornes à son égard ,
Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance
publique eu un grand nombre de magistratures qui se
soutenaient, s'arrêtaient, et se tempéraient l'une l'autre ;
et comme elles n'avaient toutes qu'un pouvoir borné,
chaque citoyen était bon pour y parvenir ; et le peuple ,
voyant passer devant lui plusieurs personnages l'un après
l'autre, ne s'accoutumait à aucun d'eux. Mais dans ce
temps-ci le système de la république changea : les plus
puissants se firent donner par le peuple des commissions
extraordinaires , ce qui anéantit l'autorité du peuple et des
magistrats, et mit toutes les grandes affaires dans les
mains d'un seul ou de peu de gens '.
Fallut-il faire la guerre à Sertoriu», on en donna la com-
mission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate, tout le
monde cria : Pompée! Eut-on besoin de faire venir des bljés
' On peut voir ce qui arriva après la mort de César.
' Plehis opes ivimilntœ , fjavciirum, potentia crevit. (Sallcste, de
Conjuratio'iv Catil.)
CHAPITRE XI. 73
à Rome, le peuple croit être perdu, si on n'eu charge
Pompée. Veut-on détruire les pirates , il n'y a que Pom-
pée. Et lorsque César menace d'envahir, le sénat crie a
senteur, et n'espère plus qu'en Pompée,
« Je crois bien , disait Marcus ■ au peuple , que Pom-
« pée, qne les nobles attendent, aimera mieux assurer
« votre liberté que leur domination ; mais il y a eu un
« temps ou chacun de vous avait la protection de plu-
« sieurs, et non pas tous la protection d'un seul, et ou il
« était inouï qu'un mortel pût donner ou ôter de pareilles
« choses. "
A Rome, faite pour s'agrandir, il avait fallu réunir dans
les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui,
dans des temps de trouble, pouvait fixer l'admiration du
peuple sur un seul citoyen.
Quand on accorde des honneurs, on sait précisément ct
que l'on donne ; mais , quand on y joint le pouvoir, on ne
peut dire à quel point il pourra être porté.
Des préférences excessives données à un citoyen dans
une république ont toujours des effets nécessaires : elles
fout naître l'envie du peuple, ou elles augmentent sans
mesure son amour.
Deux fois Pompée , retournant à Rome maître d'oppri-
mer la république , eut la modération de congédier ses
armées avant que d'y entrer, et d'y paraître en simple ci-
toyen. Ces actions , qui le comblèrent de gloire , firent que,
dans la suite, quelque chose qu'il eut fait au préjudice
des lois, le sénat se déclara toujours pour lui.
Pompée avait une ambition plus lente et plus douce
que celle de César. Celui-ci voulait aller à la souveraine
puissance les armes à la main , comme Sylla , cette façon
' Fragment de V Histoire de Sallusle.
M0NTE.S<1HEC. "'
74 CRANDKUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
•d'opprimer ne plaisait point à Pompée : il aspirait à la
dictature , mais par les suffrages du peuple ; il ne pouvait
consentir à usurper la puissance ; mais il aurait voulu
qu'on la lui remît entre les mains
Comme la faveur du peuple n'est jamais constante, il
y eut des temps où Pompée vit diminuer son crédit ' ; et ,
ce qui le toucha bien sensiblement, des gens qu'il mé-
prisait augmentèrent le leur, et s'en servirent contre lui.
Cela lui fit faire trois choses également funestes : il cor-
rompit le peuple à force d'argent, et mit dans les élections
un prix aux suffrages de chaque citoyen.
De plus , il se servit de la plus vile populace pour trou-
bler les magistrats dans leurs fonctions , espérant que les
gens sages , lassés de vivre dans l'anarchie , le créeraient
dictateur par désespoir.
Enfin il s'unit d'intérêts avec César et Crassus. Caton
disait que ce n'était pas leur inimitié qui avait perdu
la république, mais leur union. En effet, Rome était en
ce malheureux état qu'elle était moins accablée par les
guerres civiles que par la paix , qui , réunissant les vues
2t les intérêts des principaux , ne faisait plus qu'une ty-
rannie.
Pompée ne prêta pas proprement sou crédit à César,
jiiais, sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César em-
ploya contre lui les forces qu'il lui avait doimées, et ses
artifices mêmes ; il troubla la ville par ses émissaires, et
se rendit maître des élections : consuls, préteurs, tribuns,
furent achetés au prix qu'ils mirent eux-mêmes.
Le sénat , qui vit clairement les desseins de César, eut
recours à Pompée ; il le pria de prendre la défense de la
république, si l'on pouvait appeler de ce nom un gou-
" Voyez Plutnr(|iir, fie '!<■ Pompée.
CHAPlïHi: XI. 75
\ ornement qui demandait la protection d'un de ses ci-
toyens.
Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte
qu'il eut de penser qu'en élevant César comme il avait fait ,
il eût manqué de prévoyance. Il s'accoutuma le plus tard
qu'il put à cette idée , il ne se mettait point en défense,
pour ne point avouer qu'il se fût mis en danger ; il soute-
nait au sénat que César n'oserait faire la guerre ; et parce
qu'il l'avait dit tant de fois , il le redisait toujours.
Il semble qu'une chose avait mis César en état de tout
entreprendre : c'est que, par une malheureuse confor-
mité de noms, on avait joint à son gouvernement de la
Gaule cisalpine celui de la Gaule d'au delà les Alpes.
La politique n'avait point permis qu'il y eût des armées
auprès de Rome; mais elle n'avait pas souffert non plus
qv.e l'Italie fût entièrement dégarnie de troupes : cela fit
qu'on tint des forces considérables dans la Gaule cisalpine ,
c'est-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon , petit
fleuve de la Romagne, jusqu'aux Alpes. Mais, pour as-
surer la ville de Rome contre ces troupes , on fit le célèbre
sénatus-consulte que l'on voit encore gravé sur le che-
min de Rimini à Césène , par lequel on dévouait aux dieux
infernaux , et l'on déclarait sacrilège et parricide, quicon-
que, avec une légion, avec une armée, ou avec une co-
horte, passerait le Rubicon.
A un gouvernement si important qui tenait la ville en
échec, on en joignit un autre plus considérable encore :
c'était celui de la Gaule transalpine , qui comprenait les
pays du midi de la France , qui , ayant donné à César
l'occasion de faire la guerre pendant plusieurs années à
tous les peuples qu'il voulut , fit que ses soldats vieilli-
rent avec lui , et qu'il ne les conquit pas moins que les
76 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMALNS,
barbares. Si César n'avait point eu le gouvernement de la
Gaule transalpine, il n'aurait point corrompu ses soldats,
ni fait respecter sou nom par tant de victoires. S'il n'a-
vait pas eu celui de la Gaule cisalpine, Pompée aurait
pu l'arrêter au passage des Alpes ; au lieu que , dès le
commencement de la guerre, il fut obligé d'abandonner
l'Italie : ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui
dans les guerres civiles est la puissance même.
La même frayeur qu'Annibal porta dans Rome après
la bataille de Cannes , César l'y répandit lorsqu'il passa
le Rubicon. Pompée , éperdu , ne vit , dans les premiers
moments de la guerre , de parti à prendre que celui qui
reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et
que fuir; il sortit de Rome, y laissa le trésor public; il
ne put nulle part retarder le vainqueur; il abandonna
une partie de ses troupes, toute l'Italie, et passa la mer.
On parle beaucoup de la fortune de César ; mais cet
homme extraordinaire avait tant de grandes qualités
sans pas un défaut , quoiqu'il eût bien des vices, qu'il
eût été bien difficile que , quelque armée qu'il eût com-
mandée, il n'eût été vainqueur, et qu'en quelque répu-
blique qu'il fût né, il ne l'eût gouvernée.
César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en
Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée,
qui avait la côte de la mer et des forces supérieures,
était sur le point de voir l'armée de César détruite par la
misère et la faim ; mais comme il avait souverainement
le faible de vouloir être approuvé , il ne pouvait s'empê-
cher de prêter l'oreille aux vains discours de ses gens ,
qui le raillaient ou l'accusaient sans cesse '. Il veut, di-
sait l'un, se perpétuer dans le commandement, et être,
' Voyez Plutarque , Fie de Pompée.
CHAPITRE X[. 77
comme Agamemnon , le roi des rois. Je vous avertis, di-
sait un autre, que nous ne mangerons pas encore cette
année des figues de Tusculura. Quelques succès particu-
liers qu'il eut achevèrent de tourner la tète à cette troupe
sénatoriale. Ainsi, pour n'être pas blâmé, il fit une chose
que la postérité blâmera toujours, de sacrifier tant d'a-
vantages pour aller, avec des troupes nouvelles , combat-
tre une armée qui avait vaincu tant de fois '.
Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afri-
que, Scipion, qui les commandait, ne voulut jamais
suivre l'avis de Catou , de traîner la guerre en longueur :
enOé de quelques avantages , il risqua tout , et perdit tout ;
et lorsque Brutus et Cassius rétablirent ce parti, la même
précipitation perdit la république une troisième fois.
Vous remarquerez que , dans ces guerres civiles , qui
durèrent si longtemps , la puissance de Rome s'accrut sans
cesse au dehors. Sous Marins , Sylla, Pompée, César, An-
toine, Auguste, Rome, toujours plus terrible, acheva de
détruire tous les rois qui restaient encore.
Il n'y a point d'État qui menace si fort les autres d'une
conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre
civile. Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, labou-
reur, y devient soldat ; et lorsque par la paix les forces
sont réunies , cet État a de grands avantages sur les au-
tres , qui n'ont guère que des citoyens. D'ailleurs , dans les
guerres civiles , il se forme souvent de grands hommes ,
parce que dans la confusion ceux qui ont du mérite se
font jour, chacun se place et se met à son rang; au lieu
que dans les autres temps on est placé , et on l'est souvent
« Cela est bien expliqué dans Appien, delà Guerre civile, liv. IV,
ch. cviii et suiv. L'armée d'Octave et d'Antoine cuirait péri de faim , si
l'on n'avait pas donné la bataille.
7.
78 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
tout de travers. Et, pour passer de l'exemple des Romains
à d'autres plus récents, les Français n'ont jamais été si
redoutables au dehors qu'après les querelles des maisons
de Bourgogne et d'Orléans , après les troubles de la Ligue ,
après les guerres civiles de la minorité de Louis XIII et
de celle de Louis XIV. L'Angleterre n'a jamais été si
respectée que sous Gromwell , après les guerres du long-
parlement. Les Allemands n'ont pris la supériorité sur les
Turcs qu'après les guerres civiles d'Allemagne. Les Es-
pagnols , sous Philippe V, d'abord après les guerres ci-
viles pour la succession, ont montré en Sicile une force
qui a étoiuié l'Europe; et nous voyons aujourd'hui la
Perse renaître des cendres de la guerre civile , et humilier
les Turcs.
Enfin la république fut opprimée , et il n'en faut pas
accuser l'ambition de quelques particuliers , il en faut
accuser l'homme , toujours plus avide du pouvoir à me-
sure qu'il en a davantage , et qui ne désire tout que parce
qu'il possède beaucoup.
Si César et Pompée avaient pensé comme Caton , d'au-
tres auraient pensé comme firent César et Pompée; et la
république, destinée à périr, aurait été entraînée au préci-
pice par une autre main.
César pardonna à tout le monde ; mais il me semble que
la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé
ne mérite pas de grandes louanges.
Quoi que l'on ait dit de sa diligence après Pharsale,
Cicéron l'accuse de lenteur avec raison. Il dit à Cassius
qu'ils n'auraient jamais cru que le parti de Pompée se fût
ainsi relevé en Espagne et en Afrique , et que , s'ils avaient \
pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre d'Alexandrie,
ils n'auraient pas fait leur paix, et qu'ils se seraient re-
CllAriTI'.E XI. 79
tirés avec Scipiou et Caton en Afiique'. Ainsi un fol
amour lui fit essuyer quatre guerres ; et, en ne prévenant
pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait
été décidé à Pharsale.
César gouverna d'abord sous des titres de magistra-
ture, car les hommes ne sont guère touchés que des noms.
Et comme les peuples d'Asie abhorraient ceux de consul
et de proconsul , les peuples d'Europe détestaient celui de
roi : de sorte que, dans ces temps-là , ces noms faisaient
le bonheur ou le désespoir de la terre. César ne laissa pas
de tenter de se faire mettre le diadème sur la tète ; mais
voyant que le peuple cessait ses acclamations, il le rejeta.
Il fit encore d'autres tentatives ' ; et je ne puis comprendre
qu'il pût croire que les Romains , pour le souffrir tyran ,
aimassent pour cela la tyramiie , ou crussent avoir fait ce
qu'ils avaient fait.
Un jour que le sénat lui déférait de certains honneurs ,
il négligea de se lever; et pour lors les plus graves de ce
corps achevèrent de perdre patience.
On n'offense jamais plus les hommes que lorsqu'on
choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les
opprimer, c'est quelquefois une preuve de l'estime que vous
en faites; choquez leurs coutumes, c'est toujours une
marque de mépris.
César, de tout temps ennemi du sénat, ne put cacber le
mépris qu'il conçut pour ce corps, qui était devenu pres-
que ridicule depuis qu'il n'avait plus de puissance : par là
sa clémence même fut insultante. On regarda qu'il ne par-
donnait pas, mais qu'il dédaignait de punir.
Il porta le mépris jusqu'à faire lui-même les sénatus-
' Lettres familières, liv. \V.
^ Il cassa les tribuns du peuple. 9^-
80 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
cousultes; il les souscrivait du nom des premiers sénateurs
qui lui venaient dans l'esprit. « J'apprends quelquefois,
« dit Cicérou ', qu'un séuatus-consulte passé à mon avis
« a été porté en Syrie et en Arménie , avant que j'aie su
« qu'il ait été fait ; et plusieurs princes m'ont écrit des let-
« très de remercîments sur ce que j'avais été d'avis qu'on
« leur donnât le titre de rois, que non-seulement je ne sa-
« vais pas être rois , mais même qu'ils fussent au monde. »
Ou peut voir dans les lettres de quelques grands hom-
mes de ce temps-là % qu'on a mises sous le nom de Cicé-
rou, parce que la plupart sont de lui, l'abattement et le
désespoir des premiers hommes de la république à cette
révolution subite qui les priva de leurs honneurs et de
leurs occupations mêmes, lorsque le sénat étant sans
fonction , ce crédit , qu'ils avaient eu par toute la terre ,
ils ne purent plus l'espérer que dans le cabinetd'un seul;
et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les
discours des historiens. Elles sont le chef-d'œuvre de la
naïveté des gens \mis par une douleur commune , et d'un
siècle où la fausse politesse n'avait pas mis le mensonge
partout ; enfin on n'y voit point , comme dans la plupart de
nos lettres modernes , des gens qui veulent se tromper,
mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.
Il était bien difficile que César pût défendre sa vie : la
plupart des conjurés étaient de son parti , ou avaient été
par lui comblés de bienfaits^, et la raison en est bien na-
turelle. Ils avaient trouvé de grands avantages dans sa vic-
toire; mais , plus leur fortune devenait meilleure, plus ils
• Lettres familières , liv. IX-
* Voyez les Lettres de Cicéron et de Servius Sulpilius.
' Décimus Brulus , Caïus Casca, Trébooius, Tullius Cimber, Minu-
Uus Basilius, ctaieut amis de César. (Appien, de Bello civili, lib. n,
ch. cxiii.
CHAPITRE XI. 81
commençaient à avoir part au malheur commun ' j car, à
homme qui n'a rien, il importe assez peu, à certains égards ,
en quel gouvernement il vive.
De plus, il y avait un certain droit des gens, une opi-
nion établie dans toutes les républiques de Grèce et d'Ita-
lie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l'as-
sassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance.
A Rome surtout , depuis l'expulsion des rois , la loi était
précise , les exemples reçus : la république armait le bras
de chaque citoyen , le faisait magistrat pour le moment ,
et l'avouait pour sa défense.
Brutus ose bien dire à ses amis que , quand son père re-
viendrait sur la terre , il le tuerait tout de même ^ ; et
quoique , par la continuation de la tyrannie , cet esprit de
liberté se perdît peu à peu , les conjurations , au commen-
cement du règne d'Auguste, renaissaient toujours.
C'était un amour dominant pour la patrie qui , sortant
des règles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutait
que lui seul , et ne voyait ni citoyen , ni ami , ni bienfai-
teur, ni père : la vertu semblait s'oublier pour se surpasser
elle-même ; etl'actiou qu'on ne pouvait d'abord approuver,
parce qu'elle était atroce , elle la faisait admirer comme
divine.
En effet, le crime de César, qui vivait dans un gou-
vernement libre, n'était-il pas hors d'état d'être puni au-
trement que par un assassinat ? Et demander pourquoi on
ne l'avait pas poursuivi par la force ouverte ou par les
lois , n'était-ce pas demander raison de ses crimes ?
' Je ne parle pas des satellites d'un lyran, qui seraient perdus après
hii , mais de ses compagnons , dans un gouvernement libre.
- Lettre de Brutus /dans le recueil de celles da Cicéron.
8?. GRANDEUR liï DÉDADENCE DES ROMAINS,
CHAPITRE XII.
De l'état de Rome après la mort de César.
Il était tellement impossible que la république pût so
rétablir, qu'il arriva ce qu'où n'avait jamais encore vu ,
qu'il n'y eut plus de tyran, et qu'il n'y eut pas de liberté;
car les causes qui l'avaient détruite subsistaient toujours.
Les conjurés n'avaient formé de plan que pour la con-
juration , et n'en avaient point fait pour la soutenir.
Après l'action faite, ils se retirèrent au Capitole : le sénat
nes'assembla pas; et le lendemain, Lépidus, qui cherchait
le trouble, se saisit, avec des gens armés, de la place ro-
maine.
Les soldats vétérans , qui craiguaient qu'on ne répétât
les dons inimenses qu'ils avaient reçus , entrèrent dans
Rome : cela fit que le sénat approuva tous les actes de Cé-
sar, et que , conciliant les extrêmes , il accoi'da luie amnis-
tie aux conjurés; ce qui produisit une fausse paix.
César, avant sa mort , se préparant à son expédition con-
tre lesParthes, avait nounnédes magistrats pour plusieurs
années , afin qu'il eût des gens à lui qui maintinssent dans
son absence la tranquillité de son gouvernement : ainsi ,
après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressour-
ces pour longtemps.
Comme le sénat avait approuvé tous les actes de César
sans restriction, et que l'exécution en fut donnée aux
consuls , Antoine, qui l'était, se saisit du livre des raisons
de César, gagna son secrétaire, et y fit écrire tout ce qu'il
voulut : de manière que le dictateur régnait plus impérieu-
sement que pendant sa vie ; car ce qu'il n'aurait jamais
fait, Antoine le faisait ; l'argent qu'il n'aïuait jamais donné,
CHAPITRE XII. 83
Aiitoiue le dounait ; et tout homme qui avait de mauvaises
iutentious contre la république trouvait soudain une ré-
compense dans les livres de César.
Par un nouveau malheur, César avait amassé pour son
expédition des sommes immenses, qu'il avait mises dans
le temple d'Ops : Antoine, avec son livre , en disposa à sa
fairtaisie.
Les conjurés avaient d'abord résolu de jeter le corps de
César dans le Tibre ' : ils n'y auraient trouvé nul obsta-
cle ; car, daus ces moments d'etonnement qui suivent une
action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on peut oser.
Cela ne fut point exécuté ; et voici ce qui en arriva :
I^ sénat se cnit obligé de permettre qu'on fit les obsè-
ques de César; et effectivement , dès qu'il ne l'avait pas
déclaré tyran, il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or,
c'était une coutume des Romains , si vantée par Polybe ,
de porter daus les funérailles les images des ancêtres , et
défaire ensuite l'oraison funèbre du défunt. Antoine, qui
la fit , montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui
lut sou testament, où il lui faisait de grandes largesses, et
l'agita au point qu'il mit le feu aux maisons des conjurés.
Nous avons un aveu de Cicéron, qui gouverna le sénat
dans toute cette affaire % qu'il aurait mieux valu agir avec
rigueur, et s'exposer à périr, et que même on n'aurait
point péri ; mais il se disculpe sur ce que, quand le sénat
fut assemblé , il n'était plus temps. Et ceux qui savent
le prix d'un moment , dans des affaires ou le peuple a tant
de part, n'en seront pas étonnés.
Voici un autre accident : pendant qu'on faisait des jeux
' Cela n'aurait pas été sans exemple : après que Tibérius Gracchus
eut été tué, Lucrélius, édile, qui fut depuis appelé Vespillo, jeta son
corps dans le Tibre. (AiRÉLiis Victor, r/<- Fir. illust., ch. lxiv.>
• Ltllres à ■/tticiis, liv. XIV, IcU. \.
84 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
eu l'honneur de César, une comète à longue chevelure pa-
rut pendant sept Jours : le peuple crut que son âme avait
été reçue dans le ciel.
C'était bien une coutume des peuples de Grèce et d'Asie
de bâtir des temples aux rois , et même aux proconsuls
qui les avaient gouvernés ' : ou leur laissait faire ces cho-
ses comme le témoignage le plus fort qu'ils pussent donner
de leur servitude ; les Romains mêmes pouvaient , dans
des laraires , ou des temples particuliers , rendre des hon-
neurs divins à leurs ancêtres ; mais je ne vois pas que , de-
puis Romulus jusqu'à César, aucun Romain ait été mis au
nombre des divinités publiques * .
Le gouvernement de la Macédoine était échu à Antoine ;
il voulut, au lieu de celui-là, avoir cehii des Gaules : on
voit bien par quel motif. Décimus Rrutus , qui avait la
Gaule cisalpine , ayaut refusé de la lui remettre, il voidut
l'en chasser ; cela produisit une guerre civile, dans laquelle
le sénat déclara Antoine ennemi de la patrie.
Cicérou , pour perdre Antoine , son ennemi particulier,
avait pris le mauvais parti de travailler à l'élévation d'Oc-
tave; et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple Cé-
sar, il le lui avait remis devant les yeux.
Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile : il
le flatta, le loua, le consulta, et employa tous ces artifices
dout la vanité ne se défie jamais.
Ce qui gâte presque toutes les affaires, c'est qu'ordi-
nairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite
principale, cherchent eucore de certains petits succès
' Voyez là-dessus les Lettres de Cicéron à Alticus, liv. V, et la re-
marque de M. ral)bé de Mongault.
^ Dion dit que les triumvirs , qui espéraient tous d'avoir quelque jour
la place de César, tirent tout ce qu'ils purent pour augmenter les bon-
ueurs qu'on lui rendait, liv. XLVII.
CFIAPITRE XII. 85
particuliers tfui flattent leur amour-propre , et les rendent
contents d'eux.
Je crois que si Caton s'était réservé pour la république ,
il aurait donné aux choses tout un autre tour. Cicéron ,
avec des parties admirables pour un second rôle , était in-
capable du premier : il avait un beau génie, mais une âme
souvent commune. L'accessoire, chez Cicéron, c'était la
vertu ; chez Caton , c'était la gloire ' ; Cicéron se voyait
toujours le premier; Caton s'oubliait toujours : celui-ci
voulait sauver la république pour elle-même ; celui-là ,
pour s'en vanter.
Je pourrais continuer le parallèle en disant que , quand
Caton prévoyait , Cicéron craignait ; que là où Caton es-
pérait, Cicéron seconfiait: que le premier voyait toujours
les choses de sang-froid ; l'autre , au travers de cent petites
passions.
Antoine fut défait à Modène : les deux consuls Hirtius
et Pansa y périrent. Le sénat, qui se crut au-dessus de ses
affaires, songea à abaisser Octave, qui de son côté cessa
d'agir contre Antoine , mena son armée à Rome , et se fit
déclarer consul.
Voilà comment Cicéron , qui se vantait que sa robe avait
détruit les armées d'Antoine , donna à la république un en-
nemi plus dangereux, parce que son nom était plus cher,
et ses droits , en apparence , plus légitimes ^
Antoine, défait, s'était réfugié dans la Gaule transal-
pine, où il avait été reçu par Lépidus. Ces deux hommes
s'unirent avec Octave, et ils se donnèrent l'un à l'autre la
• Esse quam videri bonus malehal; itaque, quo minus gloriam pe-
Icbat, eomagis illamasscquebatnr. {SkLhV,s,r. de Bello Catil., ch. i.iv.)
'' Il était héritier fie César, et son liis par adoption.
H
80 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
viede leurs amis et de leurs ennemis ' . Lépide resta à Rome:
les deux autres allèrent chercher Brutus et Cassius , et ils
les trouvèrent dans ces lieux où l'on combattit trois fois
pour l'empire du monde.
Brutus et Cassius se tuèrent avec une précipitation qui
n'est pas excusable ; et Tonne peut lire cet endroit de leur
vie sans avoir pitié de la république , qui fut ainsi aban-
donnée. Gaton s'était donné la mort à la fin de la tragédie ;
ceux-ci la commencèrent en quelque façon par leur mort.
On peut donner plusieurs causes de cette coutume si gé-
nérale des Romains de se domier la mort : le progrès de la
secte stoïque, qui y encourageait; l'établissement des triom-
phes et de l'esclavage , qui firent penser à plusieurs grands
hommes qu'il ne fallait pas survivre à une défaite ; l'avan-
tage que les accusés avaient de se donner la mort plutôt
que de subir un jugement par lequel leur mémoire devait
être flétrie et leurs biens confisqués^ ; une espèce de point
d'honneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous
porte aujourd'hui à égorger notre ami pour un geste ou
pour une parole ; enfin une grande commodité pour l'hé-
roïsme , chacun faisant finir la pièce qu'il jouait dans le
monde , à l'endroit où il voulait ^ .
On pourrait ajouter, une grande facilité dans l'exécution :
l'âme , tout occupée de l'action qu'elle va faire , du motif
qui la détermine, du péril qu'elle va éviter, ne voit point
proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et
jamais voir.
' Leur cruauté fut si insensée, qu'ils ordonnèrent que chacun eut à se
réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. Voyez Dion.
^ Eornm qui de se slatucbant humahautur corpora , mancbant tes-
tamenla, prctium festlnandi. (Tacite, Annales, liv. VI, ch. xxix.)
^ Si Charles I et Jacques II avaient vécu dans une religion qui leur
eut permis de se tuer, ils n'auraient pas eu à soutenir l'un une telle mort,
l'autre une telle vie.
CHAinTHE Xlll. 87
L'amour-propre, l'amour de notre conservation se
transforme en tant de manières , et agit par des principes
si contraires , qu'il nous porte à sacrifier notre être pour
l'amour de notre être ; et tel est le cas que nous faisons de
nous-mêmes, que nous consentons à cesser de vivre par un
instinct naturel et obscur qui fait que nous nous aimons
plus que notre vie même ' .
CHAPITRE XIII.
Auguste.
Sextus Pompée tenait la Sicile et la Sardaigne ; il était
maître de la mer, et il avait avec lui une infinité de fugi-
tifs et de proscrits qui combattaient pour leiirs dernières
espérances. Octave lui fit deux guerres très laborieuses ;
et après bien des mauvais succès , il le vainquit par l'ha-
bileté d' Agrippa.
Les conjurés avaient presque tous fini malheureusement
leur vie * ; et il était bien naturel que des gens qui étalent
à la tête d'un parti abattu tant de fois, dans des guerres où
l'on ne se faisait aucun quartier , eussent péri de mort vio-
lente. Delà cependant on tira la conséquence d'une ven-
' [Dans quelques éditions modernes, ce chapitre se termine par le pa-
ragraphe suivant : « II est certain que les hommes sont devenus moins
libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu'ils
n'étaient lorsque , par cette puissance qu'on prenait sur soi-même , on
pouvait à tous les instants échapper à toute autre puissance. »
Mais cette réflexion ne se trouvant dans aucune des éditions publiées
du vivant de Montesquieu , nous avons cru devoir la rejeter au bas de
la page. (P.)]
' De nos jours , presque tous ceux qui jugèrent Charles I eurent une
lin tragique. C'est qu'il n'est guère possible de faire des actions pareilles
sans avoir de tous côtés de mortels ennemis , et par conséquent sans
courir une infinité de périls.
88 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
geance céleste qui punissait les meurtriers de César , et
proscrivait leur cause.
Octave gagua les soldats de Lépidus , et le dépouilla de
la puissance du triumvirat : il lui envia même la consola-
tion de mener une vie obscure , et le força de se trouver ,
comme homme privé , dans les assemblées du peuple.
On est bien aise de voir l'humiliation de ce Lépidus. C'é-
tait le plus méchant citoyen qui fût dans la république ,
toujours le premier à commencer les troubles , formant
sans cesse des projets funestes , où il était obligé d'asso-
cier de plus habiles gens que lui. Un auteur moderne 's'est
plu à en faire l'éloge, et cite Antoine , qui , dans une de
ses lettres , lui donne la qualité d'honnête homme ; mais
un honnête homme pour Antoine ne devait guère l'être
pour les autres.
Je crois qu'Octave est le seul de tous les capitaines ro-
mains qui ait gagné l'affection des soldats en leur donnant
sans cesse des marques d'une lâcheté naturelle. Dans ces
temps-là, les soldats faisaient plus de casde la libéralité de
leur général que de son courage. Peut-être même que ce
fut un bonheur pour lui de n'avoir point eu cette valeur
qui peut donner l'empire , et que cela même l'y porta : on
le craignit moins. Il n'est pas impossible que les choses
qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent
le mieux. S'il avait d'abord montré une grande âme, tout
le monde se serait méfié de lui; et, s'il eût eu de la har-
diesse , il n'aurait pas donné à Antoine le temps de faire
toutes les extravagances qui le perdirent.
Antoine , se préparant contre Octave , jura à ses soldats
que deux mois après sa victoire il rétablirait la républi-
que : ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étaient
■ L'abbé de Saiut-Réal.
CEIAPITRE XIII. 89
jaloux de la liberté de leur patrie , quoiqu'ils la détrui-
sissent sans cesse, n'y ayant rien de si aveugle qu'une
armée.
La bataille d'Actium se donna ; Cléopâtre fuit , et en-
traîna Antoine avec elle. Il est certain que dans la suite
elle le trahit \ Peut-être que , par cet esprit de coquetterie
inconcevable des femmes , elle avait formé le dessein de
mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.
Une femme à qui Antoine avait sacrifié le monde entier
le trahit ; tant de capitaines et tant de rois, qu'il avait
agrandis ou faits, lui manquèrent; et, comme si la géné-
rosité avait été liée à la servitude , une troupe de gladia-
teurs lui conserva une fidélité héroïque. Comblez un homme
de bienfaits , la première idée que vous lui inspirez , c'est
de chercher les moyens de les conserver : ce sont de nou-
veaux intérêts que vous lui donnez à défendre.
Ce qu'il y a de surprenant dans ces guerres, c'est qu'une
bataille décidait presque toujours l'affaire , et qu'une dé-
faite ne se réparait pas.
Les soldats romains n'avaient point proprement d'esprit
de parti, ils ne combattaient point pour une certaine
chose , mais pour une certaine personne : ils ne connais-
saient que leur chef, qui les engageait par des espérances
immenses; mais le chef battu n'étant plus en état de rem-
plir ses promesses, ils se tournaient d'un autre côté. Les
provinces n'entraient point non plus sincèrement dans la
querelle, car il leur importait fort peu qui eût le dessus ,
du sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu'un des chefs était
battu, elles se donnaient à l'autre ^ ; car il fallait que cha-
' Voyez Dion, liv. LI.
' Il n'y avait point de garnisons dans les villes pour les contenir; et
les Romains n'avaient eu besoin d'assurer leur empire que par des ar-
mées ou des colonies.
SO GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
que ville songeât à se justifier devant le vainqueur, qui ,
ayant des promesses immenses à tenir aux soldats, devait
leur sacrifier les pays les plus coupables.
Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles :
les unes avaient pour prétexte la religion , et elles ont
duré parce que le motif subsistait après la victoire ; les
autres n'avaient pas proprement de motif, mais étaient
excitées par la légèreté ou l'ambition de quelques grands ,
et elles étaient d'abord étouffées.
Auguste (c'est le nom que la flatterie donna à Octave)
établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable ' ; car
dans un État libre où l'on vient d'usurper la souveraine-
té, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans
borne d'un seul ; et on nomme trouble, dissension, mau-
vais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l'honnête
liberté des sujets.
Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux
avaient travaillé à mettre une espèce d'anarchie dans la
république. Pompée, Grassus et César y réussirent à mer-
veille. Ils établirent une impunité de tous les crimes pu-
blics ; tout ce qui pouvait arrêter la corruption des mœurs,
tout ce qui pouvait faire une bonne police , ils l'abolirent ;
et comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs
concitoyens meilleurs , ceux-ci travaillaient à les rendre
pires : ils introduisirent donc la coutume de corrompre le
peuple à prix d'argent, et quand on était accusé de brigues
on corrompait aussi les juges; ils firent troubler les élec-
tions par toutes sortes de violences, et quand on était mis
• [La plupart des ambitieux qui s'élèvent prennent de nouveaux titres
jiour autoriser un nouveau pouvoir. Mais Auguste voulut cacher une
puissance nouvelle sous des noms connus et des dignités ordinaires : il
se fil appeler empereur, pour conserver son autorité sur les lé{;ions; se
Ut créer tribun, pour disposer du peuple : ei prince du sénat, pour le
gouverner. (S\int-Évhemo\d.)]
CHAPITRE XIII. <)|
enjustice on intimidait encore les juges ' ; l'autorité même
du peuple était anéantie : témoin Gabinius, qui , après
avoir rétabli, malgré le peuple, Ptolornée à main armée,
vint froidement demander le triomphe '.
Ces premiers hommes de la république cherchaient à
dégoûter le peuple de son pouvoir, et à devenir nécessai-
res en rendant extrêmes les inconvénients du gouverne-
ment républicain ; mais lorsque Auguste fut une fois le
maître, la politique le fit travailler à rétablir l'ordre, pour
faire sentir le bonheur du gouvernement d'un seul.
Lorsque Auguste avait les armes à la main, il craignait
les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des
citoyens; c'est pour cela qu'il ménagea les premiers, et
fut si cruel aux autres. Lorsqu'il fut en paix, il craignit
les conjurations ; et ayant toujours devant les yeux le
destin de César, pour éviter son sort il songea à s'éloigner
de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie d'Auguste. Il
porta dans le sénat une cuirasse sous sa robe; il refusa le
nom de dictateur; et au lieu que César disait insolemment
que la république n'était rien, et que ses paroles étaient
des lois, Auguste ne parla que de la dignité du sénat, eî
de son respect pour la république. Il songea donc à établir
le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possi-
ble sans choquer ses intérêts; et il en fit un aristocratique
par rapport au civil , et monarchique par rapport au mili-
taire : gouvernement ambigu, qui, n'étant pas soutenu
par ses propres forces, ne pouvait subsister que tandis
qu'il plairait au monarque , et était entièrement monar-
chique par conséquent.
' Cela se voit bien dans les Lettres de Cicéron à Atliciis.
' César fit la guerre aux Gaulois, et Crassus aux Parthes, sans qu'il y
eut aucune délibération du sénat ni aucun décret du peuple. Voyez Dion.
92 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
On a mis en question si Auguste avait eu véritablement
le dessein de se démettre de l'empire. Mais qui ne voit
que , s'il l'eût voulu , il était impossible qu'il n'y eût réussi ?
Ce qui fait voir que c'était un jeu, c'est qu'il demanda
tous les dix ans qu'on le soulageât de ce poids, et qu'il le
porta toujours. C'étaient de petites finesses pour se faire
encore donner ce qu'il ne croyait pas avoir assez acquis.
Je me détermine par toute la vie d'Auguste; et, quoique
les hommes soient fort bizarres , cependant il arrive très-
rarement qu'ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils
ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions
d'Auguste, tous ses règlements, tendaient visiblement à
l'établissement de la monarchie. Sylla se défait de la dic-
tature ; mais dans toute la vie de Sylla , au milieu de ses
violences, on voit un esprit républicain; tous ses règle-
ments , quoique tyranuiquement exécutés , tendent tou-
jours à une certaine forme de république. Sylla, homme
emporté, mène violemment les Romains à la liberté; Au-
guste , rusé tyran', les conduit doucement à la servitude.
Pendant que sous Sylla la république reprenait des forces,
tout le monde criait à la tyrannie ; et pendant que sous
Auguste la tyrannie se fortifiait , on ne parlait que de li-
berté.
La coutume des triomphes , qui avait tant contribué à
la grandeur de Rome , se perdit sous Auguste, ou plutôt
cet honneur devint im privilège de la souveraineté ^ La
plupart des choses qui arrivèrent sous les empereurs avaient
leur origine dans la république^ , et il faut les rapprocher ;
' J'emploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains , qui
donnaient ce nom à tous ceux qui avaient renversé la démocratie.
» On ne donna plus aux particuliers que les ornements triomphaux
(Dion , in Auij.)
^ Les Romains ayant changé de gouvernement sans avoir été cnva-
\
i
CHAPITRE XIU. 93
celui-là seul avait le droit de demander le triomphe, sous
les auspices duquel la guerre s'était faite ' ; or elle se fai-
sait toujours sous les auspices du chef, et par conséquent
de l'empereur, qui était le chef de toutes les armées.
Comme , du temps de la république , on eut pour prin-
cipe de faire continuellement la guerre, sous les empe-
reurs la maxime fut d'entretenir la paix : les victoires ne
furent regardées que comme des sujets d'inquiétude , avec
des armées (fui pouvaient mettre leurs services à trop
haut prix.
Ceux qui eurent quelque commandement craignirent
d'entreprendre de trop grandes choses : il fallut modérer
sa gloire de façon qu'elle ne réveillât que l'attention, et non
pas la jalousie du prince; et ne point paraître devant lui
avec un éclat que ses yeux ne pouvaient souffrir.
Auguste fut fort retenu à accorder le droit de bourgeoisie
romaine* ; il fit des lois^ pour empêcher qu'on n'affran-
chit trop d'esclaves ^ ; il recommanda par son testament
que l'on gardât ces deux maximes, et qu'on ne cherchât
pointa étendre l'empire par de nouvelles guerres.
Ces trois choses étaient très-bien liées ensemble : des
{[u'il n'y avait plus de guerres , il ne fallait plus de bour-
geoisie nouvelle, ni d'affranchissements.
Lorsque Rome avait des guerres continuelles, il fallait
his, les mêmes coutumes restèrent après le changement du gouverne-
ment, dont la forme même resta à peu près.
'Dion, w ^((^. liv. LIV, dit qu'Agrippa négligea par modestie de
rendre compte au sénat de son expédition contre les peuples du Bos-
phore, et refusa même le triomphe; et que depuis lui personne de ses
pareils ne triompha; mais c'était une grâce qu'Auguste voulait faire à
Agrippa , et qu'Antoine ne lit point à Ventidins la première fois qu'il
vainquit les Parthes.
- SiÉTONT, in Aug.
' SiÉTON"E, ibid. Voyez les Institiiles, liv. I.
* DiON", in Aug.
94 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
qu'elle réparât continuellement ses habitants. Dans les
conimencenients , on y mena une partie du peuple delà
ville vaincue : dans la suite , plusieurs citoyens des villes
voisines y vinrent pour avoir part au droit de suffrage; et
ils s'y établirent en si grand nombre, que , sur les plaintes
des alliés , on fut souvent obligé de les leur renvoyer; enfin
on y arriva en foule des provinces. Les lois favorisèrent
les mariages , et même les rendirent nécessaires. "Rome
fit dans toutes ses guerres un nombre d'esclaves prodi-
gieux ; et lorsque ses citoyens furent comblés de richesse,
ils en achetèrent de toutes parts ; mais ils les affranchirent
sans nombre, par générosité , par avarice, par faiblesse ' :
les uns voulaient récompenser des esclaves fidèles; les au-
tres voulaient recevoir en leur nom le blé que la république
distribuait aux pauvres citoyens ; d'autres enfin désiraient
d'avoir à leur pompe funèbre beaucoup de gens qui la sui-
vissent avec un chapeau de fleurs. Le peuple fut presque
composé d'affranchis ^ ; de façon que ces maîtres du monde,
non-seulement dans les commencements , mais dans tous
les temps, furent la plupart d'origine servile.
Le nombre du petit peuple , presque tout composé d'af-
franchis ou de fils d'affranchis, devenant incommode,
on en fit des colonies , par le moyen desquelles on s'assura
de la fidélité des provinces. C'était une circulation dos
hommes de tout l'univers. Rome les recevait esclaves , c^
les renvoyait Romains.
Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les
élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur et une
garnison ; il rendit les corps des légions éternels , les plaça
• DCNYS d'H^licarnasse, liv. IV.
' Voyez Tacite, Annales, liv. XIII, ch. xxvir, latc fusum in cor
pus, etc.
CHAPITRE XllI. 95
sur les frontières , et établit des fonds particuliers pour les
payer; enfin il ordonna que les vétérans recevraient leur
récompense en argent , et non pas en terres \
11 est résulté plusieurs mauvais effets de cette distri-
bution des terres que l'on faisait depuis Sylla. La propriété
des biens des citoyens était rendue incertaine. Si on ne
menait pas dans un même lieu les soldats d'une cohorte ,
ils se dégoûtaient de leur établissement, laissaient les
terres incultes', et devenaient de dangereux citoyens ^ :
mais, si on les distribuait par légions, les ambitieux pou-
vaient trouver contre la république des armées dans un
moment.
Auguste fit des établissements fixes pour la marine.
Comme avant lui les Romains n'avaient point eu des corps
perpétuels de troupes de terre , ils n'en avaient point non
plus de troupes de mer. Les flottes d'Auguste eurent pour
objet principal la sûreté des convois , et la communica-
tion des diverses parties de l'empire ; car d'aillenrs les Ro-
mains étaient les maîtres de toute la Méditerranée : on
ne naviguait dans ces temps-là que dans cette mer, et ils
n'avaient aucun ennemi à craindre.
Dion remarque très-bien que , depuis les empereurs, il
fut plus difficile d'écrire l'histoire : tout devint secret ; tou-
tes les dépêches des provinces furent portées dans le cabi-
net des empereurs ; on ne sut plus q\ie ce que la folie et la
hardiesse des tyrans ne voulut point cacher, ou ce que les
historiens conjecturèrent.
I II régla que les soldats prétoriens auraient cinq mille drachmes •.
deux après seize ans de service , et les autres trois mille drachmes après
vingt ans de service. (Dion , in Aug.)
* Voyeî Tacite, Annales, liv. XIV, ch. xxvii , sur les soldats ments
à Tarenle et à AnUum.
«0 GRANDLUU ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
CHAPITRE XIV.
Tibère.
Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit
les digues qu'on lui oppose, et enfin les renverser dans un
moment, et couvrir les campagnes qu'elles conservaient,
ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensi-
blement, et renversa sous Tibère avec violence.
H y avait une loi de majesté contre ceux qui commet-
taient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se
saisit de cette loi , et l'appliqua , non pas aux cas pour les-
quels elle avait été faite , mais à tout ce qui put servir sa
haine ou ses défiances. Ce n'étaient pas seulement les ac-
tions qui tombaient dans le cas de cette loi , mais des pa-
roles , des signes , et des pensées même ; car ce qui se dit
dans ces épanchements de cœur que la conversation pro-
duit entre deux amis ne peut être regardé que comme des
pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de
confiance dans les parentés , de fidélité dans les esclaves ;
la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant
partout, l'amitié fut regardée comme un écueil; l'ingé-
nuité , comme une imprudence ; la vertu , comme une af-
fectation qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le
bonheur des temps précédents ' .
' [Les Réflexions stir les divers génies du peuple romain, quoique bien
inférieures à l'ouvrage de Montesquieu, ne sont cependant pas sans
intérêt; déjà on a pu les apprécier dans quelques citations. Nous ajou-
terons ici le tableau de la tyrannie de Tibère, persuadés que nos lecteurs
nous sauront gré de ce rapprochement.
« Jusqu'ici, dit Saint-Évremond, vous avez vu des crimes inspirés
par la jalousie d'une fausse politique : présentement, c'est la cruauté ou-
verte et la tyrannie déclarée. On ne se contente pas de quitter les bonnes
maximes , on abolit les meilleures lois , et on en fait une infinité de nou-
velles qui regardent en apparence le salut de l'empereur, mais , dans la
vérité, la perle des gens de bien qui restent à Rome. Tout est crime de
CHAPITRE XIV. 97
II n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on
exerce à l'ombre des lois, et avec les couleurs de la justice,
lorsqti'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la
planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.
Et, comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait man-
qué d'instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours
des juges prêts à condamner autant de gens qu'il en put
soupçonner. Du temps de la république , le sénat , qui ne
jugeait point en corps les affaires des particuliers , connais-
sait, par une délégation du peuple, des crimes qu'on im-
putait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement
de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre lui.
Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'ex-
primer : les sénateurs allaient au-devant de la servitude ;
sous la faveur de Séjan , les plus illustres d'entre eux fai-
saient le métier de délateur.
Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit
de servitude qui régnait pour lors dans le sénat. Après qiie
César eut vaincu le parti de la république, les amis et les
ennemis qu'il avait dans le sénat concoururent également à
ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puis-
lèse-majesté. On punissait autrefois une véritable conspiration , on punit
ici une parole innocente malicieusement expliquée. Les plaintes qu'on a
laissées aux malheureux pour le soulagement de leurs misères; les lar-
mes , ces expressions naturelles de nos douleurs ; les soupirs qui nous
échappent malgré nous; les simples regards, deviennent funestes. La naï-
veté du discours exprime de méchanls desseins ; la discrétion du silence
cache de mauvaises intentions. On observe la joie comme une espérance
conçue de la mort du prince; la tristesse est remarquée comme un cha-
grin de sa prospérité , ou un ennui de sa vie. Au milieu de ces dangers , si
le péril de l'oppression vous donne quelque mouvement de crainte, on
prend votre appréhension pour le témoignage d'une conscience effrayée ,
qui, se trahissant elle-même, découvre ce que vous allez faire ou ce
que vous avez fait. Si vous êtes en réputation d'avoir du courage ou de
la fermeté, on vous craint comme un audacieux capable de tout entre-
prendre. Parler, se taire , se réjouir, s'affliger, avoir de la peur ou de l'as-
surance: tout est crime, tout mérite le dernier supplice, w (Ch. xvii.)]
u
<J8 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
sauce , et à lui déférer des honneursexcessifs. Les uns cher-
chaieut à lui plaire, les autres à le rendre odieux. Dion
Qous dit que quelques-uus allèrent jusqu'à proposer qu'il
lui fût permis de jouir de toutes les femmes qu'il lui plai-
rait. Cela fit qu'il ne se défia point du sénat , et qu'il y
fut assassiné; mais cela fit aussi que, dans les règnes
suivants, il n'y eut point de flatterie qui fût sans exemple,
et qui pût révolter les esprits.
Avant que Rome fût gouvernée par un seul , les riches-
ses des principaux Romains étaient immenses , quelles
que fussent les voies qu'ils employaient pour les acqué-
rir ; elles furent presque toutes ôtées sous les empereurs :
les sénateurs n'avaient plus ces grands clients qui les com-
blaient de biens ; on ne pouvait guère rien prendre dans
les provinces que pour César, surtout lorsque ses procura-
teurs , qui étaient à peu près comme sont aujourd'hui nos
intendants, y furent établis. Cependant, qxioique la source
des richesses fût coupée, les dépenses subsistaient tou-
jours; le train de vie était pris, et on ne pouvait plus le
soutenir que par la faveur de l'empereur.
Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire les
lois, et celle déjuger les crimes publics; mais il lui avait
laissé, ou du moins avait paru lui laisser, celle d'élire les
magistrats. Tibère , qui craignait les assemblées d'un peu-
ple si nombreux , lui ôta encore ce privilège , et le donna
au sénat , c'est-à-dire à lui-njème ' : or, on ne saurait croire
combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l'âme
des grands. Lorsque le peuple disposait des dignités , les
magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses ;
mais elles étaient jointes à une certaine magnificence qui
les cachait, soit qu'ils donnassent des jeux ou de certains
' Tacite, Annales, Uv. l , ch. xv; Dion , liv. LIV.
CHAPITRE XIV. 99
repas au peuple , soit qu'ils lui distribuassent de l'argeut
ou des grains : quoique le motif fût bas, le moyen avait
quelque chose de noble , parce qu'il convient toujours à un
grand homme d'obtenir par des libéralités la faveur du
peuple. Mais lorsque le peuple n'eut plus rien à donner, et
que le prince , au nom du sénat, disposa de tous les em-
plois, on les demanda, et on les obtint par des voies indi-
gnes : la flatterie , l'infamie , les crimes , furent des arts
nécessaires pour y parvenir.
Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le
sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui
entraînait ce corps à la servitude ; toute sa vie est pleine
de ses dégoûts là-dessus : mais il était comme la plupart
des hommes, il voulait des choses contradictoires; sa
politique générale n'était point d'accord avec ses passions
particulières. Il aurait désiré un sénat libre, et capable de
faire respecter sou gouvernement ; mais il voulait aussi un
sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes , ses ja-
lousies , ses haines : enfin l'homme d'État cédait continuel-
lement à l'homme.
Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des
patriciens qu'il aurait des magisti'ats de son corps qui le
défendraient contre les insultes et les injustices qu'on
pourrait lui faire. Afin qu'ils fussent en état d'exercer ce
pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables ; et on ordonna
que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par
paroles , serait sur-le-champ puni de mort. Or, les empe-
reurs étant revêtus de la puissance des tribuns , ils en ob-
tinrent les privilèges ; et c'est sur ce fondement qu'on fit
mourir tant de gens, que les délateurs purent faire leur
métier tout à leur aise, et que l'accusation de lèse-majes-
100 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
té, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne peut point
imputer de crime , fut étendue à ce qu'on voulut.
Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d'accusa-
tion n'étaient pas si ridicules qu'ils nous paraissent aujour-
dhui; et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un
honune 'pour avoir vendu avec sa maison la statue de
l'empereur; que Domitien eût fait condamner à mort une
femme pour s'être déshabillée devant son image, et un
citoyen parce cpi'il avait la description de toute la terre
peinte sur les murailles de sa chambre , si ces actions n'a-
vaient réveillé dans l'esprit des Romains que l'idée qu'elles
nous donnent à présent. Je crois qu'une partie de cela est
fondée sur ce que , Rome ayant changé de gouvernement ,
ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait l'être
pour lors : j'en juge par ce que nous voyons aujourd'hui
chez une nation qui ne peut pas être soupçoimée de tyran-
nie , où il est défendu de boire à la santé d'une certaine
personne.
Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie
du peuple romain. II s'était si fort accoutumé à obéir, et à
faire toute sa félicité de la différence de ses maîtres , qu'a-
près la mort de Germanicus il donna des marques de
deuil, de regret et de désespoir, que Tonne trouve plus
parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation
publique' , si grande, si longue, si peu modérée ; et cela
n'était point joué : car le corps entier du peuple n'affecte,
ne flatte, ni ne dissimule.
Le peuple romain , qui n'avait plus de part au gouver-
nement, composé presque d'affrancliis ou de gens sans
industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne
' Voyez Tacite.
ClIAl'lTKK XV. !0<
sentait que SOU impuissance ; il s'affligeait comme les en-
fants et les femmes , qxii se désolent par le sentiment de
leur faiblesse; il étciit mal; il plaça ses craintes et ses
.espérances sur la personne de Germanicus; et cet objet lui
étant enlevé, il tomba dans le désespoir.
Il n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs
que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer,
et qui devraient dire avec Andromaque : Plût à Dieu que
je craignisse/ Il y a aujourd'hui à Naples cinquante mille
hommes qui ne vivent que d'herbe, et n'ont pour tout
bien que la moitié d'un habit de toile; ces gens-là, les
plus malheureux de la terre , tombent dans un abattement
affreux à la moindre fumée du Vésuve : ils ont la sottise
de craindre de devenir malheureux.
CHAPITRE XV.
Des empereurs depuis Caïus Caligula jusqu'à Ântonin.
Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu'il n'y
avait jamais eu un meilleur esclave ni un plus méchant maî-
tre ; ces deux choses sont assez liées : car la même dispo-
sition d'esprit qui fait qu'on a été vivement frappé de la
puissance illimitée de celui qui commande , fait qu'on ne
Test pas moins lorsque l'on vient à commander soi-même.
Caligula rétablit les comices ' , que Tibère avait ôtés , et
abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu'il avait éta-
bli ; par où l'on peut juger que le commencement du règne
des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des
bons ; parce que , par un esprit de contradiction sur la con-
duite de ceux à qui ils succèdent , ils peuvent faire ce que
les autres font par vertu ; et c'est à cet esprit de contra-
' Il les ôta daus la suite.
9.
102 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
diction que nous devons bien de bons règlements, et bien
de mauvais aussi.
Qu'y gagna-t-on ? Galigula ôta les accusations , les crimes
de lèse-majesté; mais il faisait mourir militairement tous
ceux qui lui déplaisaient; et ce n'était pas à quelques sé-
nateurs qu'il en voulait , il tenait leglaive suspendu sur le
sénat, qu'il menaçait d'exterminer tout entier.
Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de
lesprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à
coup sous un gouvernement arbitraire , et qu'il n'y eut
presque point d'intervalle chez eux entre commander et
servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des
mœurs douces -. l'humeur féroce resta ; les citoyens furent
traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis
vaincus , et furent gouvernés sur le même plan. Sylla ,
entrant dans Rome , ne fut pas un autre homme que Sylla
entrant dans Athènes : il exerça le même droit des gens.
Pour les États qui n'ont été soumis qu'insensiblement,
lorsque les lois leur manquent , ils sont encore gouvernés
par les mœurs.
La vue continuelle des combats des gladiateurs ren-
dait les Romains extrêmement féroces : ou remarqua
que Claude devint plus porté à répandre le sang , à force
de voir ces sortes de spectacles. L'exemple de cet empe-
reur, qui était d'un natinel doux et qui fit tant de cruau-
tés , fait bien voir que l'éducation de son temps était dif-
férente de la nôtre.
Les Romains , accoutumés à se jouer de la nature hu-
maine dans la persoime de leurs enfants et de leurs escla-
ves • , ne pouvaient guère connaître cette v^rtu que nous
' Voyez les lois romaines sur la puissance des pères et celle des mai-
(res.
CHAPITRE XV. 103
appelous humanité. D'où peut venir cette férocité que
nous trouvons dans les habitants de nos colonies , que de
cet usage continuel des châtiments sur une malheureuse
partie du genre humain ? Lorsque l'on est cruel dans l'état
civil , que peut-on attendre de la douceur et de la justice
naturelle?
On est fatigué de voir dans l'histoire des empereurs le
nombre infini de gens qu'ils firent mourir pour confisquer
leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos
histoires modernes. Cela , comme nous venons de dire ,
doit être attribué à des mœurs plus douces et à une reli-
gion plus réprimante ; et de plus on n'a point à dépouiller
les familles de ces sénateurs qui avaient ravagé le monde.
Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes ,
qu'elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu'on
nous ravisse nos biens '.
Le peuple de Rome , ce que l'on appelait /j/eô^^ ne haïs-
sait pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu'il avait
perdu l'empire , et qu'il n'était plus occupé à la guerre ,
il était devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardait
le commerce et les arts comme des choses propres aux
seuls esclaves ; et les distributions de blé qu'il recevait
lui faisaient néghger les terres : on l'avait accoutumé aux
jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à
écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui
devinrent nécessaires , et son oisiveté lui en augmenta le
goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient
regrettés du peuple à cause de leur folie même ; car ils
aimaient avec fureur ce que le peuple aimait , et contri-
' Le duc de Bragance avait des biens immenses dans le Portugal '•
lorsqu'il se révolta , on félicita le roi d'Espagne delà riche confiscation
qu'il allait avoir.
104 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
buaient de tout leur pouvoir et même de leur persotmc
à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses
de l'empire; et, quand elles étaient épuisées, le peuple
voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles ,
il jouissait des fruits de la tyrannie ; et il en jouissait pu-
rement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels
princes haïssaient naturellement les gens de bien : ils sa-
vaient qu'ils n'eu étaient pas approuvés ' ; indignés de la
contradiction ou du silence d'un citoyen austère, enivrés
des applaudissements de la populace , ils parvenaient à
s'imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publi-
que, et qu'il ny avait que des gens malintentionnés
qui pussent le censurer.
Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté : comme
il descendait également d'Antoine et d'Auguste, il disait
qu'il punirait les consuls s'ils célébraient le jour de ré-
jouissance établi en mémoire de la victoire d'Actium , et
qu'il les punirait s'ils ne le célébraient pas; et Drusille,
à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c'était
im crime de la pleurer parce qu'elle était déesse, et de
ne la pas pleurer parce qu'elle était sa sœur.
C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses hu-
maines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres
entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits,
" Les Grecs avaient des jeux où il était décent de combattre, comnae
il était glorieux d'y vaincre; les Romains n'avaient guère que des spec-
tacles , et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu'un
grand personnage descendit loi-méme sur l'arène ou montât sur le
théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur
aurait-il pu s'y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter au-
cune alliance avec des gens que les dégoûts ou les applaudissements
même du peuple avaient flétris? Il y parut pourtant des empereurs; et
cette folie , qui montrait en eux le plus grand dérèglement du cœur, un
mépris de ce qui était beau, de ce qui était honnête, de ce qui était
bon , est toujours marquée chez les historienB avec le caractère de la
txrannie.
CHAPITRE XV. 105
tant de grandes actions , tant de triomphes , tant de poli-
tique, de sagesse, de prudence, de constance, de cou-
rage, ce projet d'envahir tout, si bien formé, si bien sou-
tenu , si bien fini , à quoi aboutit-il qu'à assouvir le bon-
heur de cinq ou six monstres ? Quoi ! ce sénat n'avait fait
évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le
plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus mdignes ci-
toyens, et s'exterminer par ses propres arrêts ! on n'élève
donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ! les
hommes ne ti-availlent à augmenter leur pouvoir que pour
le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses
mains 1
Caligula ayant été tué , le sénat s'assembla pour éta-
blir une forme de gouvernement. Dans le temps qu'il dé-
libérait, quelques soldats entrèrent dans le palais pour
piller; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme
trerublantde peur; c'était Claude : ils le saluèrent empereur.
Claude acheva de perdre les anciens ordres, en donnant
à ses officiers le droit de rendre la justice'. Les guerres
de Marius et de Sylla ne se faisaient principalement que
pour savoir qui aurait ce droit , des sénateurs ou des che-
vahers'; une fantaisie d'un imbécile l'ôta aux uns et
aux autres : étrange succès d'une dispute qui avait mis
en combustion tout l'univers !
Il n'y a point d'autorité plus absolue que celle du prince
qui succède à la république ; car il se trouve avoir toute
la puissance du peuple, qui n'avait pu se limiter lui-même.
' Auguste avait établi les procurateurs , mais ils n'avaient point de
juridiction : et quand on ne leur obéissait pas, il fallait qu'ils recourus-
sent à l'autorité du gouverneur de la province ou du préteur. Mais,
sous Claude, ils eurent la juridiction ordinaire, comme lieutenants de la
l*rovrnce; ils jugèrent encore des affaires fiscales ; ce qui mit les for-
lunes de tout le monde entre leurs mains.
' Voyez Tarite, Annales, liv. XII, ch. liv
106 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Aussi voyons-nous aujourd'hui les rois de Dauemarck
exercer le pouvoir le plus arbitraire qu'il y ait en Europe.
Le peuple ne fut pas moins avili que le sénat et les che-
valiers. ^'ous avons vu que, jusqu'au temps des empe-
reurs, il avait été si belliqueux, que les armées qu'on levait
dans la ville se disciplinaient sur-le-champ , et allaient
droit à l'ennemi. Dans les guerres civiles de Vitellius et
de Vespasien , Rome , en proie à tous les ambitieux , et
pleine de boui-geois timides , tremblait devant la premièie
bande de soldats qui pouvait s'en approcher.
La condition des empereurs n'était pas meilloire :
comme ce n'était pas une seule armée qui eût le droit ou la
hardiesse d'eu élire un , c'était assez que quelqu'un fût
élu par une armée pour devenir désagréable aux autres,
qui lui nommaient d'abord un compétiteur.
Ainsi, comme la grandeur de la république fut fatale
au gouvernement républicain , la grandeur de l'empire le
fut à la vie des empereurs. S'ils n'avaient eu qu'un pays
médiocre à défendre, ils n'auraient eu qu'une principale
armée , qui , les ayant une fois élus , aurait respecté l'ou-
vrage de ses mains.
Les soldats avaient été attachés à la famille de César,
qui était garante de tous les avantages que leur avait pro-
curés la révolution. Le temps vint que les grandes famil-
les de Rome furent toutes exterunnées par celle de César,
et que celle de César, dans la persomie de Néron , périt
elle-même. La puissance civile, qu'on avait sans cesse
abattue , se trouva hors d'état de contre-balancer la mi-
htaire ; chaque armée voulut faire un empereur.
Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à
régner, quel parti ne tira-t-il pas du sénat ' ? Il apprit que
' TxciTE, Annales, liv. 1.
CHAPITRE XV. 107
les ai'mées d'illyrie et de Germanie setaient soulevées ; il
leur accorda quelques demandes , et il soutint que c'était
au sénat à juger des autres ' : il leur envoya des députés
de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peu-
vent encore respecter l'autorité. Quand on eut représente
aux soldats comment , dans une armée romaine , les en-
fants de l'empereur et les envoyés du sénat romain cou-
raient risque de la vie ' , ils purent se repentir, et aller
jusqu'à se punir eux-mêmes^; mais quand le sénat fut
entièrement abattu , sou exemple ne toucha personne. En
vain Othon harangue-t-il ses soldats pour leur parler de
la dignité du sénat ^ ; en vain Vitellius envoie-t-il les prin-
cipaux sénateurs pour faire sa paix avec Vespasien ^ : on
ne rend point dans un moment aux ordres de l'État le res-
pect qui leur a été ôté si longtemps. Les armées ne regar-
dèrent ces députés que comme les plus lâches esclaves d'un
maître qu'elles avaient déjà réprouvé.
C'était une ancienne coutume des Romains , que celui
qui triomphait distribuait quelques deniers à chaque sol-
dat : c'était peu de chose''. Dans les guerres civiles, on
augmenta ces dons ". On les faisait autrefois de l'argent pris
sur les ennemis : dans ces temps malheureux , on donna
celui des citoyens; et les soldats voulaient un partage là
' Calera senatid servandii. ( Tacite, Annales, liv. I, ch, xxv.
• Voyez la harangue de Germauicus. ( Ibid. ch. XLii.)
^ Gaudebat cœdibus milts, quasi semet absolveret. ( Ibid. ch. XLIV.'
— On révoqua dans la suite les privilèges extorqués. ( Ibid. )
* Tacite, Histoire, liv. I, ch. lxxmv. ^ Ibid. liv. III. ch. lxxx.
6 Voyez dans Tite-Live les sommes distribuées dans divers triomphes.
L'esprit des capitaines était de porter beaucoup d'argent dans le trésor
public , et d'en donner peu aux soldats.
' Paul-Emile, dans un temps ou la grandeur des conquêtes avait fait
augmenter les libéralités, ne distribua que cent deniers à chaque soldat ,
mais César en donna deux mille; et son exemple fut suivi par Antoine
et Octave , par Brulus et Cassius. Voyez Dion et Appien.
108 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
OÙ il n'y avait pas de butin. Ces distributions n'avaient
lieu qu'après une guerre : Néron les fit pendant la paix.
Les soldats s'y accoutumèrent; et ils frémirent contre
Galba , qui leur disait avec courage qu'il ne savait pas les
acheter, mais qu'il savait les choisir.
Galba , Othou ' , Vitellius , ne'firent que passer. Vespa-
sien fut élu, comme eux, par les soldats; il ne songea,
dans tout le cours de son règne, qu'à rétablir l'empire, qui
avait été successivement occupé par six tyrans également
cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles, et, pour
comble de malheur, prodigues jusqu'à la folie.
Tite , qui lui succéda, fut les délices du peuple romain.
Domitien fit voir un nouveau monstre plus cruel , ou du
moins plus implacable que ceux qui l'avaient précédé,
parce qu'il était plus timide.
Ses affranchis les plus ehers, et , à ce que quelques-uns
ont dit, sa femme même, voyant qu'il était aussi dangereux
dans ses amitiés que dans ses haines , et qu'il ne mettait
aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations,
s'en défirent. Avant de faire le coup , ils jetèrent les yeux
sur un successeur, et choisirent Nerva, vénérable vieillard.
Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l'his-
toire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d'être né sous
sou règne , il n'y en eut point de si heureux ni de si glo-
rieux pour le peuple romain. Grand homme d'État, gi-and
capitaine , ayant un cœur bon qui le portait au bien , un
esprit éclairé qui lui montrait le meilleur, une âme noble ,
grande, belle; avec toutes les vertus', n'étant extrême sur
aucune ; enfin l'homme le plus propre à honorer la nature
humaine, et représenter la divine.
' Suscepere duo manipulares imperîum populi romani transfère n~
dwn,el trnnstulcrunt. (Tacite, Histoire, liv. I, ch. xxv.)
CHAPITRE XV. 109
Il exécuta le projet de César, et fit avec succès la guerre
aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entre-
prise où les dangers étaient toujours présents et les res-
sources éloignées, ou il fallait absolument vaincre, et ou il
netait pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.
La difficulté consistait et dans la situation des deux em-
pires, et dans la manière de faire la guerre des deux peu-
ples. Prenait-on le chemin de l'Arménie, vers les sources
du Tigre et de l'Euphrate ; on trouvait un pays montueux
et difficile, ou l'on ne pouvait mener de convois ; de façon
que l'année était derni-ruinée avant d'arriver eu Médie'.
Entrait-on plus bas vers le midi , par Nisibe , on trouvait
un désert affreux qui séparait les deux empires. Voulait-
on passer plus bas encore, et aller par la Mésopotamie , on
traversait un pays en partie incuite , en partie submergé :
et le Tigre et lEuphrate allant du nord au midi, on ne pou-
vaitpénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni guère
quitter ces fleuves sans périr.
Quant à la manière de faire la guerre des deux na-
tions, la force des Romains consistait dans leur infanterie,
la plus forte, la plus ferme, et la mieux disciplinée du
monde.
Les Parthes n'avaient point d'infanterie, mais une caNa-
lerie admirable : ils combattaient de loin, et hors de la por-
tée des armes romaines; le javelot pouvait rarement les
atteindre; leurs armes étaient l'arc et des flèches redouta-
bles ; ils assiégeaient une armée plutôt qu'ils ne la com-
battaient : inutilement poursuivis, parce que chez eux fuir
c'était combattre , ils faisaient retirer les peuples a mesure
■ Le pays ne fournissait pas d'assez grands arbres pour faire des ma-
chines pour assiéger les places. { Plitaroie, rie d'.-intnine. )
MONTESQUIEU. 10
I
110 GRANDEUR El' DÉCADENCE DES ROMAINS,
qu'on approchait, et ne laissaient dans les places que les
garnisons; et, lorsqu'on les avait prises, on était obligé
de les détruire ; ils brûlaient avec art tout le pays autour
de l'armée ennemie, et lui ôtaient jusqu'à l'herbe même ;
enfin ils faisaient à peu près la guerre comme on la fait
encore aujourd'hui sur les mêmes frontières.
D'ailleurs les légions d'Illyrie et de Germanie qu'on
transportait dans cette guerre n'y étaient pas propres ' : les
soldats , accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y
périssaient presque tous.
Ainsi , ce qu'aucune nation n'avait pas encore fait ,
d'éviter le joug des Romains, celle des Parthes le fit,
non pas comme invincible , mais comme inaccessible.
Adrien abandonna les conquêtes de Trajan *, et borna
l'empire à l'Ëuphrate; et il est admirable qu'après tant de
guerres , les Romains n'eussent perdu que ce qu'ils avaient
voulu quitter, comme la mer, qui n'est moins étendue que
lorsqu'elle se retire d'elle-même.
La conduite d'Adrien causa beaucoup de nnirmures. On 3
lisait dans les livres sacrés des Romains que , lorsque Tar-
quin voulut bâtir le Capitule, il trouva que la place la
plus convenable était occupée par les statues de beaucoup
d'autres divinités : il s'enquit, par la science qu'il avait
dans les augures , si elles voudraient céder leur place à
Jupiter : toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de la
Jeunesse, et du dieu Terme ^. Là-dessus s'établirent trois
opinions religieuses : que le peuple de Mars ne céderait à
personne le lieu qu'il occupait; que la jeunesse romaine ne jg*
serait point surrgontée; et qu'eniin le dieu Terme des Ro-
' Voyez Hérodien , fie (V Alexandre.
* Voyez Eutrope. La Dacie ne fut abandonnée que sous Aurélien.
5 Sm.nt Accustin , de la Cilé de Dieu , liv. IV , chap. xxiil cl xxix.
ClIAITIIU: XVI. 111
riiaius ne reculerait jamais : ce qui arriva pourtant sous
Adrien.
CHAPITRE XVI.
De l'état de l'empire depuis Antoiiiu jusqu'à Probus.
Dans ces temps-là , la secte des stoïciens s'étendait et
s'accréditait dans l'euipire. 11 semblait que la nature hu-
maine eût fait un effort pour produire d'elle-même cette
secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre
fait naître dans des lieux que le ciel n'a jamais vus.
Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien
n'est capable de faire oublier le premier Antonin, que Marc-
Aurèle qu'il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret
lorsqu'on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa \ie
sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle
produit, qu'on a meilleure opinion de soirmêrae, parce
:iu'on a meilleure opinion des hommes,
La sagesse de INerva , la gloire de Trajan , la valeur
T Adrien, la vertu des deux Antonins, se firent respecter
les soldats. Mais, lorsque de nouveaux monstres prirent
eur place , l'abus du gouvernement militaire parut dans
:out son excès ; et les soldats qui avaient vendu l'empii-e
issassinèrent les empereurs , pour en avoir un nouveau
)rix.
On dit qu'il y a un prince dans le monde qui travaille
lepuis quinze ans à abolir dans ses États le gouvernement
àvil, pour y établir le gouvernement militaire. Je ne veux
)oint faire des réflexions odieuses sur ce dessein : je dirai
leulement que, parla nature des choses, deux cents gar-
îes peuvent mettre la vie d'\ni prince en sûreté , et non
>as quatre-vingt mille ; outre qu'il est plus dangereux
112 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
d'opprimer un peuple armé, qu'un autre qui ne l'est pas.
Commode succéda à Marc-Aurèle son père. C'était un
monstre qui suivait toutes ses passions, et toutes celles
de ses ministres et de ses courtisans. Ceux qui en délivrè-
rent le monde mirent en sa place Pertinax , vénérable
vieillard , que les soldats prétoriens massacrèrent d'abord.
Ils mirent l'empire à l'enchère, et Didius Julien l'em-
porta par ses promesses : cela so\deva tout le monde ; car,
quoique l'empire eût été souvent acheté, il n'avait pas en-
core été marchandé. Pcsceunius, Niger, Sévère , et Albin,
furent salués empereurs ; et Julien , n'ayant pu payer les
sommes immenses qu'il avait promises, fut abandonné par
ses soldats.
Sévère défit Niger et Albin : il avait de grandes qua-
lités ; mais la douceur, cette première vertu des princes ,
lui manquait.
La puissance des empereurs pouvait plus aisément pa-
raître tyrannique cpie celledes princes de nos jours. Comme
leur dignité était un assemblage de toutes les magistratu-
res romaines ; que , dictateurs sous le nom d'empereurs,
tribuns du peuple , proconsuls , censeurs , grands ponti-
fes , et , quand ils voulaient , consuls , ils exerçaient sou-
vent la justice distributive , ils pouvaient aisément faire
soupçonner que ceux qu'ils avaient condamnés, ils les
avaient opprimés, le peuple jugeant ordinairement de l'a-
bus de la puissance par la grandeur de la puissance ; au
lieu que les rois d'Europe, législateurs, et non pas exé-
cuteurs de la loi, princes, et non pas juges, se sont dé-
ehargés de cette partie de l'autorité qui peut être odieuse,
et, faisant eux-mêmes les grâces, ont commis à des ma-
gistrats particuliers la distribution des peines
Il n'y a guère eu d'empereurs plus jaloux de leur auto-,
CHAPITRE XVI. ll.T
rite que Tibère et Sévère : cepeudant ils se laissèreutgoii-
veruer, i'uu parSéjau, l'autre parPJautien, d'une iiia-
tiière misérable.
La malheureuse coutume de proscrire , introduite par
Sylla, continua sous les empereurs ; et il fallait même qu'un ,
prince eût quelque vertu pour ne la pas suivre ; car, comme
ses ministres et ses favoris jetaient d'abord les yeux sur
tant de confiscations, ils ne lui parlaient que de la nécessité
de punir, et des périls de la clémence.
Les proscriptions de Sévère firent que plusieurs soldats
de Niger ' se retirèrent chez les Parthes * ; ils leur appri-
rent ce qui manquait à leur art militaire , à faire usage des
armes romaines, et même à en fabriquer; ce qui fit que
ces peuples, qui s'étaient ordinairement contentés de se
défendre, furent dans la suile presque toujours agres-
seurs 3.
Il est remarquable que , dans cette suite de guerres ci-
viles qui s'élevèrent continuellement , ceux qui avaient les
légions d'Europe vainquirent presque toujours ceux qui
avaient les légions d'Asie^; et l'on trouve dans l'histoire de
Sévère qu'il ne put prendre la ville d'Atra en Arabie,
parce que , les légions d'Europe s'étant mutinées , il fut
obligé de se servir de celles de Syrie.
' HÉRODIEN , f-'ie de Sévère.
* Le mal continua sous Alexandre. Arlaxerxès , qui rétablit l'empire
des Perses , se rendit formidable aux Romains, parce que leurs soldats ,
par caprice ou par libertinage , désertèrent eu foule vers lui. ( Abrégé de
Xiphilin , du livre LXXX de Dion.)
•* C'est-à-dire les Perses qui les suivirent.
* Sévère délit les légions asiatiques de Niger; Constantin, celles de
Licinius. Vespasien , quoique proclamé par les armées de Syrie , ne fil la
guerre à Vilellius qu'avec des légions de Mœsie, de Pannonie et deDal-
niatie. CIcéron, étant dans son gouvernement , écrivait au sénat qu'on
ne pouvait compter sur les levées laites en Asie. Constantin ne vain-
«luit Maxcnce , dit Zosime, que par sa cavalerie. Sur cela voyez ci-des-
bous le septième alinéa du cliapilre xxii.
10.
114 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
On sentit cette différence depuis qu'on commença à
faire des levées dans les provinces '; et elle fut telle entre
les légions qu'elle était entre les peuples mêmes, qui , par
la nature et par l'éducation , sont plus ou moins propres
pour la guerre.
Ces levées , faites dans les provinces , produisirent un
autre effet : les empereurs, pris ordinairement dans la
milice , furent presque tous étrangers , et quelquefois bar-
bares ; Rome ne fut plus la maîtresse du monde , mais
elle reçut des lois de tout l'univers.
Chaque empereur y porta quelque chose de son pays ,
ou pour les manières , ou poiu" les mœurs , ou pour la po-
lice, ou pour le culte; et Héliogabale alla jusqu'à voiiloir
détruire tous les objets de la vénération de Rome , et ôter
tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien.
Ceci , indépendamment des voies secrètes que Dieu choi-
sit , et que lui seul connaît, servit beaucoup à l'établisse-
ment de la religion chrétienne ; car il n'y avait phis rien
d'étranger dans l'empire , et l'on y était préparé à recevoir
toutes les coutumes qu'un empereur voudrait introduire.
On sait que les Romains reçurent dans leur ville les
dieux des autres pays. Ils les reçurent en conquérants :
ils les faisaient porter dans les triomphes ; mais lorsque
les étrangers vinrent eux-mêmes les rétablir, on les répri-
ma d'abord. On sait de plus que les Romains avaient cou-
tume de donner aux divinités étrangères les noms de celles
des leurs qui y avaient le plus de rapport ; mais , lorsque
les prêtres des autres pays voulurent faire adorer à Rome
leurs divinités sous leurs propres noms, ils ne furent pas
' Auguste rendit les légions des corps lixes, et les plaça dans les pro-
vioces. Dans les premiers temps , on ne faisait des levées qu'à Rome ,
ensuite cliez les Laliiis, après dans Pltalie ; enlin dans les provinces.
CHAPITRE XV [. 115
soufferts; el ce fut un des grauds obstacles que trouva ki
religiou chrétieuue.
On pourrait appeler Caracal la, non pas un tyran, mais
le destructeur des hommes. Caligula, Néron et Domitien
bornaient leurs cruautés dans Rome ; celui-ci allait prome-
ner sa fureur dans tout l'univers.
Sévère avait employé les exactions d'un long règne , et
les proscriptions de ceux qui avaient suivi le parti de sœ
concurrents , à amasser des trésors immenses.
Caracalla, ayant commencé son règne par tuer d« sa
propre main Géta, son frère, employa ses richesses à
faire souffrir son crime aux soldats, qui aimaient Géta, et
disaient qu'ils avaient fait serment aux deux enfants de
Sévère, et non pas a un seul.
Ces trésors amassés par des princes n'ont presque ja-
mais que des effets funestes : ils corrompent le successeur,
qui en est ébloui ; et , s'ils ne gâtent pas son cœur, ils gâ-
tent son esprit. Il forme d'abord de grandes entreprises
avec une puissance qui est d'accident , qui ne peut pas
durer, qui n'est pas naturelle , et qui est plutôt enflée qu'a-
grandie.
Caracalla augmenta la paye des soldats ; Macrin écrivit
au sénat que cette augmentation allait à soixante et dix
millions ' de drachmes ^ Il y a apparence que ce prince
enflait les choses ; et , si l'on compare la dépense de la
paye de nos soldats d'aujourd'hui avec le reste des dé-
penses publiques, et qu'on suive la même proportion
pour les Romains, on verra que cette somme eut été
énorme.
' Sept mille myriades. ^Dio.v , i'i Macrin.)
* La drachme atlique était le denier romain, la huitième partie de
l'once, el la soixanle-quatnème parlie de noire marc.
no GRANDEUR ET DËCADLXt'E DES ROMAINS,
Il faut chercher quelle était la paye du soldat romain.
Nous apprenons d'Oroze que Dornitien augmenta d'un
quart la paye étahlie '. Il paraît par le discours d'un sol-
dat, dans Tacite % qu'à la mort d'Auguste elle était de
dix onces de cuivre. On trouve dans Suétone ^ que César
avait doublé la paye de son temps. Pline ^ dit qu'à la se-
conde guerre punique on l'avait diminuée d'un cinquième.
Elle fut donc d'environ six onces de cuivre dans la pre-
mière guerre punique ^ , de cinq onces dans la seconde ^ ,
de dix sous César, et de treize et un tiers sous Domitien ".
Je ferai ici quelques réflexions.
La paye que la république donnait aisément lorsqu'elle
n'avait qu'un petit État, que chaque année elle faisait
une guerre, et que chaque année elle recevait des dépouil-
les , elle ne put la doimer sans s'endetter dans la première
liuerre punique, qu'elle étendit ses bras hors de l'Italie,
([u'eUe eut à soutenir une guerre longue , et à entretenir de
grandes armées.
Dans la seconde guerre punique, la paye fut réduite à
cinq onces de cuivre ; et cette diminution put se faire sans
danger dans un temps où la plupart des citoyens rougirent
' Il l'augmenta en raison de soixante et quinze à cent.
' Annales, liv. I, ch. xyii.
■' Fie de César.
' Histoire naturelle, liv. XXXIII, art. 13. Au lieu de donner di.\ on-
ces de cuivre pour vingt, on en donna seize.
s Un soldat, dans Plaute, in MostcUaria , dit (|ii'elle était de trois
;is : ce qui ne peut être entendu que des as de dix onces. Mais si la
paye était exactement de six as dans la première guerre punique , elle
ne diminua pas dans la seconde d'un cinquième, mais d'un sixième ; et
on négligea la fraction.
« Polybe , qui l'évalue en monnaie grecque , ne diffère que d'une
fraction.
• Voyez Oroze et Suétone , î/t Dom/t. Ils disent la méprie chose .sous
différentes expressions. ,T'ai fait ces réductions en onces de etiivrc, afin
que pour m'entend re nu n'eut pas besoin de la connaissance des monnaies
loitialnes.
CHAPITRE XVI. tl7
d accepter la solde même, et voulurent servira leurs dé-
pens.
Les trésors de Persée et ceux de tant d'autres rois , que
l'ou porta continuellement à Rome, y firent cesser les
tributs'. Dans l'opulence publique et particulière, on
eut la sagesse de ne point augmenter la paye de cinq onces
de cuivre.
Quoique sur cette paye on fit une déduction pour le
blé , les habits et les armes , elle fut suffisante , parce qu'on
n'enrôlait que les citoyens qui avaient un patrimoine.
Marins ayant enrôlé des gens qui n'avaient rien, et
son exemple ayant été suivi , César fut obligé d'augmen-
ter la paye.
Cette augmentation ayant été continuée après la mort
de César, ou fut contraint, sous le consulat de Hirtius et
de Pansa , de rétablir les tributs.
La faiblesse de Domitieu lui ayant fait augmenter cette
paye d^un quart , il fit une grande plaie à l'État , dont le
malheur n'est pas que le luxe y règne, mais qu'il règne
dans des conditions qui , par la nature des choses , ne
doivent avoir que le nécessaire physique. Enfin , Cara-
calla ayant fait une nouvelle augmentation, l'empire fut
mis dans cet état que, ne pouvant subsister sans les sol-
dats , il ne pouvait subsister avec eux.
Caracalla , pour diminuer l'horreur du meurtre de son
frère, le mit au rang des dieux ; et ce qu'il y a de singu-
lier, c'est que cela lui fut exactement rendu par Macrin ,
qui , après l'avoir fait poignarder, voulant apaiser les
soldats prétoriens , désespérés de la mort de ce prince qui
leur avait tant donné, lui fit bâtir un temple , et y établit
des prêtres fiamines en son honneur.
' CiCKRON , des Offices , liv. H.
118 GRANDEUR ET DÉCADEiNCE DES ROMAINS,
Cela fit que sa mémoire ne fut pas flétrie, et que, le sé-
nat n'osant pas le juger, il ne fut pas mis au rang des
tyrans, comme Commode, qui ne le méritait pas pins
que lui ••
De deux grands empereurs, Adrien et Sévère', l'un
établit la discipline militaire, et l'autre la relâcha. Les
effets répondirent très-bien aux causes. Les règnes qui
suivirent celui d'Adrien furent heureux et tranquilles ;
après Sévère , on vit régner toutes les horreurs.
Les profusions de Caracalla envers les soldats avaient
été immenses ; et il avait très-bien suivi le conseil que son
père lui avait donné eu mourant, d'enrichir les gens de
guerre, et de ne s'embarrasser pas des autres.
Mais cette politique n'était guère bonne que pour \m
règne; car le successeur, ne pouvant plus faire les mêmes
dépenses , était d'abord massacré par l'armée : de façon
qu'on voyait toujours les empereurs sages mis à mort par
les soldats , et les méchants , par des conspirations , ou
des arrêts du sénat.
Quand un tyran qui se livrait aux gens de guerre avait
laissé les citoyens exposés à leurs violences et à leurs ra-
pines, cela ne pouvait non plus durer qu'un règne; car
les soldats, à force de détruire, allaient jusqu'à s'ôter à
eux-mêmes leur solde. Il fallait donc songer à rétablir la
discipline militaire, entreprise qui coûtait toujours la vie
à celui qui osait la tenter.
Quand Caracalla eut été tué par les embûches de Ma-
crin, les soldats , désespérés d'avoir perdu un prince qui
donnait sans mesure, élurent Kéliogabale ^ ; et quand ce
' ^Lics L\MPRiDius , iii Fita Alex. Severi.
' Voy. V Abrégé de Xiphiliii, Fie d' Adrien; elUéroûien, Fie de Sévère.
' Dans ce temps-là tout le monde se croyait bon pour parvenir à l'em-
pire. Voyez Dion , liv. LXXIX.
CHAPITIŒ XVI. 119
dernier, qui, n'étant occupé que de ses sales voluptés,
les laissait vivre à leur fantaisie , ne put plus être souf-
fert, ils le massacrèrent. Ils tuèrent de même Alexandre,
qui voulait rétablir la discipline , et parlait de les punir '.
Ainsi, un tyran qui ne s'assurait point la vie, mais le
pouvoir de faire des crimes , périssait avec ce ftmeste avan-
tage que celui qui voudrait faire mieux périrait après lui.
Après Alexandre, on élut Maximin, qui fut le pre-
mier empereur d'une origine barbare. Sa taille gigantesque
et la force de son corps l'avaient fait connaître.
II fut tué avec son fils par ses soldats. Les deux premiers
Gordiens périrent en Afrique. Maxime, Balbin, et letroi- i
sième Gordien , furent massacrés. Philippe , qui avait fait
tuer le jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils ; et
Dèce, qui fut élu en sa place, périt à son tour par lati-a-
hison de Gallus '.
Ce qu'on appelait l'empire romain dans ce siècle-là était
une espèce de république irrégulière , telle à peu près que
l'aristocratie d'Alger, ou la milice , qui a la puissance sou-
veraine , fait et défait un magistrat qu'on appelle le dey ;
et peut-être est-ce une règle assez générale que le gouver-
nement militaire est, à certains égards, plutôt républicain
que monarchique.
Et qu'on ne dise pas que les soldats ne prenaient de
part au gouvernement que par leur désobéissance et leurs
révoltes: les harangues que les empereurs leur faisaient ne
furent-elles pas à la fin du genre de celles que les consuls et
' Voyez Lauipridius.
' Casaubon remarque sur VHistoire augiisiale que , dans les ceiil
soixante années qu'elle contient, il y eut soixante et dix personnes qui
eurent, justement ou injustement , le titre de César : « Adeo erant in
Ulo prlncipatu , quem tamen omnes miranttir, comitia itnperii semptr
incerlu. » Ce qui fait Inen voir la différence de ce gouvernement a
celui de France, on ce royaume n'a eu en douze cents ans de ten ps
^^u• soixante-trois rois.
1^0 GRANDELll liT DÉCADKNCi; DI'S ROMAINS,
les tribuns avaient faites autrefoisau peuple?Et, quoiqueles
armées n'eussent pas un lieu particulier pour s'assemble--,
qu'elles ne se conduisissent point par de certaines formes,
({u'elles ne fussent pas ordinairement de sang-froid, déli-
bérant peu et agissant beaucoup , ne disposaient-elles pas
en souveraines de la fortune publique? Et qu'était-ce qu'un
empereur, que le ministre d'un gouvernement violent,
élu pour l'utilité particulière des soldats?
Quand l'armée associa à l'empire Philippe ', qui était
préfet du prétoire du troisième Gordien , celui-ci deman-
da qu'on lui laissât le commandement entier, et il ne put
l'obtenir; il harangua l'arrnée pour que la puissance fût
égale entre eux , et il ne l'obtint pas non plus ; il supplia
qu'on lui laissât le titre de César, et on le lui refusa; il
demanda d'être préfet du prétoire , et on rejeta ses prières ;
enfin il parla pour sa vie. L'armée, dans ses divers juge-
meiits, exerçait la magistrature suprême.
Les barbares , au commencement inconnus aux Ro-
mains, ensuite seulement incommodes , leur étaient deve-
nus redoutables. Par l'événement du monde le plus extra-
ordinaire, Rome avait si bien anéanti tous les peuples,
que, lorsqu'elle fut vaincue elle-même, il sembla que la
terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.
Les princes des grands Etats ont ordinairement peu de
pays voisins qui puissent être l'objet de leur ambition :
s'il y eu avait eu de tels , ils auraient été enveloppés dans
le cours de la conquête. Ils sont donc bornés par des mers,
des montagnes et de vastes déserts, que leur pauvreté fait
mépriser. Aussi les Romains laissèrent-ils les Germains
dans leurs forêts , et les peuples du Nord dans leurs gla-
ces; et il s'y conserva, ou même il s'y forma des nations
qui enfin les asservirent eux-mêmes.
' Voyez Jules (',i|iilolin.
CHAPITRE XVI. 121
Sous le règne de Gallus, un grand nombre de nations ,
qui se rendirent ensuite plus célèbres, ravagèrent l'Europe ;
et les Perses , ayant envahi la Syrie , ne quittèrent
leurs conquêtes que pour conserver leur butin.
Ces essaims de barbares qui sortirent autrefois du Nord
ne paraissent plus aujourd'hui. Les violences des Romains
avaient fait retirer les peuples du midi au nord ; tandis
que la force qui les contenait subsista, ils restèrent;
quand elle fut affaiblie , ils se répandirent de toutes parts' .
La même chose arriva quelques siècles après. Les con-
quêtes de Charlemagne et ses tyrannies avaient une se-
conde fois fait reculer les peuples du midi au nord : sitôt
que cet empire fut affaibli, ils se portèrent une seconde
fois du nord au midi. Et si aujourd'hui un prince faisait en
Europe les mêmes ravages, les nations, repoussées dans le
Nord, adossées aux limites de l'univers, y tiendraient
ferme jusqu'au moment qu'elles inonderaient et conquer-
raient l'Europe une troisième fois.
L'affreux désordre qui était dans la succession à l'em-
pire étant venu à son comble , on vit paraître sur la fin
du règne de Valérien , et pendant celui de Gallien son fils ,
trente prétendants divers , qui , s'étant la plupart entre-dé-
truits, ayant eu un règne très-court, furent nommés ty-
rans.
Valérien ayant été pris par les Perses , et Gallien son
fils négligeant les affaires , les barbares pénétrèrent par-
tout ; l'empire se trouva dans cet état où il fut environ un
siècle après en occident ' ; et il aurait dès lors été détruit,
' On voit à quoi se réduit la fameuse question : « Pourquoi le Nord
« n'est plus si peuplé qu'autrefois ? »
^ Cent cinquante ans après, sous Honorius, les barbares l'envahi-
ront.
Il
152 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMALNS,
sans un concours heureux de circonstances qui le rele-
vèrent.
Odenat, prince dePalrnyre, allié des Romains, chassa
les Perses, qui avaient envahi presque toute l'Asie. La
ville de Rome fit une armée de ses citoyens , qui écarta les
barbares qui venaient la piller. Une armée innombrable
de Scythes , qui passaient la mer avec six mille vaisseaux ,
périt par les naufrages, la misère, la faim, et sa gran-
deur même. Et Gallien ayant été tué, Claude , Aurélien ,
Tacite et Probus , quatre grands hommes qui , par un
grand bonheur, se succédèrent, rétablirent l'empire prêt à
périr.
CHAPITRE XVII.
Changement dans l'État.
Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats , les
empereurs s'associèrent des personnes en qui ils avaient
confiance; et Dioclétien, sous prétexte de la grandeur des
«affaires, régla qu'il y aurait toujours deux empereurs et
deux Césars. Il jugea que les quatre principales armées
étant occupées par ceux qui auraient part à l'empire,
elles s'intimideraient les unes les autres ; que les autres
armées n'étant pas assez fortes pour entreprendre de faire
leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume
d'élire; et qu'enfin la dignité de César étant toujours su-
bordonnée , la puissance , partagée entre quatre pour la
sûreté du gouvernement, ne serait pourtant dans tonte son
étendue qu'entre les mains de deux.
Mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c'est
que les richesses des particuliers et la fortune publique
îiyant dimiiuié, les empereurs ne purent plus leur faire
CllAPlTRli XVir. 123
des dons si cousidérables ; de manière que la récompense
ne fut plus proportionnée au danger de faire une nouvelle
élection.
D'ailleurs les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir
et pour les fonctions, étaient à peu près comme les grands
vizirs de ces temps-là , et faisaient à leur gré massacrer
les empereurs pour se mettre en leur place, furent fort
abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions
civiles, et eu fit quatre au lieu de deux.
La vie des empereurs commença donc a être plus assu-
rée; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir
un peu adouci leurs moeurs ; ils ne versèrent plus le sang
avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pou-
voir immense débordât quelque part, on vit un autre
genre de tyrannie , mais plus sourde : ce ne furent plus
des massacres, mais des jugements iniques, des formes
de justice qui semblaient n'éloigner la mort que pour flé-
trir la vie ; la cour fut gouvernée et gouverna par plus d'ar-
tifices, par des arts plus exquis , avec un plus grandsilence ;
enfin , au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise
action, et de cette impétuosité à la commettre, on ne vit
plus régner que les vices des âmes faibles et des crimes
réfléchis.
Il s'établit un nouveau genre de corruption. Les pre-
miers empereurs aimaient les plaisirs ; ceux-ci , la mol-
lesse : ils se montrèrent moins aux gens de guerre; ils
furent plus oisifs, plus Uvrés à leurs domestiques, plus
attachés à leurs palais , et plus séparés de l'empire.
Le poison de la cour augmenta sa force à mesure qu'il
fut plus séparé : on ne dit rien, on insinua tout ; les gran-
des réputations furent toutes attaquées , et les ministres
et les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discré-
124 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
tioij de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l'État , ni
souffrir qu'on le serve avec gloire '.
Enfin cette affabilité des premiers empereurs, qui seule
pouvait leur donner le moyen de connaître leurs affaires ,
fut entièrement bannie. Le prince ne sut plus rien que sur
le rapport de quelques confidents , qui , toujours de con-
cert, souvent même lorsqu'ils semblaient être d'opinion
contraire, ne faisaient auprès de lui que l'office d'un seul.
Le séjour de plusieurs empereurs en Asie, et leur perpé-
tuelle rivalitéavec les rois de Perse, firent qu'ils voulurent
être adorés comme eux ; et Dioclétien , d'autres disent Ga-
lère , l'ordonna par un édit.
Ce faste et cette pompe asiatique s' établissant, les yeux
s'y accoutumèrent d'abord; et , lorsque Julien voulut met-
tre de la simplicité et de la modestie dans ses manières ,
on appela oubli de la dignité cequi n'était que la mémoire
des anciennes mœurs.
Quoique depuis Marc-Aurèle il y eût eu plusieurs em-
pereurs , il n'y avait eu qu'un empire ; et l'autorité de tous
étant reconnue dans la province , c'était une puissance
unique exercée par plusieurs
Mais Galère et Constance Chlore n'ayant pu s'accorder,
ils partagèrent réellement l'empire*; et par cet exemple,
qui fut suivi dans la suite par Constantin , qui prit le plan
de Galère et non pas celui de Dioclétien, il s'introduisit
une coutume qui fut moins un changement qu'une révo-
lution.
De plus, l'envie qu'eut Constantin de faire une ville
nouvelle , la vanité de lui donner son nom , le déterminè-
• Voyez ce que les auteurs nous disent de la cour de Constantin , Je
\alens, etc.
> Voyez Oroze, liv. VII; el Auréiius Victor.
CHAPITRE XVri. t25
reiit à porter en Orient le siège de l'empire. Quoique Ten-
ceiute de Roioe ne fût pas à beaucoup près si grande qu'elle
est à présent , les faubourgs en étaient prodigieusement
étendus • : l'Italie , pleine de malsons de plaisance, n'était
proprement que le jardin de Rome ; les laboureurs étaient
eu Sicile, en Afrique , en Egypte ^ , et les jardiniers, en
Italie ; les terres n'étaient presque cultivées que par les
esclaves des citoyens romains. Mais lorsque le siège de
l'empire fut établi en Orient, Rome presque entière y passa,
les grands y menèrent leurs esclaves, c'est-à-dire presque
tout le peuple ; et l'Italie fut privée de ses habitants.
Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à l'ancienne,
Constantin voulut qu'on y distribuât aussi du blé, et or-
donna que celui d'Egypte serait envoyé à Constantinople,
et celui de l'Afrique à Rome : ce qui, me semble, n'était
pas fort sensé.
Dans le temps de la république, le peuple romain , sou-
A eraiu de tous les autres, devait naturellement avoir part
aux tributs : cela fit que le sénat lui vendit d'abord du blé
à bas prix , et ensuite le lui donna pour rien. Lorsque le
gouvernement fut devenu monaichique, cela subsista con-
tre les principes de la monarchie : on laissait cet abusa
cause des inconvénients qu'il y aurait eu aie changer.
Mais Constantin , fondant une ville nouvelle, l'y établit
sans aucune bonne raison.
Lorsque Auguste eut conquis l'Egypte, il apporta à
Rome le trésor des Ptolèmées : cela y fit à peu près la même
révolution que la découverte des Lides a faite depuis en
' Exspatiantia tecta mullas addidere urbes , (lit Pline, Histoire nn-
ttirelle,\iv. Ht.
» On portait autrefois d'Italie, dit Tacite, du blé dans les provinces
reculées, el elle n'est pas encore stérile; mais nous cultivons plutôt
l'Afrique et l'É^ypte , et nous aimons mieux exposer aux accidents la
vie du peuple romain. ' .^»"a?<-«, liv. XI!. rh. xiiii.l
II.
12G GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Europe , et que de certains systèines ont faite de nos jours.
Les fonds doublèrent de prix à Rome ' ; et, comme Rome
continua d'attirer à elle les richesses d'Alexandrie, qui re-
cevait elle-même celles de l'Afrique et de l'Orient, l'or et
l'argent devinrent très-communs en Europe ; ce qui mit les
peuples en état de payer des impôts très-considérables en
espèces.
Mais lorsque l'empire eut été divisé , ces richesses allè-
rent à Constantinople. On sait d'ailleurs que les mines
d'Angleterre n'étaient point encore ouvertes ^ ; qu'il y en
avait très-peu en Italie et dans les Gaules ^ ; que , depuis
les Carthaginois , les mines d'Espagne n'étaient guère plus
travaillées, ou du moins n'étaient plus si riches \ L'Italie,
qui n'avait plus que des jardins abandoimés , ne pouvait,
par aucun moyen , attirer l'argent de l'Orient, pendant
que l'Occident, pour avoir de ses marchandises, y envoyait
le sien. L'or et l'argent devinrent donc extrêmement rares
en Europe ; mais les empereurs y voulurent exiger les mê-
mes tributs : ce qui perdit tout.
Lorsque le gouvernement a une forme depuis longtemps
établie , et que les choses se sont mises dans une certaine
situation , il est presque toujours de la prudence de les y
laisser, parce que les raisons , souvent compliquées et in-
connues , qui font qu'un pareil État a subsisté , font qu'il
se maintiendra encore ; mais , quand on change le système
' Suétone , in Augusto ; Oroze , liv. VI. Rome avait eu souvent de ces
révolutions. J'ai dit que les trésors de Macédoine qu'on y apporta avaient
fait cesser tous les tributs. (Cicéron, des Offices, liv. II.)
* Tacite, de Moribns Germanorum, le dit formellement. On sait
d'ailleurs à peu près l'époque de l'ouverture de la plupart des mines d'Al-
lemagne. Voyez Thomas Sesréibérus, sur l'origine des mines du Hartz.
On croit celles de Saxe moins anciennes.
' Voyez Pline , liv. XXXVII , arl. 77.
* Les Carthaginois, dit Diodore , surent trés-hien l'art d'en profiter,
et les Romains, celui d'empOcher tjuc les autres n'en profitassent
CHAl'lTlii: XVIJ. 127
total, ou ne peut remédier qu'aux inconvénients qui se pré-
sentent dans la théorie , et on en laisse d'autres que la pra-
tique seule peut faire découvrir.
Ainsi, quoique l'empire ne fût déjà que trop grand, la
division qu'on en fit le ruina, parce que toutes les parties
de ce grand corps , depuis longtemps ensemble , s'étaient
pour ainsi dire ajustées pour y rester et dépendre les unes
des autres.
Constantin ' , après avoir affaibli la capitale, frappa un
autre coup sur les frontières ; il ôta les légions qui étaient
sur le bord des grands fleuves , et les dispersa dans les
provinces ; ce qui produisit deux maux : l'un, que la bar-
rière qui contenait tant de nations fut ôtée ; et l'autre, que
les soldats ^ vécurent et s'amollirent dans le cirque et dans
les théâtres ^
Lorsque Coustantius envoya Julien dans les Gaules , il
trouva que cinquante villes le long du Rhin ^ avaient été
prises par les barbares ; que les provinces avaient été sac-
cagées ; qu'il n'y avait plus que l'ombre d'une armée ro-
maine, que le seul nom des ennemis faisait fuir.
Ce prince , par sa sagesse , sa constance , son économie,
sa conduite , sa valeur, et une suite continuelle d'actions
' Dans ce qu'on dit de Constantin on ne choque point les auteurs ec-
clésiastiques , qui déclarent qu'ils n'entendent parler que des actions de
ce prince qui ont du rapport à la piété, et non de celles qui en ont au
fîouverneinent de l'Élat. (Eisèee, Fie de Constantin , liv. I , chap. ix ;
SocRATF, , liv. I , chap. i.)
' Zo.siME, liv. VIII.
' Depuis rétablissement du christianisme, les combats des gladiateurs
devinrent rares. Constantin défendit d'en donner : ils furent entièrement
iibolis sous Honorius, comme il parait par Théodoret et Otiion de Fri-
singue Les Romains ne retinrent de leurs anciens spectacles que ce qui
IKMivail affaiblir les courafies, et servait d'attrait à la volupté.
' Ammikn Marceu.in, liv. XVI , XVII, XVIII
128 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
liéroïques, rechassa les barbares ' , et la terreur de son nom
les contint tant qu'il vécut \
La brièveté des règnes , des divers partis politiques , les
différentes religions , les sectes particulières de ces reli-
gions , ont fait que le caractère des empereurs est venu à
nous extrêmement défiguré. Je n'en donnerai que deux
exemples. Cet Alexandre, si lâche dans Hérodien, paraît
plein de courage dans Lampridius ; ce Gratien , tant loué
par les orthodoxes , Philostorgue le compare à Néron.
Valentinien sentit plus que personne la nécessité de l'an-
cien plan ; il employa toute sa vie à fortifier les bords du
Rhin , à y faire des levées , y bâtir des châteaux , y placer
des troupes, leur doimer le moyen d'y subsister. Mais il
arriva dans le monde un événement qui détermina Va-
lens, son frère, à ouvrir le Danube, et eut d'effroyables
suites.
Dans le pays qui est entre les Palus-Méotides , les
montagnes du Caucase et la mer Caspienne , il y avait plu-
sieurs peuples qui étaient la plupart de la nation des Huns
ou de celle des Alains ; leurs terres étaient extrêmement
fertiles; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient
presque toujours à cheval , ou sur leurs chariots , et er-
raient dans le pays où ils étaient enfermés ; ils faisaient
bien quelques ravages sur les frontières de Perse et d'Ar-
ménie ; mais on gardait aisément les portes Caspiennes , et
ils pouvaient difficilement pénétrer dans la Perse par ail-
leurs. Comme ils n'imaginaient point qu'il fût possible de
traverser les Palus-Méotides ^ , ils ne connaissaient pas les
' Ammien Makcfxmn, liv, XVI, XXVII, XXVIII.
' Voyez le magnifique éloge qu'Ammien Marcelliii fait de ce prince ,
liv. XX.V ; voyez aussi les fragments de V Histoire de Jean d'Antiochc.
^ Pnoroi'E , Hisloitr mêlée.
chapjirl: xyii. 129
Romains; et, pendant que d'antres barbares ravageaient
l'empire, ils restaient dans les limites que leur ignorance
leur avait données.
Quelques-uns ' ont dit que le limon que le Tanaïs avait
apporté avait formé une espèce de croûte sur le Bosphore
cimmérien , sur laquelle ils avaient passé; d'autres ^ , que
deux jeunes Scythes , poursuivant une biche qui traversa
ce bras de mer, le traversèrent aussi. Ils furent étonnés
de voir un nouveau monde; et, retournant dans l'ancien,
ils apprirent à leurs compatriotes les nouvelles terres, et,
si j'ose me servir de ce terme, les Indes qu'ils avaient dé-
couvertes^.
D'abord des corps innombrables de Huns passèrent;
et, rencontrant les Goths les premiers, ils les chassèrent
devant eux. Il semblait que ces nations se précipitassent
les unes sur les autres, et que l'Asie , pour peser sur l'Eu-
rope, eût acquis un nouveau poids.
Les Goths effrayés se présentèrent sur les bords du Da-
nube, et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les
flatteurs de Valens saisirent cette occasion , et la lui repré-
sentèrent comme une conquête heureuse d'un nouveau
peuple qui venait défendre l'empire et l'enrichir^.
Valens ordonna qu'ils passeraient sans armes; mais,
pour de l'argent, ses officiers leur en laissèrent tant qu'ils
voulurent \ Il leur fit distribuer des terres ; mais , à la dif-
' ZOSIME, liv. IV.
' JORNANDÈs, de Rehus geticis ; Histoire mêlée de Procope.
^ Voyez Sozomène, liv. VI.
* Amm. Marcellin , liv. XXIX.
* De ceux qui avaient reçu ces ordres , celui-ci conçut un amour in-
fâme; celui-là fut épris de la beauté d'une femme barbare; les autres
furent corrompus par des présents , des habits de lin , et des ciiuvertu-
res bordées de franges : on n'eut d'autre soin que de remplir sa maison
d'esclaves, et ses formes de bétail. (Histoire de Dcxijw..)
130 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
férence des Huns , les Goths n'en cultivaient point ' ; on les
priva même du blé qu'on leur avait promis : ils mouraient
de faim , et ils étaient au milieu d'un pays riche ; ils étaient
armés, et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout
depuis le Danube jusqu'au Bosphore, exterminèrent Va-
lens et son armée , et ne repassèrent le Danube que pour
abandonner l'affreuse solitude qu'ils avaient faite \
CHAPITRE XVIII.
Nouvelles maximes prises par les Romains,
Quelquefois la lâcheté des empereurs , souvent la fai-
blesse de l'empire , firent que l'on chercha à apaiser par
de l'argent les peuples qui menaçaient d'envahir ^. Mais
la paix ne peut pas s'acheter, parce que celui qui l'a ven-
due n'en est que plus en état de la faire acheter encore.
Il vaut mieux courir le risque de faire une guerre mal-
heureuse que de donner de l'argent pmu' avoir la paix ; car
on respecte toujours un prince lorsqu'on sait qu'on ne le
vaincra qu'après une longue résistance.
' Voyez V Histoire gothique de Prisais, où cette différence est bien
établie.
On demandera peut-être comment des nations qui ne cultivaient point
les terres pouvaient devenir si puissantes , tandis que celles de l'Améri-
«|ue sont si petites. C'est que les peuples pasteurs ont une subsistance
bien plus assurée que les peuples chasseurs.
U parait , par Ammien Marcellin , que les Huns, dans leur première
demeure, ne labouraient point les champs ; ils ne vivaient que de leurs
troupeaux dans un pays abondant en pâturages et arrosé par quantité
de fleuves, comme font encore aujourd'hui les petits Tartares, qui habi-
tent une partie du même pays. Il y a apparence que ces peuples , depuis
leur départ, ayant habité des lieux moins propres à la nourriture des
troupeaux , commencèrent à cultiver les terres.
* Voyez Zosime, liv. IV ; voyez aussi Dexipe, dans YExlruil des am-
bassades de Conslanlin l'orphi/rogénète.
^ On donna d'abord tout aux soldats; ensuite on donna tout aux en-
nemis.
CHAPJTRE XVIII. I3i
D'ailleurs ces sortes de gratifleations se changeaient en
tributs, et, libres au commencement, devenaient néces-
saires : elles furent regardées comme des droits acquis; et
lorsqu'un empereur les refusa à quelques peuples, ou
voulut donner moins , ils devinrent de mortels ennemis.
Entre mille exemples , l'armée que Julien mena contre
les Perses fut poursuivie dans sa retraite par des Arabes
à qui il avait refusé le tribut accoutumé ' ; et d'abord après,
sous l'empire de Valentinien, les Allemands, à qui on
avait offert des présents moins considérables qu'à l'ordi-
naire, s'en indignèrent, et ces peuples du nord, déjà gou-
vernés par le point d'houueur, se vengèrent de cette in-
sulte prétendue par une cruelle guerre.
Toutes ces nations ^ , qui entouraient Tempire en Eu-
rope et eu Asie , absorbèrent peu à peu les richesses des
Romains; et, comme ils s'étaient agrandis parce que l'or
et l'argent de tous les rois était porté chez eux^, ils s'af-
faiblirent , parce que leur or et leur argent fut porté chez
les autres.
Les fautes que fout les hommes d'État ne sont pas tou-
jours libres; souvent ce sont des suites nécessaires de la
situation où l'ou est ; et les inconvénients ont fait naître
les inconvénients.
La milice, comme ou a déjà vu, était devenue très à
charge à l'État ; les soldats a\ aient trois sortes d'avan-
■ Ammien Marcellin , liv. XXV.
2 Id. liv. XXVI.
3 « Vous voulez des richesses, disait un empereur à son armée qui
• murmurait : voilà le pays des Perses , allons-en chercher. Croyez-
» moi , de tant de trésors que possédait la république romaine, il ne reste
« plus rien ; et le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter
« la paix des barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes détruites,
« nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connaît d'autres biens que
n ceux de l'àme n'a pas honte d'avouer une pauvreté hounéte. » (Id. liv.
XXIV. )
1 12 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
taues : la paye ordinaire, la récompense après le service,
et les libéralités d'accident, qui devenaient très-souvent
des droits pour des gens qui avaient le peuple et le prince
eutre leurs mains.
L'impuissance où l'on se trouva de payer ces charges fit
c[ue l'ou prit une milice moins chère. On fit des traités
avec des nations barbares qui n'avaient ni le luxe des sol-
dats romains, ni le même esprit, ni les mêmes préten-
tions.
Il y avait une autre commodité à cela : comme les bar-
bares tombaient tout à coup sur un pays , n'y ayant point
chez eux de préparatifs après la résolution de partir, il
était difficile de faire des levées à temps dans les provin-
ces. On prenait donc un autre corps de barbares, toujours
prêt à recevoir de l'argent, à piller et à se battre. On était
servi pour le moment ; mais dans la suite on avait autant
de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.
Les premiers Romains ' ne mettaient point dans leurs
armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que
de romaines ; et , quoique leurs alliés fussent proprement
des sujets , ils ne voulaient point avoir pour sujets des
peuples plus belliqueux qu'eux-mêmes.
Mais dans les derniers temps , non-seulement ils n'ob-
servèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires,
mais même ils remplirent de soldats barbares les corps de
troupes nationales.
Ainsi , ils établissaient des usages tout contraires à ceux
qui les avaient rendus maîtres de tout ; et comme autre-
fois leur politique constante fut de se réserver l'art mili-
■ C'est une observation de VHgèce; et il parait, par Tite-Live , que si
le nombre des nuxiliaircs excéda quelquefuis, ce fut de bien peu.
CHAl'ITRt XVJIl. 133
taire, et d'en priver tous leurs voisius, ils le détruisaient
pDur lors chez eux , et l'établissaient chez les autres.
Voici , eu un mot , l'histoire des Romains : ils vain-
(luirent tous les peuples par leurs maximes; mais, lors-
qu'ils y furent parvenus , leur république ne put subsis-
ter ; il fallut changer de gouvernement , et des maximes
cotitraires aux premières , employées dans ce gouverne-
ment nouveau , firent tomber leur grandeur.
Ce n'est pas la fortune qui domine le monde ; on peut
le demander aux Romains, qui eurent une suite conti-
nuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un
certain plan , et une suite non interrompue de revers lors-
qu'ils se conduisirent sur un autre. 11 y a des causes
générales , soit morales , soit physiques , qui agissent dans
chaque monarchie , relèvent, la maintiennent, ou la pré-
cipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes ; et
si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particu-
lière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui
faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En
un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les
accidents particuliers.
JNous voyons que depuis près de deux siècles les troupes
de terre de Danemarck ont presque toujours été battues
par celles de Suède. Tl faut qu'indépendamment du cou-
rage des deux nations et du sort des armes, il y ait dans
le gouvernement danois , militaire ou civil , un vice inté-
rieur qui ait produit cet effet ; et je ne le crois point diffi-
cile à découvrir.
Enfin, les Romains perdirent leur discipline militaire ;
ils abandonnèrent jusqu'à leurs propres armes. Végèce
dit que les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent
de l'empereur Gratien de quitter leur cuirasse et ensuite
1,1't GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
leur casque : de façon qu'exposés aux coups sans défense,
ils ne songèrent plus qu'à fuir '.
II ajoute qu'ils avaient perdu la coutume de fortifier
leurs camps, et que, par cette négligence, leurs armées
furent enlevées par la cavalerie des barbares.
La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Ro-
mains : elle ne faisait que la onzième partie de la légion,
et très-souvent moins ; et ce qu'il y a d'extraordinaire ,
ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons tant
de sièges à faire , où la cavalerie est peu utile. Quand les
Romains furent dans la décadence, ils n'eurent presque
plus que de la cavalerie. Il me semble que, plus une na-
tion se rend savante dans l'art militaire, plus elle agit
par son infanterie, et que, moins elle le connaît, plus
elle multiplie sa cavalerie : c'est que, sans la discipline,
l'infanterie pesante ou légère n'est rien ; au lieu que la
cavalerie va toujours, dans son désordre même '. L'ac-
tion de celle-ci consiste phis dans son impétuosité et un
certain choc; celle de l'autre, dans sa résistance et
une certaine immobilité : c'est plutôt une réaction qu'une
action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée :
l'infanterie agit plus longtemps; mais il faut de la dis-
cipline pour qu'elle puisse agir longtemps.
Les Romains parvinrent à commander à tous les peu-
ples , non-seulement par l'art de la guerre, mais aussi par
/cur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour
pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les empe-
reurs, toutes ces vertus s'évanouirent , l'art militaire leur
resta, avec lequel , maigre la faiblesse et la tyrannie de
' De He militari, lib. I, cap. XX.
' I-a cavalerie tartare, sans observer aucuocle nos maximes raililaircs,
a fait dans fous les temps de Rrands clioses. Voyez les relatiqjis, et sur-
tout celle de la dernière conquête de la Chine.
CHAPITRE XVIII. 13;-.
leurs princes, ils conservèrent ce qu'ils avaient acquis;
mais, lorsque la corruption se mit dans la milice même,
ils devinrent la proie de tous les peuples.
Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir
par les armes. Mais comme lorsqu'un État est dans le
trouble , on n'imagine pas comnient il peut en sortir, de
même lorsqu'il est en paix et qu'on respecte sa puissance ,
il ne vient point dans l'esprit comment cela peut changer :
il néglige donc la milice, dont il croit n'avoir rien à es-
pérer et tout à craindre , et souvent même il cherche à
l'affaiblir.
C'était une règle inviolable des premiers Romains , que
quiconque avait abandonné son poste , ou laissé ses ar-
mes dans le combat, était puni de mort. Julien et Valen-
tinien avaient à cet égard rétabli les anciennes peines.
Mais les barbares pris à la solde des Romains , accoutu-
més à faire la guerre comme la font aujourd'hui les Tar-
tai'es , à fuir pour combattre encore , à chercher le pillage
plus que l'honneur ' , étaient incapables d'une pareille
discipline.
Telle était la discipline des premiers Romains , qu'on y
avait vu des généraux condamner à mourir leurs enfants ,
pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire; mais,
quand ils furent mêlés parmi les barbares, ils y contrac-
tèrent un esprit d'indépendance qui faisait le caractère de
ces nations; et, si l'on lit les guerres de Bélisaire contre
les Goths , on verra un général presque toujours désobéi
par ses officiers.
Sylla et Sertoriiis , dans la fureur des guerres civiles ,
• Ils ne voulaient pas s'assujettir aux travaux des soldats romains.
Voyez Amriiieii Marcellin, liv. XVIII, (|ui dit, comme une chose ex-
traordinaire, qu'ils s'y soumirent en une occasion, pour plaire à Julien,
qui voulait mettre des places en état de défense.
I3fi GRANDEUR HT DÉCADENCE DES ROMAINS,
aimaient mieux périr que de fuire quelque chose doi.t
Mithridate pût tirer avantage; mais, dans les temps qui
suivirent, dès qu'un ministre ou quelque grand crut qu'il
importait à son avarice, à sa vengeance, à son ambition ,
de faire entrer les barbares dans l'empire , il le leur donna
d'abord à ravager '.
Il n'y a point d'État où l'on ait plus besoin de tributs
que dans ceux qui s'affaiblissent ; de sorte que l'on est
obligé d'augmenter les charges à mesure que l'oji est
moins en état de les porter : bientôt , dans les provinces
romaines , les tributs devinrent intolérables.
Il faut lire, dans Salvieu, les horribles exactions que
l'on faisait sur les peuples^. Les citoyens, poiu'suivis par
les traitants , n'avaient d'autre ressource que de se réfu-
gier chez les barbares , ou de donner leur hberté au pre-
mier qui la voulait pre)idre.
Ceci servira à expliquer, dans notre histoire française,
cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la ré-
volution qui devait établir cette différence accablante
entre une nation noble et luie nation roturière. Les barba-
res , en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe ,
c'est-à-dire du champ auquel ils étaient attachés, n'in-
troduisirent giière rien qui n'eût été plus cruellement
exercé avant eux ^.
• Cela n'était pas elonnaiit dans ce mélange avec des nations qui avaient
été errantes, qui ne connaissaient point de patrie, et où souvent des
corps entiers de troupes se joignaient à l'ennemi qui les avait vaincus
contre leur nation même. Voyez dans Procope ce que c'était que les
(;olhs sous Vltigès.
^ Voyez tout le livre V de Gubernalione Dei; voyez aussi , dans l'am-
bassade écrite par Priscus , le discours d'un Romain établi parmi les
Huns , sur sa félicité dans ce pays-là.
3 Voyez encore Salvien , liv. V ; et les lois du Code et du Digeste la-
dessqs. j
CHAPITRE XIX. 137
CHAPITRE XIX.
Graiidetir d'Attila. — Cause de l'étalilissemeutdes barbares. — Raisons
pourquoi l'empire d'Occident fut le premier abattu.
Comme, dans le temps que l'empire s'affaiblissait, la
religion chrétienne s'établissait , les chrétiens reprochaient
aux païens cette décadence , et ceux-ci en demandaient
compte à la religion clii'étienne. Les chrétiens disaient que
Dioclétien avait perdu l'empire en s'associant trois collè-
gues ' , parce que chaque empereur voulait faire d'aussi
grandes dépenses et entretenir d'aussi fortes armées que
s'il avait été seul; que par là le nombre de ceux qui rece-
vaient n'étant pas proportionné au nombre de ceux qui
donnaient, les charges devinrent si grandes, que les ter-
res furent abandonnées par les laboureurs, et se changè-
rent en forêts. Les païens, au contraire, ne cessaient de
crier contre un culte nouveau, inouï jusqu'alors ; et comme
autrefois , dans Rome florissante , ou attribuait les débor-
dements du Tibre et les autres effets de la nature à la co-
lère des dieux , de même , dans Rome mourante , on im-
putait les malheurs à un nouveau culte et au renversement
des anciens autels.
Ce fut le préfet Symmaque qui , dans une lettre écrite
aux empereurs au sujet de l'autel de la Victoire, fit le
plus valoir contre la religion chrétienne des raisons po-
pulaires, et par conséquent très-capables de séduire.
« Quelle chose peut mieux nous conduire à la connais-
« sance des dieux , disait-il, que l'expérience de nos pros-
pérités passées? Nous devons être fidèles à tant de
siècles , et suivre nos pères , qui ont suivi si heureuse-
■ Lactance, de la Mûri des perscciilcurs.
U8 GRA>iDEL'R ET Di:(:Al)E>Ct UtS ROMAINS,
" raent les leurs. Pensez que Rome vous parle , et vous
« dit : Grands princes, pères de la patrie, respectez mes
« années pendant lesquelles j'ai toujours observé les eéré-
« mouies de mes ancêtres : ce culte a soumis l'univers à
« mes lois ; c'est par là qu'Aunibal a été repoussé de mes
'< murailles , et que les Gaulois l'ont été du Capitolc. C'est
" pour les dieux de la patrie que nous demandons la paix ;
« nous la demandons pour les dieux indigètes. Nous n'en-
" trons point dans des disputes qui ne conviennent qu'a
< des gens oisifs ; et nous voulons offrir des prières, et non
« pas des combats ' . »
Trois auteurs célèbres répondirent à Symmaque. Oroze
composa sou histoire pour prouver qu'il y avait toujours
eu dans le monde d'aussi grands malheurs que ceux dont
se plaignaient les païens. Salvien fit son livre, où il sou-
tint que c'étaient les dérèglements des chrétiens qui avaient
attiré les ravages des bai'bares ' ; et saint Augustin fit voir
que la cité du ciel était différente de cette cité de la terre ^ ,
où les anciens Romains, pour quelques vertus humaines,
avaient reçu des récompenses aussi vaines que ces vertus.
Nous avons dit que dans les premiers temps la politique
des Romains fut de diviser toutes les puissances qui leur
faisaient ombrage ; dans la suite, ils n'y purent réussir. 11
fallut souffrir qu'Attila soumît toutes les nations du nord :
il s'étendit depuis le Danube jusqu'au Rhin, détruisit
tous les forts et tous les ouvrages qu'on avait faits sur
ces fleuves , et rendit les deux empires tributaires.
«Théodose, disait-il insolemment, est fils d'un peie
« très-noble , aussi bien que moi; mais, en me payant le
Lellrcx lie Sijmmnqiir , Ijv. X , IcU. i.iv
J)n Gouvcriicinriit de Dieu.
De la Ci/è de Dim.
ClIAl'lTKi: \IX. U9
« tribut, il est déchu de sa noblesse, et est devenu mon
" esclave : il n'est pas juste qu'il dresse des embûches à
< son maître, comme un esclave méchant '. »
" Il ne convient pas à l'empereur, disait-il dans une au-
" tre occasion , d'être menteur. Il a promis à un de mes
a sujets de lui donner en mariage la fille de Satumilus :
« s'il ne veut pas tenir sa parole , je lui déclare la guerre ;
« s'il ne peut pas , et qu'il soit dans cet état qu'on ose lui
« désobéir, je marche à son secours. »
Il ne faut pas croire que ce fût par modération qu'Attila
laissa subsister les Romains : il suivait les mœurs de sa
nation , qui le portaient à soumettre les peuples , et non
pas à les conquérir. Ce prince , dans sa maison de bois où
nous le représente Priscus ^ , maître de toutes les nations
barbares , et en quelque façon ^ de presque toutes celles
qui étaient policées, était un des grands monarques dont
l'histoire ait jamais parlé.
On voyait à sa cour les ambassadeurs des Romains d'O-
rient et de ceux d'Occident , qui venaient recevoir ses lois ,
ou implorer sa clémence. Tantôt il demandait qu'on lui
rendît les Huns transfuges , ou les esclaves romains qui
s'étaient évadés; tantôt il voulait qu'on lui livrât quelque
ministre de l'empereur. Il avait mis sur l'empire d'Orient
un tribut de deu.x mille cent livres d'or. Il recevait les ap-
pointements de général des armées romaines. Il envoyait
à Constantinople ceux qu'il voulait récompenser, afin
qu'on les comblât de biens, faisant un trafic continuel de
la frayeur des Romains.
• Histoire gothique, et Relation de Cambassade écrite par Prisais.
Celait Théodose le jeune.
' Histoire gothique : Hœ sedes régis harbariem totam fcnentis, htcr
caplLs civitatibus habitacula praponehai. (JOR>'\>'DÈS, de Rébus geticis.)
^ U parait , par la Relation de Priscus , qu'on pensait à la cour d' At-
tila à soumettre encore les Perses
liO GRA.NDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
11 était craint de ses sujets, et il ne paraît pas qu'il en
fût haï '. Prodigieusement fier, et cependant rusé, ardent
dans sa colère , mais sachant pardonner ou différer la pu-
nition suivant qu'il convenait à ses intérêts , ne faisant
jamais la guerre quand la paix pouvait lui donner assez
d'avantages, fidèlement servi des rois mêmes qui étaient sous
sa dépendance , il avait gardé pour lui seul l'ancienne sim-
plicité des mœurs des Huns. Du reste , on ne peut guère
louer sur la bravoure le chef d'une nation où les enfants
entraient en fureur au récit des beaux faits d'armes de
leurs pères, et où les pères versaient des larmes parce
qu'ils ne pouvaient pas imiter leurs enfants.
Après sa mort , toutes les nations barbares se redivi-
sèrent; mais les Romains étaient si faibles qu'il n'y avait
pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire.
Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l'empire,
ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui fut si gé-
nérale sous Gallus, il sembla rétabli, parce qu'il n'avait
point perdu de terrain ; mais il alla, de degrés en degrés,
de la décadence à sa chute , jusqu'à ce qu'il s'affaissa
tout à coup sous Arcadius et Honorius.
En vain on avait rechassé les barbares dans leur pays :
ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en sûreté
leur butin ; en vain on les extermina : les villes n'étaient
pas moins saccagées , les villages brûlés, les familles tuées
ou dispersées '.
Lorsqu'une province avait été ravagée, les barbares
qui succédaient , n'y trouvant plus rien , devaient passer
' Il faut consulter, sur le caractère de ce prince et les mœurs de sa
cour, Jornandés et Priscus.
- C'était une nation bien destructive que celle des Goths : ils avaient
détruit tous les laboureurs dans la Thrace, et coupé les mains à tous
ceux qui menaient les chariots. {Histoire byzantine de Mnlchus, dans
y Elirait di;s ambassades.)
CHAPlTiir. XIX. 141
à une autre. On ne ravagea au commencement que la
Thrace, la Mysie, la Pannonie; quand ces pays furent
dévastés , on ruina la Macédoine , la Thcssalie, la Grèce ;
de là il fallut aller aux INorlqiies. L'empire, c'est-à-dire le
pays habité, se rétrécissait toujours, et l'Italie devenait
frontière.
La raison pourquoi il ne se lit point , sous Gallus et
Gallien, d'établissement de barbares, c'est qu'ils trou-
vaient encore de quoi piller.
Ainsi , lorsque les Normands , image des conquérants
de l'empire, eurent pendant plusieurs siècles ravagé la
France, ne trouvant plus rien à prendre, ils acceptèrent
une province qui était entièrement déserte , et se la par-
tagèrent ' .
LaScythie dans ces temps-là étant presque tout inculte ',
les peuples y étaient sujets à des famines fréquentes ; ils
subsistaient en partie par un commerce avec les Romains ,
qui leur portaient des vivres des provinces voisines du
Danube ^. Les barbares donnaient en retour les choses
qu'ils avaient pillées, les prisonniers qu'ils avaient faits,
l'or et l'argent qu'ils recevaient pour la paix. Mais lors-
qu'on ne put plus leur payer des tributs assez forts pour
les faire subsister, ils furent forcés de s'établir ^.
' Voyez, dans les Chroniques recueillies par André du Chesne, l'élat
de cette province vers la lin du neuvième et le commenceuient du
dixième siècle. (Script. Norm. hist. veleres.)
' Les Golhs, comme nous l'avons dit, ne cultivaient point la lerro.
Les Vandales les appelaient TritUes , du nom d'une petite mesure ,
parce que dans une famine ils leur vendirent fort cher une pareille me-
sure de blé. ( Olymi'IODORE , dans la Bibliothèque de Photius, liv.
XXX.)
■* On voit , dans V Histoire de Priscus , qu'il y avait des ïnarchés éta-
blis par les traités sur les bords du Danube.
* Quand les Golhs envoyèrent prier Zenon de recevoir dans son al-
liance Theudéric, lils de Triarius, aux conditions qu'il avait accordées
oTheudéric, lils de Balamer, le sénat, consulté, répondit que les revenus
ii-l GIÎANOEUR I:T Dl^CADKNCK DES ROMAINS,
L'empire d'Ocei dent fut le premier abattu : en voie! les
raisons :
Les barbares , ayant passe le Danube , trouvaient à leur
tçauche le Bospbore, Constantinople, et toutes les foioes
del'enïpire d'Orient, qui les arrêtaient : cela faisait qu'ils
se tournaient à main droite, du côté de l'Illyrie, et sr
poussaient vers l'Occident. Il se fit un reflux de nations et
un transport de peuples de ce côté-là. Les passages de
l'Asie étant mieux gardés, tout refoulait vers l'Europe; au
lieu que dans la première invasion, sous Gallus, les for-
ces des barbares se partagèrent.
L'empire ayant été réellement divisé, les empereiu-s
d'Orient , qui avaient des alliances avec les barbares , ne
voulurent pas les rompre pour secourir ceux d'Occident.
Cette division dans l'administration , dit Priscus', fut très-
préjudiciable aux affaires d'Occident. Ainsi, les Romains
d'Orient ' refusèrent à ceux d'Occident une armée navale,
à cause de leur alliance avec les Vandales. Les Wisigoths,
ayant fait alliance avec Arcadius , entrèrent en Occident ,
et Honorius fut obligé de s'enfuir à Ravenne ^. Enfin , Ze-
non, pour se défaire de Tbéodoric, le persuada d'aller at-
taquer l'Italie, qu'Alaric avait déjà ravagée.
Il y avait une alliance très-étroite entre Attila et Gensé-
rie, roi des Vandales ^. Ce dernier craignait lesGoths^; il
avait marié son fils avec la fille du roi des Gotbs , et, lui
ayant ensuite fait couper le nez , il l'avait renvoyée : il s'u-
<le l'État n'étaient pas suflisants pour nourrir deux peuples goths , et
(|u'il fallait choisir l'amitié (U^ l'un des deux, t Histoire de lilakhiis, dans
V Extrait des ambassades.)
' Priscus, liv. H.
- Ilùd.
' Pkocopf. , Guerre des f'andales.
* Piuscus, liv. II.
' \o\n Jrirn^mXH. de 1{,!jiis r/eticis, i-n]). \\\\l.
CllAlMIUI:: Xl\. 14>3
lût donc avec Attila. Les deux empires , comme encliaîncs
par ces deux princes , n'osaient se secourir. La situation
de celui d'Occident fut siutout déplorable : il n'avait point
de forces de.mer; elles étaient toutes en Onent', en Kgypte,
Chypre, Phénicie, lonie, Grèce, seuls pays ou il veut
alors quelque commerce. Les Vandales et d'autres peu-
ples attaquaient partout les côtes d'Occident. Il vint une
ambassade des Italiens a Constanlinople, dit Priscus',
pour faire savoir qu'il était impossible que les affaires se
soutinssent sans une réconciliation avec les Vandales.
Ceux qui gouvernaient en Occident ne manquèrent pas
de politique : ils jugèrent qu'il fallait sauver l'Italie, qui
était en quelque façon la tète et en quelqiie façon le cœur
de l'empire. On fit passer les barbares aux extrémités, et
ou les y plaça. Le dessein était bien conçu, il fut bien
exécuté. Ces nations ne demandaient que la subsistance :
on leur donnait les plaines ; on se réservait les pays mon-
tagneux, les passages des rivières, les défilés, les places
sur les grands lleuves; on gardait la souveraineté. Il y a
apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir
Romains; et la facilité avec laquelle ces destructeurs fu-
rent eux-mêmes détruits par les Francs, par les Grecs, par
les Maures, justifie assez cette pensée. Tout ce système
fut renversé par une révolution plus fatale que toutes les
autres : l'armée d'Italie, composée d'étrangers, exigea ce
qu'on avait accordé à des nations plus étrangères encore;
elle forma sous Odoacer une aristocratie qui se donna le
tiers des terres de l'Italie; et ce fut le coup mortel porté à
cet empire.
Parmi tant de malhetu's on cherche avec une curiosité
' Cela parut surtout dans la guerre de Constantin et de Licinius.
* PniscLS, liv. II.
/ii G«ANI)i:UP. KT DÉCADENCE DES ROMAINS,
triste le destin delà ville de Rome. Elle était pour ainsi
dire sans défense; elle pouvait être aisément affamée ; l'é-
tendue de ses murailles faisait qu'il était très-diffieile de
les garder. Comme elle était située dans une plaine, on
pouvait aisément la forcer 5 il n'y avait point de ressource
dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les
etnpereurs furent obligés de se retirer à Ravenne, ville
autrefois défendue par la mer, comme Venise l'est au-
jourd'hui.
Le peuple romain , presque toujours abandonné de ses
souverains, commença à le devenir, et à faire des traités
pour sa conservation • : ce qui est le moyen le plus légi-
time d'acquérir la Souveraine puissance. C'est ainsi que
l'Armorlque et la Rretagne commencèrent à vivre sous
leurs propres lois ^
Telle fut la fin de l'empire d'Occident. Rome s'était
agrandie parce qu'elle n'avait eu que des guerres succes-
sives, chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne
ratta([uant que quand l'autre avait été ruinée. Rome fut
détruite parce que toutes les nations l'attaquèrent à la fois ,
et pénétrèrent partout.
CHAPITRE XX.
Des conquêtes tle Jnstiiiien. — De son goiivernemenl.
Comme tous ces peuples entraient pêle-mêle dans l'em-
pire, ils s'incommodaient réciproquement; et toute la po-
litique de ces temps-là fut de les armer les uns contre les
autres : ce qui était aisé, à cause de leur férocité et de leur
' Du temps d'Honorius , Alaric, qui assiégeait Rome, obligea cette
ville à prendre son alliance même contre l'empereur, qui ne put s'y op-
poser. (PRor.oi'E, Ciifrrc des Goths , liv. I.J Voyez Zosiuie, liv. VI.
' ZoSIMF,, liv. VI.
CHAPITRE XX. 145
avarice. Ils s'eutre-détruisirent pour la plupart avant d'a-
voir pu s'établir; et cela fit que l'empire d'Orient subsista
encore du temps.
D'ailleurs, le Nord s'épuisa lui-même, et l'on n'eu vit
plus sortir ces armées innombrables qui parurent d'abord ;
car, après les premières invasions des Goths et des Huns,
surtout depuis la mort d'Attila, ceux-ci et les peuples qui
les suivirent attaquèrent avec moins de forces.
Lorsque ces nations, qui s'étaient assemblées en corps
d'armée, se furent dispersées en peuples, elles s'affaibli-
rent beaucoup ; répandues dans les divers lieux de leurs
conquêtes , elles furent elles-mêmes exposées aux inva-
sions.
Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de
reconquérir l'Afrique et l'Italie , et fit ce que nos Français
exécutèrent aussi heureusement contre les Wisigoths, les
Bourguignons , les Lombards et les Sarrasins.
Lorsque la religion chrétienne fut apportée aux barbares,
la secte arienne était en quelque façon dominante dans
l'empire. Valens leur envoya des prêtres ariens, qui fu-
rent leurs premiers apôtres. Or, dans l'intervalle qu'il y
eut entre leur conversion et leur établissement, cette secte
fut en quelque façon détruite chez les Romains : les bar-
bares ariens ayant trouvé tout le pays orthodoxe , n'en
purent jamais gagner l'affection ; et il fut facile aux empe-
reurs de les troubler.
D'ailleurs , ces barbares , dont l'art et le génie n'étaient
guère d'attaquer les villes et encore inoins de les défejidre,
en laissèrent tomber les murailles en ruine. Procope nous
apprend que Béiisaire trouva celles d'Italie en cet état.
Celles d'Afrique avaient été démantelées par Genséric ' ,
' Procope, Guerre des Fanaales, liv. I.
MOxMESQUIEU. 13
l'iG GRANDEUR ET DECADENCE DES ROAEUWS,
c-oinmo celles d'Espagne le furent dans la suite par Vitisa%
dans l'idée de s'.issiirer de ses habitants.
La plupart de ces peuples du nord , établis dans les pays
du midi, en prirent d'abord la mollesse, et devinrent in-
capables des fatigues de la guerre '. Les Vandales lan-
guissaient dans la volupté; une table délicate, des habits
efféminés, des bains, la musique, la danse, les jardins,
les théâtres , leur étaient devenus nécessaires.
Ils ne donnaient plus d'inquiétude aux Romains^, dit
Malchus ' , depuis qu'ils avaient cessé d'entretenir les ar-
mées que (jeuséric tenait toujours prêtes , avec lesquelles
il prévenait ses ennemis, et étonnait tout le monde par la
facilité de ses entreprises.
Le cavalerie des Romains était très-exercée à tirer de
l'arc; iriais celle des Goths etdes Vandales ne se servait
(jue de l'épée et de la lance, et ne pouvait combattre de
loin* : c'est cà cette différence que Bélisaire attribuait une
partie de ses succès.
Les Romains , surtout sous Justinien, tirèrent degrands
services des Huns , peuples dont étaient sortis les Partîtes,
et qui combattaient comme eux. Depuis qu'ils eurent perdu
leur puissance par la défaite d'Attila et les divisions que le
grand nombre de ses enfants fit naître , ils servirent les |
Romains en qualité d'auxiliaires, et ils formèrent leur
meilleure cavalerie.
Toutes ces nations barbares se distinguaient chacune
par leur manière particulière de combattre etdes'armer*".
' MvRiVNA, Histoire (F Espagne, liv. VI, cl);ip. xix.
^ I'kocoi'E, Giieire des Fandales, liv. II. |jij
^ Du temps d'Honoric. W,
^ Histoire b;//.<niliiir, i]nr\sVExtrail des ambassades.
^ Voyez Proc-opi', Guerre des Fandalcs, liv. I; et le iiK-me auteur.
Guerre des Gotha, liv. I. Les archers golhs étaient à pied , ils étaient peu
instruits.
* Un passage remarquable de Jornandès nous donne toutes ces difl*»
CHAPITRE XX. (47
I Les Gotlis et les Vandales étaient redoutables l'épée à la
main; les Huns étaient des archers admirables, les Suè-
ves, de bons hommes d'infanterie ; les Alains étaient pe-
samment armés; et les Héioiles étaient une troupe légère.
Les Romains prenaient dans toutes ces nations les divers
corps de troupes qui convenaient à leurs desseins, et com-
battaient contre une seule avec les avantages de toutes
les autres.
Il est singulier que les nations les plus faibles aient été
celles qui firent de plus grands établissements. Ou se trom-
perait beaucoup, si l'on jugeait de leurs forces parleurs
conquêtes. Dans cette longue suite d'incursions, les peu-
ples barbares , ou plutôt les essaims sortis d'eux, détrui-
saient ou étaient détruits : tout dé^^endait des circonstan-
ces ; et, pendant qu'une grande nation était combattue ou
arrêtée , une troupe d'aventuriers qui trouvaient un pays
ouvert y faisaient des ravages effroyables. Les Goths,
que le désavantage de leurs armes fit fuir devant tant de
nations, s'établirent eu Italie, en Gaule et en Espagne;
les Vandales, quittant l'Espagne par faiblesse, passèrent
en Afrique, où ils fondèrent un grand empire.
Juslinien ne put équiper contre les Vandales que cin-
quante vaisseaux; et quand Bélisaire débarqua, il n'avait
que cinq mille soldats ' . C'était une entreprise bien hardie ;
et Léon , qui avait autrefois envoyé conti'e eux une flotte
composée de tous les vaisseaux de l'Orient, sur laquelle
il avait cent mille hommes , n'avait pas conquis l'Afrique ,
et avait pensé perdre l'empire.
Ces grandes flottes , non plus que les grandes armées
ie terre, n'ont guère jamais réussi. Comme elles épuisent
ronces : c'est à l'occasion de la bataille que les Gépides donnèrent aux
?nfants d'Attila.
' l'nocoPE, Guerre des Goths, liv. II.
f43 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
uu Etat , si l'expédition est longue ou que quelque mal-
heui' leur arrive , elles ne peuvent être secourues ni répa-
rées; si une partie se perd, ce qui reste n'est rien, parce
que les vaisseaux de guerre, ceux de transport, la cava-
lerie , l'infanterie , les munitions , enfin les diverses parties ,
dépendent du tout ensemble. La lenteur de l'entreprise
fait qu'on trouve toujours des ennemis préparés ; outre
qu'il est rare que l'expédition se fasse jamais dans une
saison commode , on tombe dîms le temps des orages :
tant de choses n'étant presque jamais prêtes que quelques
mois plus tard qu'on ne se l'était promis.
Bélisaire envahit l'Afrique ; et ce qui lui servit beau-
coup, c'est qu'il tira de Sicile une grande quantité de pro-
\ isions , eu conséquence d'un traité fait avec Amalasonte ,
reine des Goths. Lorsqu'il fut envoyé pour attaquer l'I-
talie, voyant que les Goths tiraient leur subsistance de la
Sicile, il commença par la conquérir; il affama ses enne-
mis, et se trouva dans l'abondance de toutes choses.
Bélisaire prit Carthage, Rome et Ravenne, et envoya
les rois des Goths et les Vandales captifs à Constantino-
l)le , où l'on vit , après tant de temps , les anciens triom-
phes renouvelés'.
On peut trouver dans les qualités de ce grand homme '
les principales causes de ses succès. Avec un général qui
avait toutes les maximes des premiers Romains, il se
forma une armée telle que les anciennes armées lomaines.
Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinaire-
ment dans la servitude ; mais le gouvernement tyranni-
([ue de Justinien ne put opprimer la grandeur de cette
âme , ni la supériorité de ce génie.
' JusUnicn ne lui accorda que le triomphe de l'Afrique.
» Voyez Suidas , à l'article Bélisaire.
ï
CHAPITRE XX. 149
L'eunuffue Narsès fut encore donné à ce règne poiu' le
rendre illustre. Élevé dans le palais , il avait plus la con-
fiance de l'empereur ; car les princes regardent toujours
leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets.
Mais la mauvaise conduite de Justinien , ses profusions ,
ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir, de changer ,
de réformer, son inconstance dans ses desseins , un règne
dur et faible, devenu plus incommode par une longue
vieillesse , furent des malheurs réels mêlés à des succès
inutiles et une gloire vaine.
Ces conquêtes , qui avaient pour cause non la force de
l'empire , mais de certaines circonstances particulières ,
perdirent tout : pendant qu'on y occupait les armées , de
nouveaux peuples passèrent le Danube, désolèrent l'Il
lyrie , la Macédoine et la Grèce ; it les Perses , dans qua
tre invasions, firent à l'Orient des plaies incurables '.
Plus ces conquêtes furent rapides , moins elles eurent un
établissement solide : lltalie et l'Afrique furent à peine
conquises , qu'il fallut les reconquérir.
Justinien avait pris sur le théâtre une femme qui s'y
était longtemps prostituée ^ : elle le gouverna avec un
empire qui n'a point d'exemple dans les histoires ; et met-
tant sans cesse dans les affaires les passions et les faiitai-
sies de sou sexe , elle corrompit les victoires et les succès
les plus heureux.
En Orient , on a de tout temps multiplié l'usage des
i femmes , pour leur ôter l'ascendant prodigieux qu'elles ont
I sur nous dans ces climats ; mais à Constantiuople la loi
d'une seule femme donna à ce sexe l'empire : ce qui mit
quelquefois de la faiblesse dans le gouvernement.
' Les deux empires se ravagèrent d'autant plu» qu'on n'espérait pas
conserver ce qu'on avait conquis.
' I,'iinp«'ra(rice Théodora.
. 13.
tôO GHANDLUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Le peuple de Coustantinople était de tout temps divisé
en deux factions, celle des bleus et celle des verts : elles
tiraient leur origine de l'affection que l'on prend dans les
théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour d autres.
Dans les jeux du cirque, les chariots dont les cochers
étaient habillés de vert disputaient le prix à ceux qui étaient
habillés de bleu ; et chacun y prenait intérêt jusqu'à la
fureur.
Ces deux factions , répandues dans toutes les villes de
l'empire, étaient plus ou moins furieuses, à proportion
de la graudeur des villes, c'est-à-dire de l'oisiveté d'une
grande partie du peuple.
Mais les divisions, toujours nécessaires dans un gou-
vernement républicain pour le maintenir, ne pouvaient
être que fatales à celui des empereurs, parce qu'elles ne
produisaient que le changement du souverain, et non le
rétablissement des lois et la cessation des abus.
Justinien, qui favorisa les bleus, et refusa toute jus-
tice aux verts • , aigrit les deux factions , et par conséquent
les fortifia.
Elles allèrent jusqu'à anéantir l'autorité des magis-
trats. Les bleus ne craignaient point les lois, parce que
l'empereur les protégeait contre elles ; les verts cessèrent
de les respecter, parce qu'elles ne pouvaient plus les dé-
fendre \
Tous les lieus d'amitié, de parenté , de devoir, de re-
connaissance, furent ôtés ; les familles s'eutre-détruisirent;
tout scélérat qui voulut faire un crime fut de la faction
' Celle maladie était ancienne. Suétone dit que Caligula, attaché a la
faction des rer/.s , haïssait le peuple parce qu'il applaudissait à l'autre.
* Pour prendre une idée de l'esprit de ces temps-là, il faut voir Tliéo-
phane, qui rapporte une longue conversation qu'il y eut au théâtre en-
tre les i\rls vX l'empereur.
CHAPITRE XX. fil
des bleus ; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de
celle des verts.
Uu gouvernemeut si peu sensé était encore plus cruel :
l'empereur, non content de faire à ses sujets une injustice
générale en les accablant d'impôts excessifs, les désolait
par toutes sortes de tyrannies dans leurs affaires par-
ticulières.
Je ne serais point naturellement porté à croire tout ce
que Procope nous dit là-dessus dans son histoire secrète.
parce que les éloges magnifiques qu'il a faits de ce prince
dans ses autres ouvrages affaiblissent son témoignage dans
celui-ci, où il nous le dépeint comme le plus stupide et
le plus cruel des tyrans.
Mais j'avoue que deux choses font que je suis pour
l'histoire secrète : la première, c'est qu'elle est mieux
liée avec l'étonnante faiblesse où se trouva cet empire a
la fin de ce règne et dans les suivants.
L'autre est un momiment qui existe encore parmi nous :
ce sont les lois de cet empereur, où l'on voit dans le cours
de quelques années la jiu'isprudence varier davantage
qu'elle n'a fait dans les trois cents dernières années de
notre monarchie.
Ces variations sont la plupart sur des choses de si pe-
tite importance ', qu'on ne voit aucune raison qui eût dû
porter un législateur à les faire, a moins qu'on n'explique
ceci par l'histoire secrète , et qu'on ne dise que ce prince
vendait également ses jugements et ses lois.
Mais ce qui fit le plus de tort a l'état politique de gor-
vernement fut le projet qu'il conçut de réduire tous les
hommes à imemême opinion sur les matières de religion,
• Vovez les ÎSovelles de Jusiinicn.
152 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
dans des circonstances qui rendaient son zèle entièrement
indiscret.
Comme les anciens Romains fortifièrent leur empire en
y laissant toute sorte de culte , dans la suite on le rédui-
sit à rien , en coupant l'une après l'autre les sectes qui ne
dominaient pas.
Ces sectes étaient des nations entières. Les unes , après
qu'elles avaient été conquises par les Romains , avaient
conservé leur ancienne religion : comme les samaritains et
les juifs. Les autres s'étaient répandues dans un pays :
comme les sectateurs de Montan dans la Phrygie; les ma-
nichéens , les sabatiens , les ariens , dans d'autres pro-
vinces ; outre qu'une grande partie des gens de la campa-
gne étaient encore idolâtres , et entêtés d'une religion gros-
sière comme eux-mêmes.
Justinien, qui détruisit ces sectes par l'épée ou par ses
lois, et qui, les obligeant à se révolter, s'obligea à les ex-
terminer, rendit incultes plusieurs provinces. Il crut avoir
augmenté le nombre des fidèles : il n'avait fait que dimi-
nuer celui des hommes.
Procope nous apprend que par la destruction des sama«
ritains la Palestine devint déserte; et ce qui rend ce fait
singulier, c'est qu'on affaiblit l'empire, par zèle pour la
religion, du côté par où , quelques règnes après, les x\ra-
bes pénétrèrent pour la détruire.
Ce qu'il y avait de désespérant , c'est que , pendant que
l'empereur portait si loin l'intolérance , il ne convenait pas
lui-même avec l'impératrice sur les points les plus essen-
tiels : il suivait le concile de Chalcédoine ; et l'impératrice
favorisait ceux qui y étaient opposés , soit qu'ils fussent de
bonne foi , dit Évagre, soit qu'ils le fissent à dessein '.
' Liv. IV, chap. x.
CHAPITRE X\r. 153
Lorsqu'on lit Proeope sur les édifices de Justinien , et
qu'on voit les places et les forts que ce prince fit élever
partout, il vient toujours dans l'esprit une idée , mais bien
fausse, d'un État florissant.
D'abord les Romains n'avaient point de places : ils met-
taient toute leur confiance dans leurs armées, qifils pla-
çaient le long des fleuves , ou ils élevaient des tours de
distance en distance pour loger les soldats.
Mais lorsqu'on n'eut plus que de mauvaises armées ,
que souvent même on n'en eut point du tout, la frontière
ne défendant plus l'intérieur, il fallut le fortifier; et alors
on eut plus de places et moins de forces , plus de retraites
et moins de sûreté '. La campagne n'étant plus habitable
qu'autour des places fortes , on eu bâtit de toutes parts.
11 eu était comme de la France du temps des Normands S
qui n'a jamais été si faible que lorsque tous ses villages
étaient entourés de murs.
Ainsi toutes ces listes de noms des forts que Justinien
fit bâtir, dont Proeope couvre des pages entières, ne sont
que des monuments de la faiblesse de l'empire.
CHAPITRE XXL
Désordres de l'empire d'Orient.
Dans ce temps-là , les Perses étaient dans une situation
' Aufniste avait établi neuf fronUères on marclies : sous les empereurs
suivants le nombre en augmenta. Les barbares se montraient là où ils
n'avaient point encore paru. Et Dion, liv. LV, rapporte que de son
temps, sous l'empire d'Alexandre, il y en avait treize. On voit par la no-
tice de l'empire, écrite depuis Arcadius et Honorius, que dans le seul
empire d'Orient il y en avait quinze. Le nombre en augmenta toujours.
La Pamphylie, la Lycaonie, là Pisidie, devinrent des marches; et tout
l'empire fut couvert de fortilications. Aurélien avait été obligé de fortifier
Rome.
' Et des Anglais.
I5i GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
plus heureuse que les Romains : ils craignaient peu les
peuples du uord ' , parce qu'une partie du mont Taurus ,
entre la mer Caspienne et le Pont-Eu\in, les en séparait,
et qu'ils gardaient un passage fort étroit , fermé par une
porte =*, qui était le seul endroit par où la cavalerie pouvait
passer : partout ailleurs ces barbares étaient obligés de
descendre par des précipices , et de quitter leurs chevaux ,
qui faisaient toute leur force; mais ils étaient encore ar-
rêtés par l'Araxe, rivière profonde qui coule de l'ouest à
l'est , et dont on défendait aisément les passages ^.
De plus, les Perses étaient tranquilles du côté del'orient ;
au midi, ils étaient bornés par la mer. 11 leur était facile
d'entretenir la division parmi les princes arabes , qui ne
songeaient qu'à se piller les uns les autres. Ils n'avaient
donc proprement d'ennemis que les Romains. « Nous sa-
« vous, disait un ambassadeurde Hormisdas \ que les Ro-
« mains sont occupés à plusieurs guerres, et ont à com-
« battre contre presque toutes les nations : ils savent au
" contraire que nous n'avons de guerre que contre eux. "
Autant que les Romains avaient négligé l'art militaire,
autant les Perses l'avaient-ils cultivé.
« Les Perses, disait Rélisaire à ses soldats, ne vous
« surpassent point en courage ; ils n'ont sur vous que l'a-
« vantage de la discipline. »
Ils prirent dans les négociations la même supériorité
(juedans la guerre. Sous prétexte qu'ils tenaient une gar-
nison aux portes Caspiennes , ils demandaient un tribut
aux Romains, comme si chaque peuple n'avait pas ses
frontières à garder ; ils se faisaient payer pour la paix,
■ Les Huns.
^ Les portes Caspiennes.
5 PUOCOPK, Guerre (les Peracs. liv. I.
* Ambastiddcs de Mrnandrc.
CHAPITRE XX r. 155
pour les trêves , pour les suspensions d'armes , pour le
temps qu'on employait à négocier, pour celui qu'on avait
passé à faire la guerre.
Les Avares ayant traversé le Danube, les Romains, qui
la plupart du temps n'avaient point de troupes à leur oppo-
ser, occupés contre les Perses lorsqu'il aurait fallu com-
battre les Avares , et contre les Avares quand il aurait
fallu arrêter les Perses, furent encore forcés de se soumet-
tre à un tribut; et la majesté de l'empire fut flétrie chez
toutes les nations.
Justin, Tibère et Maurice travaillèrent avec soin à dé-
fendre l'empire. Ce dernier avait des vertus ; mais elles
étaient ternies par une avarice presque inconcevable dans
un grand prince.
Le roi des Avares offrit à Maurice de lui rendre les pri-
sonniers cju'il avait faits, moyennant une demi-pièce d'ar-
gent par tète ; sur son refus , il les lit égorger. L'armée
romaine , indignée , se révolta ; et les verts s'étant soulevés
en même temps, un centenier, nommé Phocas, fut élevé à
l'empire, et fit tuer Maurice et ses enfants.
L'histoire de l'empire grec (c'est ainsi que nous nomme-
rons dorénavant l'empire romain) n'est plus qu'un tissu de
révoltes , de séditions et de perfidies. Les sujets n'avaient
pas seulement l'idée de la fidélité que l'on doit aux prin-
ces ; et la succession des empereurs fut si interrompue ,
que le titre àcporphyrogénète ', c'est-à-dire né dans l'ap-
partement où accouchaient les impératrices , fut un titre
distinctif que peu de princes des diverses familles impé-
riales purent porter.
Toutes les voies furent bonnes pour parvenir à l'empire :
on y alla par les soldats , par le clergé , par le sénat, par
' [Ce mot, dérivé du grec, signilis né dans la pourpre. (P.)]
156 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAIîS'S,
les paysans, par le peuple de Constantinople , par celui
des autres villes.
La religion chrétienne étant devenue dominante dans
l'empire, il s'éleva successivement plusieurs hérésies qu'il
fallut condamner. Arius ayant nié la divinité du Verbe;
les Macédoniens, celle du Saint-Esprit; Nestorius, l'unité
de la personne de Jésus-Christ ; Eutychès , ses deux na-
tures ; les monotbélites, ses deux volontés, il fallut as-
sembler des conciles contre eux : mais les décisions n'en
ayant pas été d'abord universellement reçues , plusieurs
empereurs séduits revinrent aux erreurs condamnées. Et
comme il n'y a jamais eu de nation qui ait porté une haine
si violente aux hérétiques que les Grecs, qui se croyaient
souillés lorsqu'ils parlaient à un hérétique, ou habitaient
avec lui , il arriva que plusieurs empereurs perdirent l'af-
fection de leurs sujets ; et les peuples s'accoutumèrent à
penser que des princes si souvent rebelles à Dieu n'a-
vaient pu êti'e choisis par la Providence pour les gouver-
ner.
Une certaine opinion, prise de cette idée qu'il ne fallait
pas répandre le sang des chrétiens, laquelle s'établit de
plus en plus lorsque les mahométans eurent p^ru , fit que
les crimes qui n'intéressaient pas directement la religion
furent faiblement punis : ou se contenta de crever les yeux,
ou de couper le nez ou les cheveux , ou de mutiler de
quelque manière ceux qui avaient excité quelque révolte,
ou attenté à la personne du prince ' ; des actions pareilles
purent se commettre sans danger, et même sans courage.
Un certain respect pour les ornements impériaux lit que
l'on jeta d'abord les yeux sur ceux qui osèrent s'en revè-
' Zenon contribua beaucoup à établir ce relâchement. Voyez Malchus ,
Histoire byzantine , dans l'Extrait des ambassades.
I
CHAPITRE XXI. 157
tir. C'était un crime de porter ou d'avoir cliez sol des étof-
fes de pourpre ; mais dès qu'un homme s'en vêtissait, il
était d'abord suivi , parce que le respect était plus attaché
à l'habit qu'à la personne.
L'ambition était encore irritée par l'étrange manie de
ces temps-là, n'y ayant guère d'homme considérable qui
n'eût par devers lui quelque prédiction qui lui promettait
l'empire. i
Comme les maladies de l'esprit ne se guérissent guère', •
l'asti'ologie judiciaire et l'art de prédire par les objets vus
dans l'eau d'un bassin avaient succédé, chez les chrétiens,
aux divinations par les entrailles des victimes ou le vol des
oiseaux, abolies avec le paganisme. Des promesses vaines
furent le motif de la plupart des entreprises téméraires des
particuliers , comme elles devinrent la sagesse du conseil
des princes.
Les malheurs de l'empire croissant tous les jours, on fut
naturellement porté à attribuer les mauvais succès dans
la guerre , et les traités honteux dans la paix , à la mau-
vaise conduite de ceux qui gouvernaient.
Les révolutions mêmes firent les révolutions , et l'effet
devint lui-même la cause. Comme les Grecs avaient vu
passer successivement tant de diverses familles sur le
trône, ils n'étaient attachés à aucune; et la fortune ayant
pris des empereurs dans toutes les conditions, iln'y avait
pas de naissance assez basse ni de mérite si mince qui
pût ôter l'espérance.
Plusieurs exemples reçus dans la nation en formèrent
l'esprit général , et firent les mœurs , qui régnent aussi im-
périeusement que les lois.
Il semble que les grandes entreprises soient parmi nous
' Voyez Nicétas, P'ie d'Andronic Comnène.
.♦58 GRANDKUR KT DÉCADENCE DES ROMAINS,
plus difficiles à mener que chez les anciens. On ne peut
guère les cacher, parce que la communication est telle au-
jourd'hui entre les nations que chaque prince a des minis-
tres dans toutes les cours , et peut avoir des traîtres dans
tous les cabinets.
L'invention des postes fait que les nouvelles volent et
arrivent de toutes parts.
Comme les grandes entreprises ne peuvent se faire sans
argent , et que depuis l'invention des lettres de change les
négociants en sont les maîtres, leurs affaires sont très-sou-
vent liées avec les secrets de l'État ; et ils ne négligent rien
pour les pénétrer.
Des variations dans le change, sans une cause connue,
font que bien des gens la cherchent , et la trouvent à la fia.
L'invention de l'imprimerie, qui a mis les livres dans
les mains de tout le monde; celle de la graN'ure, qui a
rendu les cartes géographiques si communes ; enfin l'éta-
blissement des papiers politiques , font assez connaître à
chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément
être éclairci sur les faits secrets.
Les conspirations dans l'État sont devenues difficiles ,
parce que, depuis l'invention des postes, tous les secrets
particuliers sont dans le pouvoir du public.
Les princes peuvent agir avec promptitude, parcequ'ils
ont les forces de l'État dans leurs mains : les conspirateurs
sont obligés d'agir lentement, parce que tout leur manque;
mais , à présent que tout s'éclaircit avec plus de facilité
et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent de temps
à s'arranger, ils sont découverts.
Al'lTRE XXII. 159
CHAPITRE XXII.
Faiblesse de l'empire d'Orient.
Phocas, dans la confusion des choses, étant mal affermi,
Héraclius \iut d'Afrique, et le fit mourir; il trouva les
provinces envahies et les légions détruites.
A peine avait-il donné quelque remède à ces maux, que
les Arabes sortirent de leur pays, pour étendre la reli-
gion et l'empire que Mahomet avait fondés d'une même
main.
Jamais on ne vit des progrès si rapides : ils conquirent
d'abord la Syrie, la Palestine, l'Egypte, l'Afrique, et enva-
hirent la Perse.
Dieu permit que sa religion cessât en tant de lieux d'ê-
tre dominante ; non pas qu'il l'eût abandonnée, mais parce
que, qu'elle soit dans la gloire ou dans l'humiliation exté-
rieure, elle est toujours également propre à produire son
effet naturel , qui est de sanctifier.
La prospérité de la religion est différente de celle des
empires. Un auteur célèbre disait qu'il était bien aise d'ê-
tre malade, parce que la maladie est le vrai état du chré-
tien. On pourrait dire de même que les humiliations
de l'Église , sa dispersion , la destruction de ses temples ,
les souffrances de ses martyrs , sont le temps de sa gloire ;
et que, lorsqu'aux yeux du monde elle paraît triompher,
c'est le temps ordinaire de son abaissement.
Pour expliquer cet événement fameux de la conquête de
tant de pays par les Arabes, il ne faut pas avoir re-
cours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient , depuis
longtemps , distingués parmi les auxiliaires des Romains
et des Perses; les Osroéniens et eux étaient les meilleurs
160 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES RO.\LAJ>'S, '
hommes de trait qu'il y eût au monde ; Alexandre Stvcre
et Maxiniin en avaient engagé à leur service autant qu'ils
avaient pu , et s'en étaient servis avec un grand succès
contre les Germains, qu'ils désolaient de loin; sous
Valeus, les Goths ne pouvaient leur résister'; enfin
ils étaient dans ces temps-là la meilleure cavalerie du
monde.
IVous avons dit que, chez les Romains , les légions d'Eu-
rope valaient mieux que celles d'Asie; c'était tout le con-
traire pour la cavalerie : je parle de celle des Parthes, des
Osroéniens et des Sarrasins; et c'est ce qui arrêta les con-
quêtes des Romains , parce que , depuis Antiochus , un
nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure
du monde , s'empara de la haute Asie.
Cette cavalerie était pesante ^ , et celle d'Europe était
légère : c'est aujourd'hui tout le contraire. La Hollande et
la Frise n'étaient point pour ainsi dire encore faites ^, et
l'Allemagne était pleine de bois , de lacs et de marais , où
la cavalerie servait peu.
Depuis qu'on a donné un cours aux grands fleuves ,
ces marais se sont dissipés , et l'Allemagne a changé de
face. Les ouvrages de Valentiuiensurle Necker et ceux des
Romains sur le Rhin ^ ont fait bien des changements ^; et,
le commerce s' étant établi , des pays qui ne produisaient
point de chevaux en ont donné, et on en a fait usage ^.]
■ ZosiME, liv. IV.
• Voyez ce que dit Zosime, liv. I, sur la cavalerie d'Aurélien et celle
lie Palmyre ; voyez aussi Ammien Marcellin , sur la cavalerie des Perses.
5 C'étaient , pour la plupart , des terres submergées, que l'art a rendues
propres à être la demeure des hommes.
4 Voyez Ammien Marcellin, liv. XXVII.
' Le climat n'y est plus aussi froid que le disaient les anciens
* César dit que les chevaux des Cermains étaient vilains et petits. (Guerre
ries Gaules , liv. IV , ch. ii.) Et Tacite, des Mœurs des Germains, dit !
Germania pecorum /(eeutida , sed plertiquc improccra.
CHAPITRE xxn. m
Constantin , ûls d'Héraclius , ayant été empoisonné , et
son fils Constantin tué en Sicile , Constantin le Barbu ,
sou fils aîné, lui succéda'. Les grands des provinces
d'Orient s'étant assemblés , ils voulurent couronner ses
deux, autres frères , soutenant que , comme il faut croire
en la Trinité , aussi était-il raisonnable d'avoir trois em-
pereurs.
L'histoire grecque est pleine de traits pareils ; et le pe-
tit esprit étant parvenu à faire le caractère de la nation , il
n'y eut plus de sagesse dans les entreprises , et l'on vit
des troubles sans cause et des révolutions sans motifs.
Une bigoterie universelle abattit les courages et engour-
dit tout l'empire. Constantinople est , à proprement par-
ler , le seul pays d'Orient où la religion chrétienne ait été
dominante. Or, cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse
des nations d'Asie , se mêlèrent dans la dévotion même.
Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus, générai
de Maurice , qui , étant près de donner une bataille , se
mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de
gens qui allaient être tués ^
Ce sont bien d'autres larmes , celles de ces Arabes qui
pleurèrent de douleur de ce que leur général avait fait une
trêve qui les empêchait de répandre le sang des chrétiens ^
C'est que la différence est totale entre une armée fana-
tique et une armée bigote. On le vit dans nos temps mo-
dernes, dans une révolution fameuse, lorsque l'armée de
Cromwe 11 était comme celle des Arabes, et les armées
d'Irlande et d'Ecosse comme celles des Grecs.
Une superstition grossière , qiii abaisse l'esprit autant
' ZOSARAS, Fie de Constantin le Barbu.
* ThéOPHILActe, liv. II, chap. ni; Histoire de l'empereur Maurice.
s Histoire de la conquête de la 5yne , de la Perse et de l'Egypte par
les Sarrasins , par M. Ocklry.
14.
169. GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
que la religion l'élève, plaça toute la vertu et toute la
coufianee des hommes dans une ignorante stupidité pour
les images , et l'on vit des généraux lever un siège ' et per-
dre une ville ^ pour avoir une relique.
La religion chrétienne dégénéra sous l'empire grec au
point où elle était de nos jours chez les Moscovites , avant
que leczar Pierre P' eût fait renaître cette nation, et in-
troduit plus de changements dans un État qu'il gouvernait,
que les conquérants n'en font dans ceux qu'ils usurpent.
On peut aisément croire que les Grecs tombèrent dans
une espèce d'idolâtrie. Ou ne soupçonnera pas les Italiens
ni les Allemands de ces temps-là d'avoir été peu attachés
au culte extérieur ; cependant , lorsque les historiens grecs
parlent du mépris des premiers pour les reliques et les
images , on dirait que ce sont nos controversistes qui s'é-
chauffent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent
pour aller dans la terre sainte , INicétas dit que les Ar-
méniens les reçurent comme amis , parce qu'ils n'adoraient
pas les images. Or si , dans la manière de penser des
Grecs, les Italiens et les Allemands ne rendaient pas assez
de culte aux images, quelle devait être l'énormité du leur?
II pensa bien y avoir en Orient à peu près la même
révolution qui arriva , il y a environ deux siècles , en Oc-
cident, lorsc[u'au renouvellement des lettres, comme on
commença à sentir les abus et les dérèglements où l'on
était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal.
des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent l'Église, au
lieu de la réformer.
Léon risaurieu, Constantin Copronyme, Léon son fils,
firent la guerre aux images ; et après que le culte en eut
' ZoN.VR.vs, Fie de Romain Lucapéne.
* NicKTAS, rie de Jean Comnéne.
CHAPITRE XXII. 163
été rétabli parlirapératriceTrèue, Leou l'Arménien, Mi-
chel le Bègue, et Théophile , les abolirent encore. Ces prin-
ces crurent n'en pouvoir modérer le culte qu'en le détrui-
sant; ils firent la guerre aux moines qui incommodaient
l'État' ; et, prenant toujours les voies extrénies, ils voulu-
rent les exterminer par le glaive , au Heu de chcrclier à les
régler.
Les moines ' , accusés d'idolâtrie par les partisans des
nouvelles opinions , leur donnèrent le change en les accu-
saut à leur tour de magie ^ ; et , montrant au peuple les
églises dénuées d'imaces et de tout ce qui avait fait jus-
que-là l'objet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point
imaginer qu'elles pussent servir à d'autre usage qu'à sa-
crifier aux démons.
Ce qui rendait la querelle sur les images si vive, et fit
que dans la suite les gens sensés ne pouvaient pas proposer
un culte modéré, c'est qu'elle était liée à des choses bien
tendres : il était question de la puissance; et les moines
l'ayant usurpée , ils ne pouvaient l'augmenter ou la soute-
nir qu'en ajoutant sans cesse au culte extérieur dont ils
faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres
contre les images furent toujours des guerres contre eux,
et que quand ils eurent gagné ce point , leur pouvoir n'eut
plus de bornes.
Il arriva pour lors ce que l'on ^ it , quelques siècles
après, dans la querelle qu'eurent Barlaam et Acindyne
' Longtemps avant, Valens avait fait une loi pour les obliger d'aller
à !a guerre, et fit tuer tous ceux qui n'clwireut pas. (Jornandès, de
Regn. siiccess. ; et la loi xxvi, cod. de Dccitr.)
^ Tout ce qu'on verra ici sur les moines grecs ne porte point sur leur
état; car on ne peut pas dire qu'une chose ne soit pas bonne, parce
que dans de certains temps, ou dans quelques pays, on en a abusé.
' LÉON LE Grammairiex , ric de Léon V Arminien, fie de Théophile'
Voyez Suidas , à l'article Cnnslantin , lils de Léon.
164 GRANDEUR ET DÉCAUENCE DES ROMAINS,
contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusqu'à sa
destruction. On dispiitait si la lumière qui apparut autoiu'
de Jésus-Christ sur le Thabor était créée ou incréée. Dans
le fond, les moines ne se souciaient pas plus qu'elle fût
l'un que l'autre ; mais comme Barlaam les attaquait direc-
tement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lu-
mière fût incréée.
La guerre que les empereurs iconoclastes déclarèrent
aux moines fit que l'on reprit un peu les principes du
gouvernement, que l'on employa en faveur du p\iblic les
revenus publics, et qu'enfin on ôta au corps de l'État ses
entraves.
Quand je pense à l'ignorance profonde dans laquelle le
clergé grec plongea les laïques , je ne puis m'empêcher de
le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote ' , qui cre-
vaient les yeux à leurs esclaves , afin que rien ne pût les
distraire et les empêcher de battre leur lait.
L'impératrice Théodora rétablit les images , et les moi-
nes recommencèrent à abuser de la piété publique ; ils
parvinrent jusqu'à opprimer le clergé séculier même ; ils
occupèrent tous les grands sièges ^ , et exclurent peu à
peu tous les ecclésiastiques de l'épiscopat : c'est ce qui
rendit ce clergé intolérable; et si l'on eu fait le parallèle
avec le clergé latin , si l'on compare la conduite des papes
avec celle des patriarches de Constaulinople , on verra des
gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.
Voici une étrange contradiction de l'esprit humain. Les
ministres de la religion chez les premiers Romains n'étant
pas exclus des charges et de la société civile, s'embarras-
sèrent peu de ses affaires : lorsque la religion chrétienne
' Llv. IV.
» Voycï Pacliyiuorc, liv. VIll.
CHAPITRE XXII. 1C5
fut établie, les ecclésiastiques , qui étaient plus séparés des
affaires du monde , s'en mêlèrent avec modération ; mais
lorsque, dans la décadence de l'empire, les moines furent le
seul clergé , ces gens , destinés par une profession plus
particulière à fuir et à craindre les affaires , embrassèrent
toutes les occasions qui purent leur y donner part ; ils ne
cessèrent de faire du bruit partout, et d'agiter ce monde
qu'ils avaient quitté.
Aucune affaire d'État , aucune guerre , aucune trêve ,
aucime négociation , aucun mariage , ne se traita que par
le ministère des moines : les conseils du prince en furent
remplis, et les assemblées de la nation presque toutes com-
posées.
On ne saurait croire quel mal il en résulta. Ils affaibli-
rent l'esprit des princes , et leur firent faire imprudemment
même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les
soldats de son armée de mer à bâtir une église à saint Mi-
chel , il laissa piller la Sicile par les Sarrasins , et prendre
Syracuse ; et Léon , son successeur, qui employa sa flotte
au même usage , leur laissa occuper Tauroménie et l'île de
Lemnos '.
Andronic Paléologue abandonna la marine , parce qu'on
l'assura que Dieu était si content de son zèle pour la paix
de l'Église, que ses ennemis n'oseraient l'attaquer. Le même
craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps qu'il
employait à gouverner son État, et qu'il dérobait aux af-
faires spirituelles '.
Les Grecs , grands parleurs , grands disputeurs , natu-
rellement sophistes , ne cessèrent d'embrouiller la religion
par des controverses. Comme les moines avaient un grand
' ZoNARAS et NiCÉpnoRE , fie de Basile et de Léon.
' P-vcHyMÈRE, liv. yil.
166 GRANDEUR ET DÉCADEiNCE DES ROMAINS,
crédit à la cour, toujours d'autant plus faible qu'elle était
plus corrompue , il arrivait que les nioiiies et la cour se
corrompaient réciproquement, et que le mal était dans tous
les deux : d'où il suivait que toute l'attention des empereurs
était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter des
disputes théologiques qu'on a toujours remarquées devenir
frivoles à mesure qu'elles sont plus vives.
Michel Paléologue , dont le règne fut tant agité par des
disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des
Turcs dans l'Asie , disait en soupirant que le zèle témé-
raire de certaines personnes qui , en décriant sa conduite ,
avaient soulevé ses sujets contre lui , l'avait obligé d'appli-
quer tous ses soins à sa propre conservation , et de négli-
ger la ruine des provinces. « Je me suis contenté, disait-il ,
« de pourvoir à ces parties éloignées par le ministère des
« gouverneurs, qui m'en ont dissimulé les besoins, soit
« qu'ils fussent gagnés par argent, soit qu'ils appréhen-
« dassent d'être punis '. «
Les patriarches de Constantinople avaient un pouvoir
immense. Comme dans les tumultes populaires les empe-
reurs et les grands de l'État se retiraient dans les églises ,
que le patriarche était maître de les livrer ou non, et
exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours,
quoique indirectement, arbitre de toutes les affaires pu-
bliques.
Lorsque le vieux Andronic * fît dire au patriarche qu'il
se mêlât des affaires de l'Église, et le laissât gouverner
celles de l'empire : « C'est, lui répondit le patriarche,
<■ comme si le corps disait à l'âme : Je na prétends avoir
' Pachymère, liv. VI, chap. xxiX. On a employé la traduction do
M. le président Cousin.
' Paléologue. Voyez VHisioirc des deux Andronic , écrite pat dmU-
cuzèue, liv. I , chap. 4
CHAPITRE XXIL 167
« rien de commun avec vous , et je n'ai que faire de votre
« secours pour exercer mes fonctions. »
De si monstrueuses prétentions étant insupportables aux
princes, les patriarches furent très-souvent chassés de leurs
sièges. Mais chez une nation superstitieuse , où l'on croyait
abominables toutes les fonctions ecclésiastiques qu'avait
pu faire un patriarche qu'on croyait intrus , cela produisit
des schismes continuels : chaque patriarche, l'ancien, le
nouveau, le phis nouveau , ayant chacun leurs sectateurs.
Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles
qu'on pouvait avoir sur le dogme , parce qu'elles étaient
comme une hydre qu'une nouvelle déposition pouvait tou-
jours reproduire.
La fureur des disputes devint un état si naturel aux
Grecs, que, lorsque Cantacuzène prit Constantinople , il
trouva l'empereur Jean et l'impératrice Anne occupés à un
concile contre quelques ennemis des moines ' ; et quand
Mahomet II l'assiégea , il ne put suspendre les haines théo-
logiques ' ; et on y était plus occupé du concile de Florence
que de l'armée des Turcs 3.
Dans les disputes ordinaires , comme chacun sent qu'il
peut se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas
extrêmes; mais dans celles que nous avons sur la religion,
comme par la nature de la chose chacun croit être sûr que
con opinion est vraie , nous nous indignons contre ceux
qui, au lieu de changer eux-mêmes, s'obstinent à nous
faire changer.
' Cantacl'zène, liv. III , ch. xcix.
' DucAS, Histoire des derniers Paléologues.
3 On se demandait si ou avait entendu la messe d'un prêtre qui eût
eonsenti à l'union : on l'aurait fui comme le feu. On regardait la grande
é&lise comme un temple profane. Le moine Gennadius lançait ses anathè-
TTies sur tous ceux qui désiraient la paix. (Ducas , Histoire des dernien
faléologues.)
168 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
Ceux qui liront l'histoire de Pachymère connaîtront
bien l'impuissance où étaient et où seront toujours les
théologiens , par eux-mêmes , d'accommoder jamais leurs
différends. On y voit un empereur ' qui passe sa vie à les
assembler, à les écouter, à les rapprocher ; on voit de l'autre
une hydre de disputes qui renaissent sans cesse ; et l'on
sent qu'avec la même méthode , la même patience , les mê-
mes espérances, la même envie de finir, la même simplicité
pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines,
ils ne se seraient jamais accommodés jusqu'à la fin du
monde.
En voici un exemple bien remarquable, A la sollicita-
tion de l'empereur, les partisans du patriarche Arsène fi-
rent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche
Joseph, qui portait que les deux partis écriraient leurs
prétentions chacun sur un papier ; qu'on jetterait les deux
papiers dans un brasier; que, si l'un des deux demeurait
entier, le jugement de Dieu serait suivi ; et que , si tous
les deux étaient consumés , ils renonceraient à leurs diffé-
rends. Le feu dévora les deux papiers : les deux partis se
réunirent, la paix dura un jour; mais le lendemain ils
dirent que leur changement aurait dû dépendre d'une per-
suasion intérieure et non pas du hasard; et la guerre re-
commença plus vive que jamais \
On doit donner une grande attention aux disputes des
théologiens ; mais il faut la cacher autant qu'il est possible :
la peine qu'on paraît prendre à lei' calmer les accréditant
toujours, en faisant voir que leur manière de penser est
si importante , qu'elle décide du repos de l'État et de la
sûreté du prince.
On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leui's
' Andronic Paléologue. * Pachymère, liv. I.
CHAPITRE XXH. 109
subtilités, qu'on ne pourrait abolir les duels en établissant
des écoles où l'on raffinerait sur le point d'honneur.
Les empereurs grecs eurent si peu de prudence , que ,
[{uand les disputes furent endormies , ils eurent la rage de
les réveiller. Anastase ' , Justinien', Héraclius ^ Manuel
Comnène ^, proposèrent des points de foi à leur clergé et
à leur peuple , qui auraient méconnu la vérité dans leur
bouche quand même ils l'auraient trouvée. Ainsi , péchant
toujours dans la forme , et ordinairement dans le fond ,
voulant faire voir leur pénétration , qu'ils auraient pu si
bien montrer dans tant d'autres affaires qui leur étaient
confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature
de Dieu , qui, se cachant aux savants parce cju'ils sont or-
gueilleux , ne se montre pas mieux aux grands de la terre.
C'est une erreur de croire qu'il y ait dans le monde une
autorité humaine , à tous les égards , despotique ; il n'y en
a jamais eu , et il ^'y en aura jamais : le pouvoir le plus
immense est toujours borné par quelque coin. Que le
Grand Seigneur mette un nouvel impôt à Constantinople,
un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il
n'avait pas connues. Un roi de Perse peut bien contrain-
dre un fils de tuer sou père, ou un père de tuer son fils^;
mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas.
Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la
puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit,
I elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécessairement.
La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des
Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les
' ÉVACRE, liv. III.
'' Vrocope, Hist. secrète.
^ ZoNARAS, i'ic d'IiéracUus.
< KiCÉTAS, Fie de Manuel Comnène.
' Voyez Chardin. ,
1$
170 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière :
ce qui fit que l'on tomba de part et d'autre dans des éga-
rements continuels.
Cette grande distinction, qui est la base sur laquelle
pose la tranquillité des peuples , est fondée non-seulement
sur la religion , mais encore sur la raison et la nature , qui
veulent que des choses réellement séparées , et qui ne peu-
vent subsister que séparées, ne soient jamais confondues.
Quoique chez les anciens Romains le clergé ne fit pas un
corps séparé , cette distinction y était aussi connue que
parmi nous. Claudius avait consacré à la liberté la maison
de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la redemanda :
les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans
un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans
blesser la religion. « Ils ont déclaré , dit Cicéron' , qu'ils
«■ n'avaient examiné que la validité de la consécration , et
'< non la loi faite par le peuple; qu'ils avaient jugé le pre-
« mier chef comme pontifes, et qu'ils jugeraient le second
« comme sénateurs. »
CHAPITRE XXm.
Raison de la durée de l'empire d'Orient. — Sa destruction.
Après ce que je viens de dire de l'empire grec , il est
naturel de demander comment il a pu subsister si long-
temps. Je crois pouvoir en donner les raisons.
Les Arabes l'ayant attaqué , et en ayant conquis quel-
ques provinces , leurs chefs se disputèrent le califat ; et le
feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discor-
des civiles.
Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse, et s'y étant
' Lettres à Atlicus, liv. IV, let. ii.
1 CHAPITRE XXIII. 171
divisés ou affaiblis , les Grecs ne furent plus obligés de
tenir sur TEuphrate les principales forces de leur empire.
Un architecte, nommé Callinique, qui était venu de
Syrie a Constantiuople , ayant trouvé la composition d'un
feu que l'on soufflait par un tuyau , et qui était tel , que
l'eau et tout ce qui éteint les feux ordinaires ne faisait
qu'en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage,
furent en possession pendant plusieurs siècles de brûler
toutes les flottes de leurs ennemis , surtout celles des Ara-
bes, qui venaient d'Afrique ou de Syrie les attaquer jus-
qu'à Constantinople.
Ce feu fut mis au rang des secrets de l'État ; et Constantin
Porphyrogénète, dans son ouvrage dédié à Romain son fils,
sur l'administration de l'empire , l'avertit que , lorsque
les barbares lui demanderont du feu grégeois, il doit leur
répondre qu'il ne lui est pas permis de leur en donner,
parce qu'un ange qui l'apporta à l'empereur Constantin
défendit de le communiquer aux autres nations, et que
ceux qui avaient osé le faii'e avaient été dévorés par le feu
du ciel dès qu'ils étaient entrés dans l'église.
Constantinople faisait le plus grand et presque le seul
commerce du monde dans un temps où les nations gothi-
ques d'un côté , et les Arabes de l'autre , avaient ruiné le
commerce et l'industrie partout ailleurs. Les manufactures
de soie y avaient passé de Perse; et depuis l'invasion des
Arabes elles furent fort négligées dans la Perse même :
d'ailleurs les Grecs étaient maîtres delà mer. Cela mit
dans l'État d'immenses richesses, et par conséquent de
grandes ressources ; et , sitôt qu'il eut quelque relâche , on
vit d'abord reparaître la prospérité publique.
En voici un grand exemple. Le vieux Andronic Comnène
était le ^éron des Grecs; mais, comme parmi tous ses
172 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
vices il avait une fermeté admirable pour empêcher les iu-
justices et les vexations des grands , on remarqua que ' ,
pendant trois ans qu'il régna , plusieurs provinces se ré-
tablirent.
Enfin , les barbares qui habitaient les bords du Danube
«'étant établis, ils ne furent plus si redoutables, et ser-
virent même de barrière contre d'autres barbares.
Ainsi, pendant que l'empire était affaissé sous un mauvais
gouvernement, des causes particulières le soutenaient.
C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui quelques nations
de l'Europe se maintenir, malgré leur faiblesse , par les
trésors des Indes ; les États temporels du pape , par le res-
pect que l'on a pour le souverain ; et les corsaires de Bar-
barie , par l'empêchement qu'ils mettent au comjnerce des
petites nations , ce qui les rend utiles aux grandes *.
L'empire des Turcs est à présent à peu près dans le
même degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs ;
mais il subsistera longtemps : car, si quelque prince que ce
fût mettait cet empire en péril en poursuivant ses conquêtes,
les trois puissances commerçantes de l'Europe connaissent
h-op leurs affaires pour n'en pas prendre la défense sur-
le-champ 3.
C'est leur félicité que Dieu ait permis qu'il y ait dans
le monde des nations propres à posséder inutilement un
grand empire.
Dans le temps de Basile Porphyrogénète , la puissance
' NicÉTAS, Fie d'Andronic Cotnnène , liv. I.
' lis troublent lanaTigation des Italiens dans la Méditerranée.
î Ainsi, les projets contre le Turc, comme celui cjui fut fait sous le
pontilicat de Léon , par lequel l'empereur devait se rendre par la Bosnie
à Constantinople ; le roi de France, par l'Albanie et la Grèce; d'autres
princes , s'embarquer dans leurs ports ; ces projets , dis-je , n'étaient pas
eérieux, ou étaient faits par des gens qui ne voyaient pas l'intérêt de
^Europe.
CHAPITRE XXIII. 173
des Arabes fut détruite en Perse; Mahomet, fils de Sam-
braël , qui y régnait , appela du nord trois mille Turcs en
qualité d'auxiliaires '. Sur quelque mécontentement, il en-
voya une armée contre eux; mais ils la mirent en fuite.
Mahomet, indigné contre ses soldats , ordonna qu'ils pas-
seraient devant lui vêtus en robes de femmes ; mais ils se
joignirent aux Turcs , qui d'abord allèrent ôter la garnison
qui gardait le pont de l'Araxe , et ouvrirent le passage à
une multitude innombrable de leurs compatriotes.
Après avoir conquis la Perse , ils se répandirent d'orient
en occident sur les terres de l'empire ; et Romain Diogène
ayant voulu les arrêter, ils le prirent prisonnier, et sou-
mirent presque tout ce que les Grecs avaient en Asie jus-
qu'au Bosphore.
Quelque temps après, sous le règne d'Alexis Com-
uène, les Latins attaquèrent l'Orient. Il y avait long-
temps qu'un malheureux schisme avait mis une haine
implacable entre les nations des deux rites , et elle aurait
éclaté plus tôt, si les Italiens n'avaient plus pensé à répri-
mer les empereurs d'Allemagne , qu'ils craignaient, que
les empereurs grecs , qu'ils ne faisaient que haïr.
Ou était dans ces circonstances, lorsque tout à coup il
se répandit en Europe une opinion religieuse que les lieux
où Jésus-Christ était né, ceux où il avait souffert, étant
profanés par les infidèles , le moyen d'effacer ses péchés
était de prendre les armes pour les en chasser. L'Europe
était pleine de gens qui aimaient la guerre , qui avaient
beaucoup de crimes à expier, et qu'on leur proposait d'e.x
pier en suivant leur passion dominante : tout le monde
prit donc la croix et les armes.
Les croisés , étant arrivés en Orient , assiégèrent Nicée ,
' Hisl. écrite par N. D. Césfir, J'ics de Const. Ducaselde R. Diogrne.
15.
174 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
et la piirent : ils la rendirent aux Grecs ; et , dans la cons-
ternation des infidèles , Alexis et Jean Comnène rechassè-
rent les Turcs jusqu'à l'Euphrate.
Mais , quel que fût l'avantage que les Grecs pussent tirer
des expéditions des croisés , il n'y avait pas d'empereur
qui ne frémît du péril de voir passerait milieu de ses États,
et se succéder, des héros si fiers et de si grandes armées.
Ils cherchèrent donc à dégoûter l'Europe de ces entre-
prises; et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la
perfidie, et tout ce qu'on peut attendre d'un ennemi timide.
Il faut avouer que les Français, qui avaient commencé
ces expéditions , n'avaient rien fait pour se faire souffrir.
Au travers des invectives d'Andronic Comnène contre
nous ' , on voit, dans le fond, que chez une nation étran-
gère nous ne nous contraignions point , et que nous avions
pour lors les défauts qu'on nous reproche aujourd'hui.
Un comte français alla se mettre sur le trône de l'em-
pereur; le comte Baudouin le tira par le bras, et lui dit :
« Vous devez savoir que, quand on est dans un pays , il
« en faut suivre les usages. Vraiment , voilà un beau pay-
« san , répondit-il , de s'asseoir ici , tandis que tant de ca-
« pitaines sont debout ! «
Les Allemands, qui passèrent ensuite, et qui étaient
les meilleures gens du monde, firent une rude pénitence
de nos étourderies , et trouvèrent partout des esprits que
nous avions révoltés =>.
Enfin la haine fut portée au dernier comble ; et quelques
mauvais traitements faits à des marchands vénitiens, l'am-
bition, l'avarice, un faux zèle, délermiuèrent les Frauçais
et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs.
' Histoire iVAlexis, son père ,\\\.XcX\\.
• NiCKTAS, Histoire de ISIanml Comnène, liv, I .
CHAPITRE XXIII. 175
Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que dans ces der-
niers tenjps les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Fran-
çais se moquaient de leurs habillements efféminés : ils se
promenaient dans les rues de Coustantinople , revêtus de
leurs robes peintes ; ils portaient à la main une éeritoire et
du papier, par dérision pour cette nation, qui avait renoncé
à la profession des armes ' ; et, après la guerre, ils refusè-
rent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût.
Ils prirent toute la partie d'Occident, et y élurent em-
pereur le comte de Flandre , dont les États éloignés ne
pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs
se maintinrent dans l'Orient, séparés des Turcs par les
montagnes , et des Latins par la mer.
Les Latins , qui n'avaient pas trouvé d'obstacles dans
leurs conquêtes , en ayant trouvé une infinité dans leur
établissement, les Grecs repassèrent d'Asie en Europe,
reprirent Constantinople et presque tout l'Occident.
Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du pre-
mier, et n'en eut ni les ressources ni la puissance.
Il ne posséda guère en Asie que les provinces qui sont
en deçà du Méandre et du Sangare : la plupart de celles
d'Europe furent divisées en de petites souverainetés.
De plus, pendant soixante ans que Constantinople
resta entre les mains des Latins , les vaincus s'étant dis-
persés, et les conquérants occupés à la guerre, le com-
merce passa entièrement aiix villes d'Italie, et Constan-
tinople fut privée de ses richesses.
Le commerce même del'intérieur se fitparles Latins. Les
Grecs , nouvellement rétablis , et qui craignaient tout ,
voulurent se concilier les Génois, en leur accordant la li-
berté de trafiquer sans payer de droits ' ; et les Vénitiens,
' NicÉTAS, Histoire, après l.i prise de Conslaiiliiiople, ch. ii.
' C\>;taci.'7.kne, liv. IV.
«76 GRANDEUR ET Dl'^CADEiNCE DES ROMAINS,
qui n'acceptèrent point de paix , mais quelques trêves, et
qu'où ne voulut pas irriter, n'eu payèrent pas non plus.
Quoique avant la prise de Constautinople Manuel Com-
uène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le
commerce subsistait encore, on pouvait facilement la ré-
tablir ; mais quaud dans le nouvel empire on l'eut aban-
donnée , le mal fut sans remède , parce que l'impuissance
augmenta toujours.
Cet État , qui dominait sur plusieurs îles , qui était
partagé par la mer, et qui en était environné en tant d'en-
droits , n'avait point de vaisseaux pour y naviguer. Les
provinces n'eurent plus de communication entre elles ; on
obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les ter-
res, pour éviter les pirates ; et quand ils l'eurent fait , on
leur ordonna de se retirer dans les forteresses , pour se sau-
ver des Turcs • .
Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre sin-
gulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes ;
ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays
pour faire leurs ravages. Gomme ils étaient divisés sous
plusieurs sultans, ou ne pouvait pas, par des présents,
faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec
(juclques-uns *. Us s'étalent faits mahométans ; et le zèle
pour leur religion les engageait merveilleusement à rava-
ger les terres des chrétiens. D'ailleurs, comme c'étaient
les peuples les plus laids de la terre , leurs femmes étaient
affreuses comme eux ^ ; et dès qu'ils eurent vu des Grcc-
' PACnYMÈRE, liv. VII.
* Cantacuzène, liv. III,ch. xcvi;et Pachymère, liv. XI, ch. ix.
• Cela donna lieu à cette tradition du nord , rapportée par le Golh
Jornandès , que Pliilimer, roi des Goths , entrant dans les terres gétiqucs,
y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée,
<|u'elies errèrent dans les déserts, où des démons incubes s'accouplèrent
avec elles, d'où vint la nation des Huns. Geiiusftrocissimuni, quod fuit
primum inler paludci , minutum, tetrum, tttqnc exile, ncc aliavoce
noUnn , niii qiiœ humini srrnumis imagincm asii(jiiahal.
CHAPITRE XXIir. f77
.■ucs , il n'en purent plus souffrir d'autres ' . Cela les porta
a des enlèvements continuels. Enûn , ils avaient été de
tout temps adonnés aux brigandages ; et c'étaient ces
mêmes Huns qui avaient autrefois causé tant de maux à
l'empire romain.
Les Turcs inondant tout ce qui restait à l'empire grec
en Asie , les habitants qui purent leur échapper fuirent de-
vant eux jusqu'au Bosphore ; et ceux qui trouvèrent des
vaisseaux se réfugièrent dans la partie de l'empire qui
étaiten Europe : ce qui augmenta considérablement le nom-
bre de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut
des guerres civiles si furieuses , que les deux factions appe-
lèrent divers sultans turcs , sous cette condition ' , aussi
extravagante que barbare , que tous les habitants qu'ils
prendraient dans les pays du parti contraire seraient me-
nés en esclavage ; et chacun , dans la vue de ruiner ses
ennemis , concourut à détruire la nation.
Bajazet ayant soumis tous les autres sultans , les Turcs
auraient fait pour lors ce qu'ils firent depuis sous Maho-
met II, s'ils n'avaient pas été eux-mêmes sur le point
d'être exterminés par les Tartares.
Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivi-
rent; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs ,
l'empire, réduit aux faubourgs de Constantinople , finit
comme le Rhin , qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se
perd dans l'Océan^.
' Michel Dlcas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin,
chap. IX. ConstanUu Porphyrogénète, au commencement de son Extrait
des ambassades], avertit que , quand les barbares viennent à Constanti-
nople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur
de leurs richesses ni la beauté de leurs femmes.
' \ oyez r Histoire des empereurs Jean Paléologue el Jean Cantacu-
zène , écrite par Cautacuzène.
» [ Conmie on aperçoit dans les Lettres persanes le germe de VEspril
des lois, on croit voir aussi dans les Considérations sur la grandeur
178 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
ei la décadence (les Romains une partie détachée de cet ouvrage immensfi
qui absorba la vie de Montesquieu. Il est probable qu'il se détermina a
l'aire de ces Considérations un traité à part, parce que tout ce qui re-
garde les Romains offrant par soi-même un grand sujet, d'un côté, l'au-
teur, qui se sentait capable de le remplir, ne voulut rester ni au-dessous
de sa matière , ni au-dessous de son talent ; et de l'autre, il craignit que les
Romains seuls ne tinssent trop de place dans V Esprit des lois , et ne rom-
pissent les proportions de l'ouvrage. C'est ce qui nous a valu cet excellent
traité dont nous n'avions aucun modèle dans notre langue, et qui durera
autant qu'elle : c'est un chef-d'œuvre de raison et de style, et qui laisse
bien loin Machiavel , Gordon, Saint-Réal , Amelot de la Houssaie, et tous
les autres écrivains politiques qui avaient traité les mêmes objets. Ja-
mais on n'avait encore rapproché dans un si petit espace une telle quan-
tité de pensées profondes et de vues lumineuses. Le mérite de la con-
cision dans les vérités morales, naturalisé dans notre langue par la
Rochefoucauld, et la Bruyère, doit le céder à celui de Montesquieu ,
à raison de la hauteur et de la difficulté du sujet. Ceux-là n'avaient fait
que circonscrire dans une mesure prise et une expression remarquable
des idées dont le fond est dans tout esprit capable de réflexion , parce
que tout le monde en a besoin : celui-ci adapta la même précision à de
grandes choses, hors de la portée et de l'usage de la plupart des hommes ,
et où il portait en même temps une lumière nouvelle : il faist.it voir
dans l'histoire d'un peuple qui a fixé l'attention de toute la terre ce que
rful autre n'y avait vu , et ce que lui seul semblait capable d'y voir,
par la manière dont il le montrait. Il sut démêler dans la politique et
le gouvernement des Romains ce que nul de leurs historiens n'y avait
aperçu. Celui d'eux tous qui eut le plus de rapport avec lui, et qu'il
parait même avoir pris pour modèle dans sa manière d'écrire. Tacite,
fjui fut, comme lui , grand penseur et grand peintre, nous a laissé un
beau traité sur les mœurs des Germains : mais qu'il y a loin du por-
trait de peuplades a demi sauvages , tracé avec un art et des couleurs
qui font de l'éloge des barbares la satire de la civilisation corrompue ,
à ce vaste tableau de vingt siècles , depuis la fondation de Rome jusqu'à
la prise de Constantinople, renfermé dans un cadre étroit, où, malgré
sa petitesse , les objets ne perdent rien de leur grandeur, et n'en devien-
nent même que plus saillants et plus sensibles ! Que peut-on comparer
en ce genre a un petit nombre de pages ou l'on a pour ainsi dire fondu
et concentré tout l'esprit de vie qui soutenait et animait ce colosse
de la puissance romaine, et en même temps tous les poisons rongeurs
qui , après l'avoir longtemps consumé , le tirent tomber en lambeaux
sous les coups de tant de nations réunies contre lui? (La Harpe. )J
FIN DE LA GRANDEUR
ET DE LA DÉCADENCE DES ROMAINS.
OEUVRES CHOISIES.
DISSERTATION
SUR
LA POLITIQUE DES ROMAINS
DANS LA RELIGION,
LCE A L'ACAOÉMIE DE BORDEAUX LE 18 JUIN 1716.
Ce ne fut ni la crainte , ni la piété , qui établit la reli-
gion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes
les sociétés d'en avoir une. Les premiers rois ne furent pas
moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à don-
ner des lois et bâtir des murailles.
Je ti'ouve cette différence entre les législateurs romains
et ceux des autres peuples, que les premiers firent la re-
ligion pour l'État, et les autres l'État pour la religion. Ro-
mulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politi-
que : le culte et les cérémonies qu'ils instituèrent furent
trouvés si sages, que, lorsque les rois furent chassés , le
joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fu-
reur pour la liberté , n'osa s'affranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion , ils
ne pensèrent point à la réformation des mœurs , ni à don-
ner des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner
des gens qu'ils ne connaissaient pas encore. Ils n'eurent
donc d'abord qu'une vue générale, qui était d'inspirer à
180 POLITIQUE DES ROMAINS,
un peuple qui ne craignait rien , la crainte des dieux , et
de se servir de cette crainte pour le conduire à leur fan-
taisie.
Xes successeurs de Numa n'osèrent point faire ce que ce
prince n'avait point fait :1e peuple, qui avait beaucoup perdu
de sa férocité et de sa rudesse , était devenu capable d'une
plus grande discipline. Il eût été facile d'ajouter aux céré-
monies de la religion des principes et des règles de morale,
dont elle manquait; mais les législateurs des Romains
étaient trop clairvoyants pour ne point connaître combien
une pareille réformation eût été dangereuse : c'eût été
convenir que la religion était défectueuse , c'était lui don-
ner des âges, et affaiblir son autorité en voulant l'établir.
La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti
en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines
peuvent bien changer, mais les divines doivent être im-
muables comme les dieux mêmes.
Ainsi le sénat de Rome , ayant chargé le préteur Péti-
lius ' d'examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été
trouvés dans un coffre de pierre quatre cents ans après la
mort de ce roi, résolut de les faire brûler, sur le rapport que
lui fit ce préteur, que les cérémonies qui étaient ordonnées
dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se pra-
tiquaient alors ; ce qui pouvait jeter des scrupules dans
l'esprit des simples, et leur faire voir que le culte prescrit
n'était pas le même que celui qui avait été institué par les
premiers législateurs , et inspiré par la nymphe Égérie.
On portait la prudence plus loin : on ne pouvait lire
les livres sibyllins sans la permission du sénat, ((ui ne la
donnait même que dans les grandes occasions, et lorsqu'il
s'agissait de consoler les peuples. Toutes les interprétations
» TiTE-uvF, liv. XL , cbap. xxis.
DAXS LA RELIGION. !R1
étaient défendues ; ces livres même étaient toujours renfer-
més ; et , par une précaution si sage , ou ôtait les armes des
mains des fanatiques et des séditieux.
Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires
publiques sans la permission des magistrats ; leur art était
absolument subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait
été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Cicéron
nous a conservé quelques fragments '.
Polybe met la superstition au rang des avantages que le
peuple romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui
paraît ridicule aux sages est nécessaire pour les sots; et ce
peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d'ê-
tre arrêté par une puissance invisible.
Les augures et les aruspices étaient proprement les gro-
tesques du paganisme ; mais on ne les trouvera point ridi-
cules, si on fait réflexion que, dans une religion toute
populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagant;
la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains :
plus une chose était contraire à la raison humaine, plus
elle leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait
pas vivement touchés : il leur fallait des sujets d'admira-
tion , il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les
ti'ouvaient que dans le merveilleux et le ridicule.
C'était, à la vérité, une chose très-extravagante de faire
dépendre le salut de la république de l'appétit sacré d'un
poulet, et de la disposition des entrailles des victimes;
mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connais-
saient bien le fort et le faible , et ce ne fut que par de bon-
' De Leg. lib. II : < Bclladisceptanto : prodigia, portenta , ad Eiriis-
cos et aruspices, sisenatusjusserit, deferunto. » Et dans un aulre en-
droit : « Sacerdotim duo gênera sunto : uiium, quod prœsit ceremoniis
et sacris ; alierum, quod interpretetur fatidicorum et vatnm effata in-
c it/)iila, cum senalus populusque adsciverit. »
MOXTESQl'irX. 16
182 POLirrQUE Di:S ROMAINS
lies raisons qu'ils péchèrent contre la raison même. Si ce
culte avait été plus raisoiniable , les gens d'esprit en au-
raient été la dupe aussi bien que le peuple, et par là on au-
rait perdu tout l'avantage qu'on en pouvait attendre : il
fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la su-
l)erstition des uns , et entrer dans la politique des autres ;
c'est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait
les arrêts du ciel dans la bouche des principaux sénateurs,
gens éclairés , et qui connaissaient également le ridicule
et l'utilité des divinations.
Cicéron dit ' que Fabius, étant augure , tenait pour rè-
gle que ce qui était avantageux à la république se faisait
U)ujours sous de bons auspices. Il pense , comme Marccl-
lus ^ , que, quoi{}ue la crédulité populaire eût établi au
l'ommencement les augures , on en avait retenu l'usage
pour l'utilité de la république; et il met cette différence
entre les Romains et les étrangers, que ceux-ci s'en ser-
vaient indifféremment dans toutes les occasions, et ceux-
là seulement dans les affaires qui regardaient l'intérêt pu-
blic. Cicéron ^ nous apprend que la foudre tombée du côté
gauche était d'un bon augure , excepté dans les assemblées
du peuple, prœterquam ad comitia. Les règles de l'art
cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient
<à leur fantaisie de la bonté des auspices ; et ces auspices
étaient une bride avec laquelle ils menaient le peuple. Ci-
céron ajoute : Hoc instUutum reipublicœ causa est, ut
coinilioruni, vel injurclcgum, velinindiciis populi,
velin creandis magisiratibus , principes civitatis essent
1 Oplimis atisplciis eagerl quœ pro reipublica; sainte gerercntur,
quœ contra rempublicam flerint , contra auspiciafiert . ( De Scneclule ,
cliap. IV.)
' De Divinatione.
î Do DivinnlioncJ\h.\\.
DANS LA RliLlGlON. 183
interprètes. Il avait dit auparavant qu'on lisait dans les
livres sacrés : Jove tonante et fulgurante, comitia popuU
habere nefas esse. Cela avait été introduit, dit-il , pour
fournir aux magistrats un prétexte de rompre les assem-
blées du peuple '. Au reste , il était indifférent que la vic-
time qu'on immolait se trouvât de bon ou de mauvais au-
gure : car, lorsqu'on n'était pas content de la première ,
on en immolait une seconde, une troisième, une quatriè-
me, qu'on appelait hostiœsuccedajiœ. Paul Emile, voulant
sacrifier, fut obligé d'immoler vingt victimes : les dieux ne
furent apaisés qu'à la dernière, dans laquelle on trouva des
signes qui promettaient la victoire. C'est pour cela qu'on
avait coutume de dire que, dans les sacrifices, les der-
nières victimes valaient toujours mieux que les premières.
César ne fut pas si patient que Paul Emile : aj'ant égorgé
plusieurs victimes , dit Suétone ' , sans en trouver de fa-
vorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le
sénat.
Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages,
ils avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d'une
guerre qui aurait été funeste, ou pour lui en faire entrepren-
dre une qui aurait pu être utile. Les devins qui suivaient
toujours les armées, et qui étaient plutôt les interprètes du
général que des dieux , inspiraient de la confiance aux sol-
dats. Si par hasard quelque mauvais présage avait épou-
vanté l'armée, un habile général eu convertissait le sens, et
se le rendait favorable : ainsi Scipion , qui tomba en sautant
de son vaisseau sur le rivage d'Afrique, prit de la terre
dans ses mains : < Je te tiens, dit-il, ô terre d'Afrique! »
' Hoc reipuhlicœ causa constitntum : comitiorum enim non hahcti-
dorum causas esse volueru'nt. ( De Divinatiotie. )
» Pluribiis hosliis cœsis , cum liture non posset, introiU curiam ,
tprôta religionc.{InJul. Cœs., cliap. lxxxi. )
l»'j POLITIQUE Ui:s ROMAIMS
pt par ces mots il rendit heureux un présage qui avait paru
si funeste.
Les Siciliens, s'étant embarqués pour faire quelque ex-
pédition en Afrique , furent si épouvantés d'une éclipse de
soleil , qu'ils étaient sur le point d'abandonner leur entre-
prise; mais le général leur représenta « qu'à \a vérité cette
éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant
leur embarquement, mais que, puisqu'elle n'avait paru
qu'api'ès, elle ne pouvait menacer que les Africains. >
Par là il fit cesser leur frayeur, et trouva dans un suiet de
crainte le moyeu d'augmenter leur courage.
César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point
passer en Afrique avant l'hiver. Il ne les écouta pas, et
prévint par là ses ennemis, qui, sans cette diligence, au-
raient eu le temps de réunir leurs forces.
Crassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son
c.mteau des mains, on en prit un mauvais augure ; mais
ii rassura le peuple en lui disant : « Bon courage ! au moins
mon épée ne m'est jamais tombée des mains. »
Lucullus étant près de donner bataille à Tigrane, on
vint lui dire que c'était un jour malheureux. « Tant mieux,
dit-il : nous le rendrons heureux par notre victoire. »
Tarquin le Superbe , voulant établir des jeux en l'hon-
neur de la déesse Mania , consulta l'oracle d'Apollon , qui
répondit obscurément, et dit qu'il fallait sacrifier tète.>.
pour têtes, capitibus pro capitibus supplicandum. Ce
prince, plus cruel encore que superstitieux, fit immoler
des enfants ; mais Junius Brutus changea ce sacrifice hor-
r ble ; car il le fit faire avec des têtes d'ail et de pavot, et
par là remplit ou éluda l'oracle ' .
On coupait le nœud gordien quand on ne pouvait pas le
• MaCROB., Saturnal. lil). I.
DANS LA RELIGION. 185
délier : ainsi Clodius Pulcher, voulant donner un com-
bat naval , fit jeter les poulets sacrés à la mer, afin de
les faire boire, disait-il, puisqu'ils ne voulaient pas man-
ger'.
Il est vrai qu'on punissait quelquefois un général de
n'avoir pas suivi les présages, et cela même était un nou-
vel effet de la politique des Romains. Ou voulait faire voir
au peuple que les mauvais succès , les villes prises , les ba-
tailles perdues, n'étaient point l'effet d'une mauvaise cons-
titution de l'État , ou de la faiblesse de la république , mais
de l'impiété d'un citoyen contre lequel les dieux étaient
irrités. Avec cette persuasion, il n'était pas difficile de
rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que
quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi , lors-
que la ville était menacée ou affligée de quelque malheur,
on ne manquait pas d'en chercher la cause , qui était tou-
jours la colère de quelque dieu dont on avait négligé le
culte : il suffisait, pour s'en garantir, de faire des sacrifices
et des processions ; de purifier la ville avec des torches , du
soufre , et de l'eau salée. On faisait faire à la victime le
tour des remparts avant de l'égorger ; ce qui s'appelait
.sacrijicium amburbium , et amburbiale. On allait même
quelquefois jusqu'à purifier les armées et les flottes, après
quoi chacun reprenait courage.
Scévola, grand pontife, et Varrou , un de leurs grands
théologiens , disaient qu'il était nécessaire que le peuple
ignorât beaucoup de choses vraies , et en crût beaucoup de
fausses. Saint Augustin dit ' que Varron avait découvert
par là tout le secret des politiques et des ministres d'État.
' Vai.. Maxim., liv. 1, cliap. iv.
* Totum consilium prodidit snfiicntutn pcr quod civilates clpapuli
reyerenlur. ( De Civit. Dci , lib. IV , cap. xxxi. )
1(5.
I8n l'OLlllQUE DLS ROMALNS
Le même Sccvola, au rapport de saint Augustin ' , di-
visait les dieux eu trois classes : ceux qui avaient été éta-
blis par les poètes ; ceux qui avaient été établis par les
philosophes ; et ceux qui avaient été établis par les magis-
trats , a principibus civitatis.
Ceux qui, lisent l'histoire romaine , et qui sont un peu
clairvoyants , trouvent à chaque pas des ti'aits de la poli-
tique dont nous parlons. Ainsi ou voit Cicéron, qui, en
particulier et parmi ses amis, fait à chaque moment une
confession d'incrédulité ^ , parler en public avec un zèle
extraordinaire contre l'impiété de Verres. On voit un Clo-
dius , qui avait insolemment profané les mj'stères de la
Bonne Déesse , et dont l'impiété avait été marquée par
Ningt arrêts du sénat, faire lui-même une harangue rem-
plie de zèle à ce sénat qui l'avait foudroyé, contre le mépris
des pratiques anciennes et de la religion. On voit un Sal-
luste , le plus corrompu de tous les citoyens , mettre à la
tète de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de
l'austérité de Caton. Je n'aurais jamais fait, si je voulais
épuiser tous les exemples.
Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la reli-
gion du peuple , il ne faut pas croire qu'ils n'en eussent
point. M. Cudworth a fort bien prouvé que ceux ((ui
étaient éclairés parmi les païens adoraient une divinité su-
prême, dont les divinités du peuple n'étaient qu'une parti-
cipation. Les païens, très-peu scrupuleux dans le culte,
croyaient qu'il était indifférent d'adorer la divinité même,
ou les manifestations de la divinité ; d'adorer par exemple,
dans Vénus , la puissance passive de la nature , ou la di-
vinité suprême , en tant qu'elle est susceptible de toute
' De Civit. Dei, \\b. IV, cap. xx.vr.
'il Adevnc me delirarc censés ut isUi credam ? »
DANS LA RELIGION. f87
génération ; de rcndi-e un culte au soleil ou à l'Ltre suprême,
en tant qu'il anime les plantes, et rend la terre féconde par
sa chaleur. Ainsi le stoïcien Balbus dit, dans Cicéron ',
" que Dieu participe par sa nature à toutes les choses d'ici-
bas; qu'il estCérès sur la terre, Neptune sur les mers. »
Nous en saurions davantage, si nous avions le livre qu'As-
clépiade composa, intitulé l'Harmonie de toutes les théo-
logies.
Comme le dogme de Tâme du monde était presque uni-
versellement reçu , et que l'on regardait chaque partie
de l'univers comme un membre a ivant dans lequel cette
âme était répandue, il semblait qu'il était permis d'a-
dorer indifféremment toutes ces parties , et que le culte
devait être arbitraire comme était le dogme.
Voilà d'où était né cet esprit de tolérance et de dou-
ceur qui régnait dans le monde païen : on n'avait garde
de se persécuter et de se déchirer les uns les autres : toutes
les religions , toutes les théologies , y étaient également
bonnes : les hérésies, les guerres , et les disputes de reli-
gion , y étaient inconnues : pourvu qu'on allât adorer au
temple, chaque citoyen était grand pontife dans sa famille.
Les Romains étaient encore plus tolérants que les
Grecs , qui ont toujours gâté tout : chacun sait la malheu-
reuse destinée de Socrate.
Il est vrai que la religion égyptienne fut toujours pros-
crite à Rome : c'est qu'elle était intolérante , ({u'elle vou-
lait dominer seule , et s'établir sur les débris des autres ;
de manière que l'esprit de douceur et de paix qui régnait
chez les Romains fut la véritable cause de la guerre qu'ils
' « Deus pertinens per naturatn cujusgue rei , per terras Ceres , per
maria I\"eptunus , alii per alia , poteriiiit intelligi ; qui qualcsqnc sint ,
quoque eos uominc constieludo niinciipaverit , hos deos et vcnentri et
colère debcmus. »
>88 POLITIQUE DES ROMAINS
lui firent sans relâche. Le sénat ordonna d'abattre les
temples des divinités égyptiennes ; et Valère iMaxime '
rapporte à ce sujet qu'Éinilius Probus donna les premiers
coups , afin d'encourager par son exemple les ouvriers ,
frappés d'une crainte superstitieuse.
Mais les prêtres de Sérapis et d'Isis avaient encore plus
de zèle pour établir ces cérémonies qu'on n'en avait à
Rome pour les proscrire. Quoique Auguste, au rapport
de Dion " , en eût défendu l'exercice dans Rome , Agrippa ,
(jui commandait dans la ville en son absence, fut obligé de
le défendre une seconde fois. Ou peut voir, dans Tacite et
dans Suétone , tous les fréquents arrêts que le sén^t fut
obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.
11 faut remarquer que les Romains confondirent les
Juifs avec les Égyptiens , comme on sait qu'ils confondi-
rent les chrétiens avec les Juifs : ces deux religions furent
longtemps regardées comme deux branches de la première ,
et partagèrent avec elle la haine , le mépris et la persécu-
tion des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome
les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies
juives avec celles-ci, comme il paraît par Tacite^ , et par
Suétone dans les vies de Tibère et de Claude. Il est en-
core plus clair que les historiens n'ont jamais distingué
le culte des chrétiens d'avec les autres. On n'était pas
même revenu de cette erreur du temps d'Adrien, comme
il paraît par une lettre que cet empereur écrivit d'Egypte
au consul Servianus : « Tous ceux^ qui en Egypte ado-
' Liv. I, chap. m.
» Liv. XXXIV.
» «w/.lib. H. '
* « un qui Serapin colunt , christiani sunl ; cl devoli suiit Serapi ,
ijui se Çhristi t'piscopos dicunt. Nemo illic archisijnagogus Judœorum ,
nrmo Samariles , nemo chrisiianoriirn presbyter, non muthetnaticu» ,
DANS LA RULIGIOM. 159
rent Sérapis sont chrétiens , et ceux même qu'on appelle
evêques sont attachés au culte de Sérapis. Il n'y a point
de Juif, de prince de synagogue, de samaritain , de prê-
tre des chrétiens , de mathématicien , de devin , de bai-
gneur, qui n'adore Sérapis. Le patriarche même des Juifs
adore Indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n'ont
d'autre dieu que Sérapis : c'est le dieu des chrétiens, des
Juifs, et de tous les peuples. » Peut-on avoir des idées
plus confuses de ces trois religions , et les confondre plus
grossièrement?
Chez les Égyptiens , les prêtres faisaient un corps à
part, qui était entretenu aux dépens du public : de là nais-
saient plusieurs inconvénients ; toutes les richesses de l'E-
tat se trouvaient englouties dans une société de gens qui ,
recevant toujours et ne rendant jamais , attiraient insen-
siblement tout à eux. Les prêtres d'Egypte, ainsi gagés
pour ne rien faire , languissaient tous dans une oisiveté
dont ils ne sortaient qu'avec les vices qu'elle produit; ils
étaient brouillons, inquiets , entreprenants , et ces qua-
lités les rendaient extrêmement dangereux. Enfin un corps
dont les intérêts avaient été violemment séparés de ceux
de l'État était un monstre; et ceux qui l'avaient établi
avaient jeté dans la société une semence de discorde et
de guerres civiles. Il n'en était pas de même à Rome :
on y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités
d'augure , de grand pontife , étaient des magistratures ;
ceux qui en étaient revêtus étaient membres du sénat, et
von aruspcx , non aliptcs , qui non Serapin colal . Ipse ille patriarcho
(Judœorum scilicet), cum t'Ef/yptuin venerit , ab aliis Serapin adorare,
ab aliis cogitur Christum. Unus illis dcvs est Sérapis : hune Judœi,
huucchristiani, hune omnes veneran tur et génies . >>(Flavius VOPISCUS,
in fila Saiurnini. Vid. Historiœ Angustœ scriplores , iû-folio, 1620,
yag. 245 ; et iii-8°, iG6i , pag. 959.)
tOO POLITIQUE DES ROMAINS
par conséquent n'avaient pas des intérêts différents de
ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la sup<'.rstition
pour opprimer la république , ils l'employaient utilement
à la soutenir. « Dans notre ville, dit Cicéron ' , les rois,
et les magistrats qui leur ont succédé , ont toujours eu
un double caractère , et ont gouverné l'État sous les aus-
pices de la religion. »
Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées :
les quindécemvirs avaient soin des cérémonies de la reli-
gion , gardaient les livres des sibylles ; ce que faisaient
auparavant les décemvirs et les duumvirs. Tls consultaient
les oracles lorsque le sénat l'avait ordonné , et en fai-
saient le rapport, y ajoutant leur avis; ils étaient aussi
commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les
livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculai-
res : de manière que toutes les cérémonies religieuses
passaient par les mains des magistrats.
Les rois de Rome avaient une espèce de sacerdoce. Il
y avait de certaines cérémonies qui ne pouvaient être fai-
tes que par eux. Lorsque les Tarquins furent chassés, on
craignait que le peuple s'aperçût de quelque changement
dans la religion; cela fit établir un magistrat appelé
rex sacj'orum, qui, dans les sacrifices, faisait les fonc-
tions des anciens rois, et dont la femme était appelée regina
sacroruin. Ce fut le seul vestige de royauté que les Ro-
mains conservèrent parmi eux. Les Romains avaient cet
avantage, qu'ils avaient pour législateur le plus sage
prince dont l'histoire profane ait jamais parlé : ce grand
homme ne chercha pendant tout son règne qu'à faire fleurir
' <■ ^pudveicres, quirerum potielunlur, iideni auym-ia tencbunt,
ut icsiis est nostra civitas , in qiia cl rcf/es, augures , et postca pri-
vait eodem sacerdolio prœdili rempuhlicam religionum uucloritate
rexcrunt. »( De Diviii'ilione , lih. I.)
DANS LA RELIGION. 191
la justice et l'équité , et il ne fit pas moins sentir sa mode-
ration à ses voisins qu'à ses sujets, II établit les fécialiens,
qui étaient des prêtres sans le ministère desquels on ne
pouvait faire ni la paix ni la guerre. Nous avons encore
des formulaires de serments faits par ces fécialiens , quand
on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle que
Rome conclut avec Albe, un fécialien dit, dans Tite-Live :
« Si le peuple romain est le premier à s'en départir , pu-
blico consilio dolove malo , qu'il prie Jupiter de le frapper
comme il va frapper le cochon qu'il tenait dans ses
mains ; » et aussitôt il l'abattit d'un coup de caillou.
Avant de commencer la guerre , on envoyait un de ces
fécialiens faire ses plaintes au peuple qui avait porté quel-
que dommage à la république. Il lui donnait un certain
temps pour se consulter, et pour chercher les moyens de ré-
tablir la bonne intelligence. Mais si on négligeait de faire
l'accommodement, le fécialien s'en retournait, et sortait
des terres de ce peuple injuste , après avoir invoqué contre
lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sé-
nat ordonnait ce qu'il croyait juste et pieux. Ainsi les
guerres ne s'entreprenaient jamais à la hâte, et elles ne
pouvaient être qu'une suite d'une longue et mûre délibé-
ration.
La politique qui régnait dans la religion des Romaius
se développa encore mieux dans leurs victoires. Si la su-
perstition avait été écoutée , on aurait porté chez les vain-
cus les dieux des vainqueurs; on aurait renversé leurs
temples; et, en établissant un nouveau culte, on leur au-
rait imposé une servitude plus rude que la première. On
fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étran-
gères; elle les reçut dans son sein ; et par ce lien , le plus
fort qui soit parmi les hommes , elle s'attacha des peuples
f92 POLITIQUE DES ROMAINS DANS LA RELIGION.
qui la regardèrent plutôt comme le sanctuaire de la reli-
gion que comme la maîtresse du monde.
Mais , pour ne point multiplier les êtres , les Romains , a
l'exemple des Grecs, confondirent adroitement les divi-
nités étrangères avec les leurs : s'ils trouvaient dans leurs
con(£uétes un dieu qui eût du rapport à quelqu'un de ceu\
qu'on adorait à Rome, ils l'adoptaient, pour ainsi dire,
en lui donnant le nom de la divinité romaine , et lui accor-
daient , si j'ose me servir de cette expression , le droit de
bourgeoisie dans leur ville. Ainsi, lorsqu'ils trouvaient
quelque héros fameux qui eût purgé la terre de quel-
que monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils
lui donnaient aussitôt le nom d'Hercule. « Nous avons
percé jusqu'à l'Océan, dit Tacite', et nous y avons
trouvé les colonnes d'Hercule, soit qu'Hercule y ait été,
soit que nous ayons attribué à ce héros tous les faits di-
gnes de sa gloire. »
Varron a compté quarante-quatre de ces dompteurs de
monstres; Cicéron' n'en a compté que six, vingt-deux
Muses, cinq Soleils, quatre Vulcains, cinq Mercures,
quatre Apollons , trois Jupiters.
Eusèbe va plus loin ^ : il compte presque autant de Jupi-
ters que de peuples.
Les Romains, qui n'avaient proprement d'autre divi-
nité que le génie de la république , ne faisaient point d'at-
tention au désordre et à la confusion qu'ils jetaient dans
la mythologie : la crédulité des peuples, qui est toujours
au-dessus du ridicule et de l'extravagant, réparait tout.
' » Ipsum quineliam Oceanuvi Ma tentavhnus ; et superesse adliuc
Herculis columnas fama vulgavit , sive adiit Hercules , sive quidquid
uhique maynificum est in claritatem ojus referre consensimus. •• ( De
Moribus Germanor., cap. xxxiT. )
*' De Naliira denrum , lib. IH.
> PrtPparafio evangelicfj, lib. IH.
DIALOGUE
SYLLA ET D'EUCRATE.
Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dic-
tature , j'appris que la réputation que j'avais parmi les
philosophes lui faisait souhaiter de me voir. 11 était à sa
maison de Tibur, où il jouissait des premiers moments
tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le dé-
sordre ou nous jette ordinairement la présence des grands
hommes. Et des que nous fûmes seuls : « Sylla, lui dis-jc,
vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de mé-
diocrité qui afflige presque tous les humains? Vous avez
renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous
donnaient sur tous les hommes? La fortune semble être gê-
née de ne plus vous élever aux honneurs.
« — Eucrate , me dit-il , si je ne suis plus en spectacle
à l'univers , c'est la faute des choses humaines , qui ont
des bornes , et non pas la mienne. J'ai cru avoir rempli ma
destinée dès que je n'ai plus eu à faire de grandes choses.
Je n'étais point fait pour gouverner tranquillement un
peuple esclave. J'aime à remporter des victoires , à fonder
ou détruire des États , à faire des ligues, à punir un usur-
pateur; mais pour ces minces détails de gouvernement,
où les génies médiocres ont tant d'avantages , cette lente
exécution des lois , cette discipline d'une milice tranquille,
mon âme ne saurait s'en occuper.
17
194 DIALOGUI-: DK SYLLA ET D'EUCRATE.
« — Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté
tant de délicatesse dans l'ambition. Nous avons bien vu
de grands hommes peu touchés du vain éclat et delà pompe
qui entourent ceux qui gouvernent ; mais il y en a bien peu
qui n'aient été sensibles au p'aisir de gouverner, et de
faire rendre à leurs fantaisies le respect qui n'est dû qu'aux
lois.
'< — Et moi, me dit-il , Eucrate , je n'ai jamais été si peu
contentquelorsque jeme suis vu maître absolu dans Rome,
que j'ai regardé autour de moi, et que je n'ai trouvé ni
rivaux ni ennemis.
« J'ai cru qu'on dirait quelque jour que je n'avais châ-
tié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans
ta patrie il n'y ait plus d'hommes qui puissent être tou-
chés de ta gloire? Et, puisque tu établis la tyrannie, ne
vois-tu pas bien qu'il n'y aura point après toi de prince
si lâche que la flatterie ne t'égale , et ne pare de ton nom ,
de tes titres et de tes vertus mêmes?
" — Seigneur, vous changez toutes mes idées , de la fa-
çon dont je vous vois agir. Je croyais (£ue vous aviez de
l'ambition, mais aucun amour pour la gloire : je voyais
bien que votre âme était haute, mais je ne soupçonnais
pas qu'elle fût grande : tout dans votre vie semblait me
montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui,
pleindes plus funestes passions, se chargeait avec plaisir de
la honte , des remords et de la bassesse même , attachés à
la tyrannie. Car enfin , vous avez tout sacrifié à votre puis-
sance; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Ro-
mains ; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus
terrible magistrature qui fût jamais. Le sénat ne vit qu'en
tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu'un vous
dit : « Sylla , jusqu'à quand répandras-tu le sang romain?
DIALOGUE DE SYLLA ET D'ELCRATE. 195
« vcux-tu ne commander qu'à des murailles? » Pour lors
vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la
raort de chaque citoyen.
« — Et c'est tout le sang que j'ai versé qui m'a mis en
état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j'a-
vais gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille
que l'ennui, que le dégoût, qu'un caprice, m'eussent fait
quitter le gouvernement? mais je me suis démis de la dic-
tature dans le temps qu'il n'y avait pas un seul homme
dans l'univers qui ne crût que la dictature était mon seul
asile. J'ai paru devant les Romains citoyen au milieu de
mes concitoyens, et j'ai osé leur dire : « Je suis prêt à ren-
« dre compte de tout le sang que j'ai versé pour la républi-
« que ; je répondrai à tous ceux qui viendront me deman-
• der leur père, leur fils , ou leur frère. » Tous les Romains
se sont tus devant moi.
« — Cette belle action dont vous me parlez me paraît bieu
imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous le nou-
vel étonnement dans lequel vous avez rais les Romains :
mais comment osâtes-vous leur parler de vous justifier, et
de prendre pour juges des gens qui vous devaient tant de
vengeances?
« Quand toutes vos actions n'auraient été que sévères
pendant que vous étiez le maître , elles devenaient des
crimes affreux dès que vous ne l'étiez plus.
« — Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait
le salut de la république. Vouliez-vous que je visse tran-
quillement des sénateurs trahir le sénat pour ce peuple
qui , s'imagiuant que la liberté doit être aussi extrême
que le peut être l'esclavage, cherchait à abolir la magis-
trature même ?
« Le peuple, gêné par les lois et par la gravité du sénat.
196 DIALOGUE DE SVLLA ET D'EUCRATE.
a toujours travaillé à renverser l'un et l'autre. Mais celui
qui est assez ambitieux pour le servir contre le sénat et les
lois , le fut toujours assez pour devenir son maître. C'est
ainsi que nous avons wl finir tant de républiques dans la
Grèce et dans l'Italie.
« Pour prévenir un pareil malheur, le sénat a toujours
été obligé d'occuper à la guerre ce peuple indocile. Il a été
forcé malgré lui à ravager la terre , et à soumettre tant de
nations dont l'obéissance nous pèse. A présent que l'u-
nivers n'a plus d'ennemis à nous donner, quel serait le
destin de la république? Et sans moi le sénat aurait-il pu
empêcher que le peuple , dans sa fureur aveugle pour la
liberté, ne se livrât lui-même à Marius, ou au premier
tyran qui lui aurait fait espérer l'indépendance?
■< Les dieux , qui ont donné à la plupart des hommes
une lâche ambition , ont attaché à la liberté presque au-
tant de malheurs qu'à la servitude. Mais , quelque doive
être le prix de cette noble liberté , il faut bien le payer
aux dieux.
« La mer engloutit les vaisseaux , elle submerge des
pays entiers ; elle est pourtant utile aux humains.
« La postérité jugera ce que Rome n'a pas encore osé
examiner : elle trouvera peut-être que je n'ai pas versé as-
sez de sang , et que tous les partisans de Marius n'ont pas
été proscrits.
« — Il faut que je l'avoue, Sylla, vous m' étonnez.
Quoi! c'est pour le bien de votre patrie que vous avez
versé tant de sang ! et vous avez eu de l'attachement pour
elle!
« _ Eucrate , me dit-il , je n'eus jamais cet amour do-
minant pour la patrie , dont nous trouvons tant d'exem-
ples dans les premiers temps de la république : et j'aime
DIALOGUE DE SYELA ET D EUCRaTE. 1'J7
autant Coriolan , qui porte la flamme et le fer jusqu'aux
murailles de sa ville ingrate, qui fuit repentir chaque ci-
toyen de l'affront que lui a fait chaque citoyen , que celui
qui chassa les Gaulois du Capitole. Je ne me suis jamais
piqué d'être l'esclave ni l'idolâtre de la société de mes pa-
reils : et cet amour tant vanté est une passion trop popu-
laire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je
me suis uniquement conduit par mes réflexions, et surtout
par lejnépris que j'ai eu pour les hommes. On peut juger,
par la manière dont j'ai traité le seul grand peuple de l'u-
nivers , de l'excès de ce mépris pour tous les autres.
« J'ai cru qu'étant sur la terre, il fallait que j'y fusse
libre. Si j'étais né chez les barbares , j'aurais moins cher-
ché à usurper le trône pour commander que pour ne pas
obéir. Né dans une république , j'ai obtenu la gloire des
conquérants en ne cherchant que celle des hommes libres.
« Lorsqu'avec mes soldats je suis entré dans Rome , je
ne respirais ni la fureur ni la vengeance. J'ai jugé sans
haine , mais aussi sans pitié, les Romains étonnés. « Vous
<■ étiez libres, ai-je dit , et vous vouliez vivre en esclaves !
" Non. Mais mourez, et vous aurez l'avantage de mourir
« citoyens d'une ville libre. »
« J'ai cru çu'ôter la liberté à une ville dont j'étais ci-
toyen , était le plus grand des crimes. J'ai puni ce crime-
là; et je ne me suis point embarrassé si je serais le bon
ou le mauvais génie de la république. Cependant le gou-
vernement de nos pères a été rétabU; le peuple a expié
tous les affronts qu'il avait faits aux nobles : la crainte a
suspendu les jalousies ; et Rome n'a jamais été si tran-
quille.
« Vous voilà instruit de ce qui m'a déterminé à toutes
les sanglantes tragédies que vous avez vues. Si j'avais vécu
17.
I'j8 dialogue de SYLLA ET D'EUCRATE.
dans ces jours heureux de la république où les citoyeus,
tranquilles dans leurs maisons , y rendaient aux dieux une
.Irae libre, vous m'auriez vu passer ma vie dans cette re-
traite , que je n'ai obtenue que par tant de sang et de
sueur.
« — Seigneur, lui dis-je , il est heureux que le ciel ait
épargné au genre humain le nombre des hommes tels que
vous. Nés pour la médiocrité , nous sommes accablés par
les esprits sublimes. P^ur qu'un homme soit au-dessus
de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les autres.
'< Vous avez regardé l'ambition des héros comme une
passion commune, et vous n'avez fait cas que de l'ambi-
tion qui raisoune. Le désU" insatiable de dominer, que vous
avez trouvé dans le cœur de quelques citoyens , vous a fait
prendre la résolution d'être un homme extraordinaire : l'a-
mour de votre liberté vous a fait prendre celle d'être ter-
rible et cruel. Qui dirait qu'un héroïsme de principe eût
été plus funeste qu'un héroïsme d'impétuosité? Mais si ,
pour vous empêcher d'être esclave , il vous a fallu usur-
per la dictature, comment avez-vous osé la rendre? Le
peuple romain, dites-vous, vous a vu désarmé, et n'a point
attenté sur votre vie. C'est un danger auquel vous avez
échappé ; un plus grand danger peut vous attendre. Il peut
vous arriver de voir quelque jour un grand criminel jouir
de votre modération , et vous confondre dans la foule d'un
peuple soumis.
« — J'ai un nom, me dit-il; et il me suffit pour ma sûreté
et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes les entre-
prises; et il n'y a point d'ambition qui n'en soit épouvan-
tée. Sylla respire, et son génie est plus puissant que ce-
lui de tous les Romains. Sylla a autour de lui Chéronée,
Orchomène , et Signion ; Sylla a donné à chaque famille de
DIALOGUE DE SYLLA ET D'EL'CHATi:. 1;)9
llonae un exemple domestique et terrible : chaque Ko-
raain m'aura toujours devant les yeux ; et, dans ses songes
même, je lui apparaîtrai couvert de sang; il croira voir
les funestes tables, et lire son nom à la tête des proscrits.
On murmure en secret contre mes lois ; mais elles ne se-
ront pas effacées par des flots même de sang romain. Ne
suisje pas au milieu de Rome? Vous trouverez encore
chez moi le javelot que j'avais à Orchomène, et le bou-
clier que je portais sur les murailles d'Athènes. Parce que
je n'ai point de licteurs , en suis-je moins Sylla? J'ai pour
moi le sénat, avec la justice et les lois ; le sénat a pour lui
mon génie , ma fortune , et ma gloire.
« — J'avoue , lui dis-je , que , quand on a une fois fait
trembler quelqu'un, on conserve presque toujours quelqua
chose de l'avantage qu'on a pris.
« — Sans doute , me dit-il. J'ai étonné les hommes , et
c'est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l'histoire
de ma vie, vous verrez que j'ai tout tiré de ce principe,
et qu'il a été l'âme de toutes mes actions. Ressouvenez»
vous de mes démêlés avec Marins : je fus indigné de voir
un homme sans nom , fier de la bassesse de sa naissance ,
entreprendre de ramener les premières familles de Rome
rtans la foule du peuple ; et , dans cette situation , je portais
tout le poids d'une grande âme. J'étais jeune, et je me réso-
lus de me mettre en état de demander compte à Marius de
ces mépris. Pour cela, je l'attaquai avec ses propres armes,
c'est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la ré-
publique.
« Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de sortir
de Rome , je me conduisis de même : j'allai faire la guerre
à Mithridate ; et je crus détruire Marius à force de vaincre
400 DIALOGUE DE SVLLA ET D'EUCRATE.
l'ennemi de Marins. Pendant que je laissai ce Romain
jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliais ses mor-
tifications ; et je le forçais tous les jours d'aller au Capi-
tole rendre grâces aux dieux des succès dont je le dé-
sespérais. Je lui faisais une guerre de réputation plus
cruelle cent fois que celle que mes légions faisaient au
roi barbare. 11 ne sortait pas un seul mot de ma bou-
che qui ne marquât mon audace ; et mes moindres ac-
tions , toujours superbes , étaient pour Marius de funes-
tes présages. Enfin Mithridate demanda la paix : les con-
ditions étaient raisonnables ; et, si Rome avait été tran-
quille, ou si ma fortune n'avait pas été chancelante, je
les aurais acceptées. Mais le mauvais état de mes affai-
res m'obligea de les rendre plus dures : j'exigeai qu'il dé-
truisît sa flotte , et qu'il rendît aux rois ses voisins tous
les Etats dont illes avait dépouillés. « Je te laisse , lui
« dis-je , le royaume de tes pères , à toi qui devrais me
« remercier de ce que je te laisse la main avec laquelle tu
« as signé l'ordre de faire mourir en un jour cent mille
" Romains. » Mithridate resta immobile, et Marius , au
milieu de Rome, en trembla.
« Cette même audace qui m'a si bien servi contre Mi-
thridate, contre Marius , contre son fils, contre Thélésinus,
contre le peuple ; qui a soutenu toute ma dictature, a aussi
défendu ma vie le jour que je l'ai quittée ; et ce jour assure
ma liberté pour jamais.
« — Seigneur, lui dis-je , Marius raisonnait comme
vous , lorsque , couvert du sang de ses ennemis et de ce-
lui des Romains, il montrait cette audace que vous avez
punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de
plus, et de plus grands excès. Mais, en prenant la dicta-
I
LYSIMAQL'E. 201
ture, vous avez donné l'exemple du crime que vous avez
puni. Voilà l'exemple qui sera suivi, et non pas celui
d'une modération qu'on ne fera qu'admirer.
« Quand les dieux ont souffert que Sylla se soit impu-
nément fait dictateur dans Rome, ils y ont proscrit la li-
berté pour jamais. Il faudrait quïls fissent trop de mira-
cles pour arracher à présent du cœur de tous les capitai-
nes romains l'ambition de régner. Vous leur avez appris
qu'il y avait une voie bien plus sûre pour aller à la tyran-
nie , et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal
secret, et ôté ce qui fait seul les bons citoyens d'une répu-
blique trop riche et trop grande, le désespoir de ne pou-
voir l'opprimer. »
Il changea de visage , et se tut un moment. « Je ne
crains , me dit-il avec émotion , qu'un homme ' , dans le-
quel je crois voir plusieurs Marins. Le hasard, ou bien un
destin plus fort , me l'a fait épargner. Je le regarde sans
cesse ; j'étudie son âme : il cache des desseins profonds ;
mais, s'il ose jamais former celui de commander à des
hommes que j'ai faits mes égaux , je jure par les dieux
que je punirai son insolence. »
LISYMAQUE'.
Lorsque Alexandre eut détruit l'empire des Perses , il
voulut que l'on crût qu'il était fils de Jupiter. Les Macé-
' J. César.
' Ce morceau , composé par Montesquieu à l'époque de sa réception à
l'académie de Nancy, fut imprimé pour la première fois dans le AfercMre
de France , deuxième volume de décembre 1754 , pag. 3i. 11 y est pré-
cédé de cet avertissement :
« L'auteur de Vt's))r/tdes Lois nous a permis d'imprimer le morceau
Ï02 LYSIMAQUE.
donieus étaient indignés de voir ce prince rougir d'avoir
Philippe pour père ; leur mécontentement s'accrut lors-
qu'ils lui virent prendre les mœurs, les habits et les ma-
nières des Perses ; et ils se reprochaient tous d'avoir tant
Tait pour un homme qui commençait à les mépriser 5 mais
on murmurait dans l'armée , et on ne parlait pas.
Un philosophe , nommé Callisthène , avait suivi le roi
dans son expédition. Un jour qu'il le salua à la manière
des Grecs : « D'où vient, lui dit Alexandre, que tu ne
m'adores pas ? — Seigneur, lui dit CaUisthène , vous êtes
chef de deux nations : l'une, esclave avant que vous l'eus-
siez soumise, ne l'est pas moins depuis que vous l'avez
vaincue; l'autre, libre avant qu'elle vous servît à rem-
porter tant de victoires , l'est encore depuis que vous les
avez remportées. Je suis Grec , seigneur; et ce nom , vous
l'avez élevé si haut, que, sans vous faire tort, il ne vous
est plus permis de l'avilir. >'
Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses ver-
tus : il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel.
Il fit couper les pieds, le nez et les oreilles à Callisthène ,
ordonna qu'on le mît dans une cage de fer, et le fit porter
ainsi à la suite de l'armée.
J'aimais Callisthène ; et de tout temps , lorsque mes
occupations me laissaient quelques heures de loisir, je les
avais employées à l'écouter : et, si j'ai de l'amour pour
la vertu, je le dois aux impressions que ses discours fai-
saient sur moi. J'allai le voir. « Je vous salue , lui dis-je , il-
suivant , qu'il a fait pour raoadémie de Nancy : cette fiction est si inté-
ressante et si noble , qu'il n'est pas possible de la lire sans aimer et sans
admirer le grand prince qui en est l'objet. »
Le prince que Montesquieu a voulu peindre, en traçant le portrait
de Lysimaque , est le roi du Polo^jne Slanislas-Lcczinski , surnommé
le Bienfaisant.
LYSIMAQUE. 203
lustre malheureux , que je vois dans une cage de fer
comme ou enferme une bête sauvage , pour avoir été le
seul homme de l'armée.
« — Lysimaque , me dit-il , quand je suis dans une si-
tuation qui demande de la force et du courage, il me sem-
ble que je me trouve presque à ma place. En vérité , si les
dieux ne m'avaient mis sur la terre que pour y mener une
vie voluptueuse, je croirais qu'ils m'auraient donné en
vain une âme grande et immortelle. Jouir des plaisirs des
sens est une chose dont tous les hommes sont aisément ca-
pables ; et si les dieux ne nous ont faits que pour cela , ils
ont fait un ouvrage plus parfait qu'ils n'ont voulu , et ils
ont plus exécuté qu'entrepris. Ce n'est pas , ajouta-t-il ,
que je sois insensible : vous ne me faites que trop voir que
je ne le suis pas. Quand vous êtes venu à moi , j'ai trouvé
d'abord quelque plaisir à vous voir faire une action de
courage. Mais, au nom des dieux, que, ce soit pour la
dernière fois! Laissez-moi soutenir mes malheurs, et
n'ayez point la cruauté d'y joindre encore les vôtres.
" — Callisthène , lui dis-je , je vous verrai tous les jours.
Si le roi vous voyait abandonné des gens vertueux , il
n'aurait plus de remords, il commencerait à croire que
vous êtes coupable. Ah ! j'espère qu'il ne jouira pas du
plaisir de voir que ses châtiments me feront abandonner
un ami ! »
Un jour Callisthène me dit : « Les dieux immortels
m'ont consolé ; et , depuis ce temps , je sens en moi quel-
que chose de divin, qui m'a ôté le sentiment de mes peines.
J'ai vu en songe le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui ;
vous aviez un sceptre à la main , et un bandeau roj'al sur
le front. Il vous a montré à moi , et m'a dit : « Il te rendra
plus heureux. " L'émotion où j'étais m'a réveillé. Je me
204 LYSIMAQUE.
suis trouvé les mains élevées au ciel , et faisant des efforts
pour dire : « Grand Jupiter, si Lysimaque doit régner,
fais qu'il règne avec justice ! Lysimaque, vous régnerez :
croyez un homme qui doit être agréable aux dieux , puis-
qu'il souffre pour la vertu.
Cependant Alexandre ayant appris que je respectais la
misère de Callisthène, que j'allais le voir, et que j'osais
le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur : « Va, dit-
il , combattre contre les lions , malheureux qui te plais
tant à vivre avec les bêtes féroces. » On différa mon sup-
plice , pour le faire servir de spectacle à plus de gens.
Le jour qui le précéda, j'écrivis ces mots à CaUisthène :
« Je vais mourir. Toutes les idées que vous m'aviez don-
nées de ma future grandeur se sont évanouies de mon es-
prit. J'aurais souhaité d'adoucir les maux d'un homme
tel que vous. »
Prexape, àqui je m'étais confié, m'apporta cette réponse :
« Lysimaque, si les dieux ont résolu que vous régniez,
Alexandre ne peut pas vous ôter la vie; car les hommes
ne résistent pas à la volonté des dieux. »
Cette lettre m'encouragea ; et, faisant réflexion que les
hommes les plus heureux et les plus malheureux sont éga-
lement environnés de la main divine , je résolus de me con-
duire , non pas par mes espérances , mais par mon cou -
rage, et de défendre jusqu'à la fin une vie sur laquelle il
y avait de si grandes promesses.
On me mena dans la carrière. 11 y avait autour de moi un
peuple immense, qui venait être témoin de mon courage
ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J'avais plié mon
manteau autour de mon bras : je lui présentai ce bras, il
voulut le dévorer ; je lui saisis la langue, la lui arrachai,
et le jetai à mes pieds.
i
LYSIMAQUE. 205
Alexandre aimait naturellement les actions eourageuses :
il admira ma résolution ; et ce moment fut celui du retour
de sa grande âme.
Il me fit appeler; et, me tendant la main : « Lysimaque,
me dit-il , je te rends mon amitié , rends-moi la tienne. Ma
colère n'a servi qu'à te faire faire une action qui manque
a la vie d'Alexandre. "
Je reçus les grâces du roi ; j'adorai les décrets des dieux,
et j'attendais leurs promesses sans les rechercher ni les
fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans
maître. Les fils du roi étaient dans l'enfance; son frère
Aridée n'en était jamais sorti ; Olympias n'avait cpie la
hardiesse des âmes faibles , et tout ce qui était cmauté
était pour elle du courage; Roxane, Eurydice, Statire,
étaient perdues dans la douleur. Tout le monde, dans le
palais , savait gémir, et personne ne savait régner. Les ca-
pitaines d'Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône ,
mais l'ambition de chacun fut contenue par l'ambition de
tous. Nous partageâmes l'empire; et chacun de nous crut
avoir partagé le prix de ses fatigues.
Le sort me fit roi d'Asie : et à présent que je puis tout,
j'ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie
m'annonce que j'ai fait quelque bonne action , et ses sou-
pirs me disent que j'ai quelque mal à réparer. Je le trouve
entre mon peuple et moi.
Je suis le roi d'un peuple qui m'aime. Les pères de fa-
mille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs
enfants ; les enfants craignent de me perdre comme ils
craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux, et
je le suis.
206 PENSÉES DIVERSES.
PENSEES DIVERSES'.
Mon fils, vous êtes assez heureux pour n'avoirni à
rougir ni à vous enorgueillir de votre naissance : la mienne
est tellement proportionnée à ma fortune, que je serais
fâché que l'une ou l'autre fussent plus grandes.
Vous serez homme de robe ou d'épée. Comme vous de-
vez rendre compte de votre état, c'est à vous de le choi-
sir : dans la robe vous trouverez plus d'indépendance ,
dans le parti de l'épée, de plus grandes espérances.
Il vous est permis de souhaiter de monter à des postes
plus éminents , parce qu'il est permis à chaque citoyen de
souhaiter d'être en état de rendre de plus grands services
à sa patrie : d'ailleurs une noble ambition est un sentiment
utile à la société, lorsqu'il se dirige bien. Comme le monde
physique ne subsiste que parce que chaque partie de la
matière tend à s'éloigner du centre , aussi le monde po-
litique se soutient-il par le désir intérieur et inquiet que
chacun a de sortir du lieu où il est placé. C'est en vain
qu'une morale austère veut effacer les traits que le plus
grand des ouvriers a gravés dans nos âmes : c'est à la
morale qui veut travailler sur le cœur de l'homme à ré-
gler ses sentiments , et non pas à les détruire. Nos auteurs
' Il ne faut pas confondre ces Pensées avec un petit extrait intitulé
le Génie de Montesquieu , qui parut en 1758. Ce grand homme écrivait
le soir ses observations de tous les jours; ces pensées solitaires étaient
le premier jet de l'esprit, elles ont la sève de l'originalité. Ce^ anneaux
préparés pour une grande chaii\e , quoique détachés , sont des anneaux
d'or. On ne peut lire sans attendrissement ces entretiens muets avec son
lils : ces pensées étaient une espèce de legs paternel ; il a son prix aux
yeux des hommes sensibles «t éclairés. ( Note des édiieur:i des Œuvres
posthumes de Montesquieu , Paris, I798,in-I2. )
1
PENSÉES DIVERSES. 207
moraux sout presque tous outrés : ils parleut à l'enteu-
dement, et non pas a cette âme.
PORTRAIT DE MONTESQUIEU
PAB LUI-MÊME-
Une personne de ma coanaissauce disait : < Je vais
faire une assez sotte chose, c'est mou porti'ait : je me
connais assez bien. -
Je n'ai presque jamais eu de chagrin , encore moiiis
d'ennui.
Ma machine est si heureusement construite , que je suis
frappé par tous les objets assez vivement pour qu'ils puis-
sent me donner du plaisir, pas assez pour qu'Us puissent me
donner de la peine.
J'ai l'ambition qu'il faut pour me faire prendre part
au.x choses de cette vie; je n'ai point celle qui pourrait
me faire trouver du dégoût dans le poste ou la nature m'a
mis.
Lorsque je goûte un plaisir, je suis affecté ; et je suis
toujours étonné de l'avoir recherché a^ ec tant d'indiffé-
rence.
J'ai été dans ma jeunesse assez heureux pour m'atta-
chcr à des femmes que j'ai cru qui m'aimaient ; dès que
j'ai cessé de le croire, je m'en suis détaché soudain.
L'étude a été pour moi le souverain remède contre les
dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une
heure de lecture n'ait dissipé.
Je m'éveille le matin avec une joie secrète de voir la
lumière ; je vois la lumière avec une espèce de ravisse-
ment ; et tout le reste du jour je suis content. Je passe la
nuit, sans m'éveiller; et le soir, quand je vais au lit,
508 PENSÉES DIVERSES.
une espèce d'engourdissement m'empêche de faire des
réflexions.
Je suis presque aussi content avec des sots qu'avec des
gens d'esprit : car il y a peu d'hommes si ennuyeux qui
ne m'aient amusé; très-souvent il n'y a rien de si amu-
sant qu'un homme ridicule.
Je ne hais pas de me divertir en moi-même des hommes
que je vois, sauf à eux à me prendre à leur tour pour ce
qu'ils veulent.
J'ai eu d'abord pour la plupart des grands une crainte
puérile ; dès que j'ai eu fait connaissance , j'ai passé pres-
que sans milieu jusqu'au mépris.
J'ai assez aimé à dire aux femmes des fadeurs , et à
leur rendre des services qui coûtent si peu.
J'ai eu naturellement de l'amour pour le bien et l'hon-
neur de ma patrie , et peu pour ce qu'on appelle lagloire ;
j'ai toujours senti une joie secrète lorsqu'on a fait quelque
règlement qui allait au bien commun.
Quand j'ai voyagé dans les pays étrangers , je m'y suis
attaché comme au mien propre ; j'ai pris part à leur for-
tune, et j'aurais souhaité qu'ils fussent dans un état floris-
sant.
J'ai cru trouver de l'esprit à des gens qui passaient pour
n'en point avoir.
Je n'ai pas été fâché de passer pour distrait ; cela
m'a fait hasarder bien des négligences qui m'auraient em-
barrassé.
J'aime les maisons où je puis me tirer d'affaire avec
mon esprit de tous les jours.
Dans les conversations et à table, j'ai toujours été ravi
detrouver un homme qui voulût prendre la peine de briller :
PENSÉES DIVERSES. 20S
un homme de cette espèce présente toujours le flanc, cl
tous les autres sont sous le bouclier.
Rien ne m'amuse plus que de voir un conteur en-
nuyeux faire une histoire circonstanciée sans quartier :
je ne suis pas attentif à l'histoire , mais à la manière de
la faire.
Pour la plupart des gens , j'aime mieux les approuver
que de les écouter.
Je n'ai jamais voulu souffrir qu'un homme d'esprit s'a-
N isât de me railler deux fois de suite.
J'ai assez aimé ma famille pour faire ce qui allait au
bien dans les choses essentielles ; mais je me suis affran-
chi des menus détails.
Quoique mon nom ne soit ni bon ni mauvais , n'ayant
guère que deux cent cinquante ans de noblesse prouvée ,
cependant j'y suis attaché, et je serais homme à faire
des substitutions '.
Quand je me fie à quelqu'un , je le fais sans réserve ;
mais je me fie à très-peu de personnes.
Ce qui m'a toujours donné une assez mauvaise opinion
de moi , c'est qu'il y a fort peu d'états dans la république
auxquels j'eusse été véritablement propre. Quant à mon
métier de président , j'ai le cœur très-droit : je compre-
nais assez les questions en elles-mêmes ; mais quant à la
procédure , je n'y entendais rien. Je m'y suis pourtant ap-
pliqué ; mais ce qui m'en dégoûtait le plus , c'est que je
voyais à des bêtes le même talent qui me fuyait , pour
ainsi dire.
Ma machine est tellement composée, que j'ai besoin de
me recueillir dans toutes les matières un peu abstraites ;
sans cela mes idées se confondent : et , si je sens que je
• 11 l'a fait. ( Nvte du manuscrit. )
is. .
210 PENSEES DIVERSES.
suis écouté, il me semble dès lors que toute laquesticn
s'évanouit devant moi ; plusieurs traces se réveillent à la
fois, il résulte de là qu'aucune trace n'est réveillée.
Quant aux conversations de raisonnement, où les sujets
sont toujours coupés et recoupés , je m'en tire assez bien .
Je n'ai jamais vu couler de larmes sans en être at-
tendri.
Je suis amoureux de l'amitié.
Je pardonne aisément , par la raison que je ne suis pas
haineux : il me semble que la haine est douloureuse.
Lorsque quelqu'un a voulu se réconcilier avec moi , j'ai
senti ma vanité flattée, et j'ai cessé de regarder comme
ennemi un homme qui me rendait le service de me
donner bonne opinion de moi.
Dans mes terres , avec mes vassaux , je n'ai jamais
voulu que l'on m'aigrît sur le compte de quelqu'un. Quand
on m'a dit : « Si vous saviez les discours qui ont été te-
nus!... — Je ne veux pas les savoir, » ai-je répondu. Si
ce qu'on voulait rapporter était faux , je ne voulais pas
courir le risciue de le croire ; si c'était vrai , je ne voulais
pas prendre la peine de haïr un faquin.
A l'âge de trente-cinq ans j'aimais encore.
Il m'est aussi impossible d'aller chez quelqu'un dans
des vues d'intérêt , qu'il m'est impossible de rester dans
les airs.
Quand j'ai été dans le monde, je l'ai aimé comme si
je ne pouvais souffrir la retraite ; quand j'ai été dans mes
terres , je n'ai plus songé au monde.
Quand je vois un homme de mérite, je ne le décompose
jamais ; un homme médiocre qui a quelques bonnes qua-
lités , je le décompose.
Je suis , je crois , le seul homme qui ait mis des livres
PENSÉES DIVERSES. 211
au jour sans être touché de la réputation de bel esprit.
Ceux qui m'ont connu savent que , dans mes conversa-
tions, je ne cherchais pas trop à le paraître, et cpie j'a-
vais assez le talent de prendre la langue de ceux avec les-
quels je vivais.
J'ai eu le malheur de me dégoûter très-souvent des gens
dont j'avais le plus désiré la bienveillance.
Pour mes amis, à l'exception d'un seul , je les ai tous
conservés.
Avec mes enfants, j'ai vécu comme avec mes amis.
J'ai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce
que je pouvais par moi-même : c'est ce qui m'a porté à
faire ma fortune par les moyens que j'avais dans mes
mains, la modération et la frugalité ; et non par des moyens
étrangers, toujours bas ou injustes.
Quand ou s'est attendu que je brillerais dans une con-
versation , je ne l'ai jamais fait : j'aimais mieux avoir un
homme d'esprit pour m'appuyer, que des sots pour m'ap-
prouver.
Il n'y a point de gens que j'aie plus méprisés que les
petits beaux-esprits , et les grands qui sont sans probité.
Je n'ai jamais été tenté de faire un couplet de chanson
contre qui que ce soit. J'ai fait en ma vie bien des sottises ,
et jamais de méchancetés.
Jen'ai point parudépenser, mais jen'ai jamais été avare;
et je ne sache pas de chose assez peu difficile pour que je
l'eusse faite pour gagner de l'argent.
Ce qui m'a toujours beaucoup nui , c'est que J'ai tou-
jours méprisé ceux que je n'estimais pas.
Je n'ai pas laissé , je crois , d'augmenter mon bien ; j'ai
fait de grandes améliorations à mes terres : mais je sen-
tais que c'était plutôt pour une certaine idée d'habileté
212 PEiNSËlîS DIVERSES.
que cela me donnait, que pour l'idée de devenir plus
riche.
En entrant dans le monde, on m'annonça comme un
homme d'esprit, et je reçus un accueil assez favorable des
gens en place : mais lorsque par le succès des Lettres per-
sanes j'eus peut-être prouvé que j'en avais, et que j'eus
obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens
eu place se refroidit; j'essuyai mille dégoûts. Comptez
qu'intérieurement blessés de la réputation d'un homme
célèbre, c'est pour s'en venger qu'ils l'humilient, et qu'il
faut soi-même mériter beaucoup d'éloges pour supporter
patiemment l'éloge d'autrui.
Je ne sache pas encore avoir dépensé quatre louis par
air, ni fait une visite par intérêt. Dans ce que j'entrepre-
nais, je n'employais que la prudence commune, et j'a-
gissais moins pour ne pas manquer les affaires que pour
ne pas manquer aux affaires.
Je ne me consolerais point de n'avoir pas fait fortune,
si j'étais né en Angleterre ; je ne suis point fâché de ne
l'avoir pas faite en France.
J'avoue que j'ai trop de vanité pour souhaiter que mes
enfants fassent un jour une grande fortune : ce ne serait
qu'à force de raison qu'ils pourraient soutenir l'idée de
moi ; ils auraient besoin de toute leur vertu pour m'a-
vouer, ils regarderaient mon tombeau comme le monu-
ment de leur honte. Je puis croire qu'ils ne le détruiraient
pas de leurs propres mains ; mais ils ne le relèveraient pas
sans doute, s'il était à terre. Je serais l'achoppement éter-
nel de la flatterie , et je les mettrais dans l'embarras vingt
fois par jour ; ma mémoire serait incommode , et mon
ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants.
La timidité a été le fléau de toute ma vie ; elle semblait
PENSÉES DIVERSES. 2J3
obscurcir jusqu'à mes organes , lier ma langue, mettre un
nuage sur mes pensées, déranger mes expressions. J'étais
moins sujet à ces abattements devant des gens d'esprit que
devant des sots : c'est que j'espérais qu'ils m'entendraient,
cela me donnait de la confiance. Dans les occasions , mon
esprit, comme s'il avait fait un effort, s'en tirait assez
bien. Étant à Luxembourg dans la salle où dînait l'empe-
reur, le prince Linski me dit : -» Vous, monsieur, qui ve-
nez de France , vous êtes bien étonné de voir l'empereur
si mal logé. — Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas fâché
de voir un pays où les sujets sont mieux logés que le maî-
tre, » Étant en Piémont , le roi Victor me dit : ■< Monsieur,
vous êtes parent de M. l'abbé de Montesquieu , que j'ai
vu ici avec M. l'abbé d'Estrades? — Sire, lui dis-je, vo-
tre majesté est comme César, qui n'avait jamais oublié
aucun nom... » Je dînais en Angleterre chez le duc de Ri-
chemond : le gentilhomme ordinaire la Boine , qui était un
fat , quoique envoyé de France en Angleterre , soutint que
l'Angleterre n'était pas plus grande que la Guienne. Je
tançai mon envoyé. Le soir, la reine me dit : « Je sais que
vous nous avez défendus contre votre M. de la Boine. —
Madame, je n'ai pu m'imaginer qu'un pays où vous ré-
gnez ne fût pas un grand pays. -
J'ai la maladie de faire des livres , et d'en être honteux
quand je les ai faits.
Je n'ai pas aimé à faire ma fortune par le moyen de la
cour; j'ai songé à la faire en faisant valoir mes terres, et
à tenir toute ma fortune immédiatement de la main des
dieux.
N.... , quiavaitde certaines fins, me fit entendre qu'on
me donnerait une pension; je dis que, n'ayant point fait
M4 PEKSÉtS DIVERSES.
de bassesses , je n'avais pas besoin d'être consolé par dc«
j^râces.
Je suis un bou citoyen ; mais , dans quelque pays que
je fusse né , je l'aurais été tout de môme. Je suis un bon
citoyen , [Xirce que j'ai toujours été content de l'état où je
suis, que j'ai toujours approuvé ma fortune, que je n'ai
jamais rougi d'elle, ni envié celle des autres. Je suis un
bon citoyen, parce que j'aime le gouvernement où je suis
né , sans le craindre , et que je n'en attends d'autre faveur
que ce bien inestimable que je partage avec tous mes com-
patriotes ; et je rends grâces au ciel de ce qu'ayant mis
en moi de la médiocrité en tout , il a bien voulu mettre un
peu de modération dans mon âme.
S'il m'est permis de prédire la fortune de mon ouvrage ',
il sera plus approuvé que lu : de pareilles lectures peu-
vent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement.
J'avais conçu le dessein de donner plus d'étendue et de
profondeur à quelques endroits de mon Esprit; j'en suis
devenu incapable : mes lectures m'ont affaibli les yeux ;
et il me semble que ce qu'il me reste encore de lumière
n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour ja-
mais.
Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût
préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon es-
prit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille,
et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier.
Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût pré-
judiciable à l'Europe et au genre humain, je le regarde-
rais comme un crime.
Je souhaite avoir des manières simples, recevoir des
• VEsprUdes lois.
PENSÉES DIVERSES. 515
services le moins que je puis , et en rendre le plus qu'il
m'est possible.
Je n'ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J'ai
été peu difficile sur l'esprit des autres. J'étais ami de
presque tous les esprits , et ennemi de presque tous les
cœurs.
J'aime mieux être tourmenté par mon cœur que par mon
esprit.
Je fais faire une assez sotte chose : c'est ma généa-
logie.
DES ANCIENS.
J'avoue mon goût pour les anciens ; cette antiquité
m'enchante , et je suis toujours prêt à dire , avec Pline :
« "C'est à Athènes que vous allez ; respectez les dieux. »
L'ouvrage divin de ce siècle , Télémaque , dans lequel
Homère semble respirer, est une preuve sans réplique de
l'excellence de cet ancien poëte. Pope seul a senti la gran-
deur d'Homère.
Sophocle, Euripide, Eschyle, ontd' abord porté le genre
d'invention au point que nous n'avons rien changé depuis
aux règles qu'ils nous ont laissées ; ce qu'ils n'ont pu
faire sans une connaissance parfaite de la nature et des
passions.
J'ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages
des anciens : j'ai admiré plusieurs critiques faites contre
eux, mais j'ai toujours admiré les anciens. J'ai étudié mou
goût, et j'ai examiné si ce n'était point un de ces goûts
malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond ; mais
plus j'ai examiné , plus j'ai senti que j'avais raison d'avoir
senti comme j'ai senti.
216 PENSÉES DIVERSES.
Les livres anciens sout pour les auteurs , les nouveaux
pour les lecteurs.
Plutarque me charme toujours : il y a des circonstances
attachées aux personnes, qui font grand plaisir.
Qu'Aristote ait été précepteur d'Alexandre, ou que
Platon ait été à la cour de Syracuse, cela n'est rien pour
leur gloire : la réputation de leur philosophie a absorbé
tout.
Cicéron, selon moi , est un des plus grands esprits qui
aient jamais été : l'âme toujours belle lorsqu'elle n'était
pas faible.
Deux chefs-d'œuvre: la mort de César dans Plutarque,
et celle de Néron dans Suétone. Dans l'une , on commence
par avoir pitié des conjurés qu'on voit en péril , et ensuite
de César qu'on voit assassiné. Dans celle de Néron , on est
étonné de le voir obligé par degrés de se tuer sans au-
cune cause qui l'y contraigne , et cependant de façon à ne
pouvoir l'éviter.
Virgile , inférieur à Homère par la grandeur et la variété
des caractères, par l'invention admirable, l'égale par la
beauté de la poésie.
Belle parole de Sénèque : Sic prœseniibus utaris volup-
tatibus, utfuturis non noceas.
La même erreur des Grecs inondait toute leur philoso-
phie; mauvaise physique, mauvaise morale, mauvaise
métaphysique. C'est qu'ils ne sentaient pas la différence
qu'il y a entre les qualités positives et les qualités relatives.
Comme Aristote s'est trompé avec son sec, son humide,
son chaud, son froid, Platon et Socrate se sont trompés
avec leur beau, leur bon, leur sage : grande découverte
qu'il n'y avait pas de qualité positive.
Les termes de beau , de bon , de noble , de grand , de
PENSÉES DIVERSES. 217
parfait, sont des attributs des objets, lesquels sont rela-
tifs aux êtres qui les considèrent. Il faut bien se mettre ce
principe dans la tête ; il est l'éponge de presque tous les
préjugés : c'est le fléau de la philosophie ancienne, de la
physique d'Arlstote , de la métaphysique de Platon : et si
on lit les dialogues de ce philosophe , on trouvera qu'ils ne
sont qu'un tissu de sophisraes faits par l'ignorance de ce
principe. Malebranche est tombé dans raille sophismcs
pour l'avoir ignoré.
Jamais philosophe n'a mieux fait sentir aux hommes
les douceurs de la vertu et la dignité de leur être que
Marc-Antonin : le cœur est touché , l'âme agrandie , l'es-
prit élevé.
Plagiat : avec très-peu d'esprit ou peut faire cette ob-
jection-là. Il n'y a plus d'originaux , grâce aux petits gé-
nies. Il n'y a pas de poète qui n'ait tiré toute sa philoso-
phie des anciens. Que deviendraient les commentateurs
sans ce privilège? Ils ne pourraient pas dire : « Horace a
dit ceci... Ce passage se rap[X)rte à tel autre de Théo-
crite , où il est dit... » Je m'engage de trouver dans Cardan
les pensées de quelque auteur que ce soit, le moins subtil.
On aime à lire les ouvrages des anciens pour voir d'au-
tres préjugés.
Il faut réfléchir sur la Politique d'Aristote et sur les
deux Républiques de Platon , si l'on veut avoir une juste
idée des lois et des mœurs des anciens Grecs.
Les chercher dans leurs historiens, c'est comme si
nous voulions trouver les nôtres en lisant les guerres de
Louis XIV.
République de Platon , pas plus idéale que celle de
Sparte.
MONsTL.S<Jl)i;i. ,Q
218 PENSÉES DIVERSES.
Pour juger les hommes , il faut leur passer les préjugés
de leur temps.
DES MODERNES.
Nous n'avons pas d'auteur tragique qui donne à l'âme
de plus grands mouvements que Crébillon , qui nous arra-
che plus à nous-mêmes , qui nous remplisse plus de la
vapeur du dieu qui l'agite : il vous fait entrer dans le
transport des bacchantes. On ne saurait juger son ouvrage ,
parce qu'il commence par troubler cette paitie de l'âme
qui réfléchit. C'est le véritable tragique de nos jours , le
seul qui sache bien exciter la véritable passion de la tra-
gédie, la terreur.
Un ouvrage original en fait toujours construire cinq ou
six cents autres : les derniers se servent des premiers à
peu près comme les géomètres se servent de formules.
J'ai entendu la première représentation d'Inès de Cas-
tro de M. de la Motte. J'ai bien vu qu'elle n'a réussi qu'à
force d'être belle, et qu'elle a plu aux spectateurs mal-
gré eux. On peut dire que la grandeur de la tragédie , le
sublime et le beau y régnent partout. Il y a un second
acte qui , à mon goût , est plus beau que tous les autres :
j'y ai trouvé un art souvent caché qui ne se dévoile pas
à la première représentation , et je me suis senti plus lou-
ché la dernière fois que la première.
Je me souviens qu'en sortant d'une pièce intitulée
Ésope à la cour, je fus si pénétré du désir d'être plus
honnête homme , que je ne sache pas avoir formé une ré-
solution plus forte; bien différent de cet ancien qui di-
.sait qu'il n'était jamais sorti des spectacles aussi vertueux
qu'il y était entré. C'est qu'ils ne sont plus la môme chose.
I
PENSÉES DIVERSES. 2(9
Dans la plupart des auteurs, je vois Tliomme qui écrit ;
dans Montaigne, Thomme qui pense.
Les maximes de la Rochefoucauld sont les proverbes des
gens d'esprit.
Ce qui commence à gâter noti-e comique , c'est que nous
voulons chercher le ridicule des passions, au lieu de cher-
cher le ridicule des manières. Or les passions ne sont pas
des ridicules par elles-mêmes. Quand on dit qu'il n'y a
point de qualités absolues , cela ne veut pas dire qu'il n'y
en a point réellement , mais que notre esprit ne peut pas
les déterminer.
Quel siècle que le nôtre , où il y a tant de critiques et
déjuges , et si peu de lecteurs !
Voltaire n'est pas beau, il n'est que joli : il serait hon-
teux pour lacadéraie que Voltaire en fût, et il lui sera
quelque jour honteux qu'il n'en ait pas été.
Les ouvrages de Voltaire sont comme les visages mal
proportionnés qui brillent de jeunesse.
Voltaire n'écrira jamais une bonne histoire. Il est comme
les moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils trai-
tent, mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour
son couvent.
Charles XII , toujours dans le prodige , étonne , et nesi
pas grand. Dans cette histoire, il y a un morceau admi-
rable, la retraite de Schulembourg, morceau écrit aussi
vivement qu'il y en ait. L'auteur manque quelquefois de
sens.
Plus le poème de la Ligue paraît être {'Enéide, moins
il l'est.
Toutes les épithètes de J.-B. Rousseau disent beaucoup ;
mais elles disent toujours trop, et expriment toujours
au delà.
220 PENSÉES DIVERSES.
Parmi les auteurs qui ont écrit sur l'histoire de France ,
les uns avaient peut-être trop d'érudition pour avoir as-
sez de génie, et les autres trop de génie pour avoir assez
d'érudition.
S'il faut donner le caractère de nos poètes, je compare
Corneille à Michel-Ange, Racine à Raphaël, Marot au
Corrège, la Fontaine au Titien, Despréaux au Domiiii-
quin , Crébillon au Guerchin, Voltaire au Guide, Fonte-
nelie au Bernin; Chapelle, laFare, Chaulieu, au Parme-
san ; Régnier au Géorgien , la Motte à Rembrandt ; Cha-
pelain est au-dessous d'Albert Durer. Si nous avions un
iMilton , Je le comparerais à Jules Romain ; si nous avions
le Tasse, nous le comparerions au Carrache; si nous
avions l'Arioste, nous ne le comparerions à personne,
parce que personne ue peut lui être comparé.
Un honnête homme ( M. Rollin ) a , par ses ouvrages
d'histoire, enchanté le public. C'est le cœur qui parle au
cœur ; on sent une secrète satisfaction d'entendre parler
la vertu : c'est l'abeille de la France.
Je n'ai guère donné mon jugement que sur les auteurs
que j'estimais , n'ayant guère lu , autant qu'il m'a été pos-
sible , que ceux que j'ai crus les meilleurs.
DES GRANDS HOMMES DE FRANCE.
Nous n'avons pas laissé d'avoir en France de ces hom-
mes rares qui auraient été avoués des Romains.
La foi , la justice , et la grandeur d'âme montèrent sur
le trône avec Louis IX.
Tanneguy du Chatel abandonna les emplois dès que la
voix publique s'éleva contre lui ; il quitta sa patrie sans se
plaindre , pour lui épargner ses murmures.
PENSÉKS DIVERSES, 22t
Louis XI ne vit dans le commencement de sou règne
que le commencement de sa vengeance.
II lui semblait que, pour qu'il vécût, il fallait qu'il fit
violence à tous les gens de bien.
Le cbancelier Olivier introduisit la justice jusque dans
le conseil des rois , et la politique plia devant elle.
La France n'a jamais eu de meilleur citoyen que
Louis XII.
Le cardinal d'Am boise trouva les intérêts du peuple
dans ceux du roi , et lés intérêts du roi dans ceux du
peuple.
Charles VIII connut , dans la première jeunesse même ,
toutes les vanités de la jeunesse.
Le chancelier de l'Hospital , tel que les lois , fut sage
comme elles dans une cour qui n'était calmée que par les
plus profondes dissimulations , ou agitée que par les pas-
sions les plus violentes.
On vit dans la Noue un grand citoyen au milieu des
discordes civiles.
L'amiral de Coligny fut assassiné , n'ayant dans le
cœur que la gloire de l'Etat; et son sort fut tel, qu'après
tant de rébellions il ne put être puni que par un grand
crime.
Les Guises furent extrêmes dans le bien et dans le mai
qu'ils firent à l'État. Heureuse la Franco , s'ils n'avaient
pas senti couler dans leurs veines le sang de Charlemagne !
Il semble que l'âme de Miron, prévôt des marchands ,
fût celle de tout le peuple.
César aurait été comparé à M. le Prince , s'il était venu
après lui.
Henri IV... Je n'en dirai rien , je parle à des Français.
222 PENSÉES DIVERSES.
Molé montra de l'héroïsme dans une condition qui ne
s'appuie ordinairement que sur d'autres vertus.
Richelieu fit jouer à son monarque le second rang dans
la monarchie , et le premier dans l'Europe ; il avilit le roi ,
mais illustra le règne.
Turenue n'avait point de vices ; et peut-être que , s'il en
avait eu, il aurait porté certaines vertus plus loin. Sa vie
est un hymne à la louange de l'humanité.
Le caractère de Montausier a quelque chose des anciens
philosophes , et de cet excès de leur raison.
Le maréchal de Gatinat a soutenu la victoire avec mo-
destie , et la disgrâce avec majesté , grand encore après
la perte de sa réputation même.
Vendôme n'a jamais eu rien à lui que sa gloire.
Fonteuelle, autant au-dessus des autres hommes par
son cœur, qu'au-dessus des hommes de lettres par son
esprit.
Louis XIV, ni pacifique, ni guerrier : il avait les for-
mes delà justice, de la politique, de la dévotion , et l'air
d'un grand roi. Doux avec ses domestiques , libéral avec
ses courtisans , avide avec ses peuples , inquiet avec ses
ennemis , despotique dans sa famille , roi dans sa cour, dur
dans ses conseils , enfant dans celui de conscience , dupe
de tout ce qui joue le prince , les ministres , les femmes
et les dévots; toujours gouvernant et toujours gouverné;
malheureux dans ses choix, aimant les sots, souffrant
les talents , craignant l'esprit ; sérieux dans ses amours ,
et, dans son dernier attachement, faible à faire pitié ; au-
cune force d'esprit dans les succès ; de la sécurité dans les
revers , du courage dans sa mort. Il aima la gloire et la
religion , et on l'empêcha toute sa vie de connaître ni l'une
ni l'autre. Il n'aurait eu presque aucun de ces défauts,
i
PENSEES DIVERSES. 223
s'il avait été un peu mieux élevé, et s'il avait eu uu peu
plus d'esprit.
Il avait l'âme plus grande que l'esprit. Madame de
MainlenoQ abaissait sans cesse cette âme pour la mettre a
son point.
Les plus méchants citoyens de France furent Richelieu
et Louvois. J'en nommerais un troisième ' ; mais épar-
gnons-le dans sa disgrâce.
DE LA BELIGION.
Dieu est comme ce monarque qui a plusieurs nations
dans son empire : elles viennent toutes lui porter un
tribut, et chacune hù parle sa langue, religions diverses.
Quand l'immortalité de l'âme serait une erreur, je se-
rais fâché de ne pas la croire : j'avoue que je ne suis pas
si humble que les athées. Je ne sais comment ils pensent ;
mais pour moi je ne veux pas troquer l'idée de mon im-
mortalité contre celle de la béatitude d'un jour. Je suis
charmé de me croire immortel comme Dieu même. Indé-
pendamment des idées révélées , les idées métaphysiques
me donnent une très-forte espérance de mon bonheur éter-
nel , à laquelle je ne voudrais pas renoncer.
La dévotion est une croyance qu'on vaut mieux qu'un
autre.
11 n'y a pas de nation qui ait plus besoin de religion que
les Anglais. Ceux qui n'ont pas peur de se pendre doivent
avoir la peur d'être damnés.
La dévotion trouve , pour faire de mauvaises actions ,
des raisons qu'un simple honnête homme ne saurait
trouver.
Ce que c'est que d'être modéré dans ses principes ! Je
' M. (Il' Maurepas ( h'oie drscdi leurs des Œuvres posthames.)
224 PENSÉES DIVERSES.
passe en France pour avoir peu de religion, en Angleterre
pour eu avoir trop.
Ecclésiastiques : flatteurs des princes, quand ils ne peu-
vent être leurs tyrans.
Les ecclésiastiques sont intéressés à maintenir les peu-
ples dans l'ignorance ; sans cela, comme l'Évangile est
simple , on leur dirait : « Nous savons tout cela comme
vous. »
J'appelle la dévotion une maladie du cœur, qui donne à
l'âme une folie dont le caractère est le plus immuable de
tous.
L'idée des faux miracles vient de notre orgueil , qui
nous fait croire que nous sommes un objet assez impor-
tant pour que l'Être suprême renverse pour nous tonte la
nature; c'est ce qui nous fait regarder notre nation, notre
ville, notre armée, comme plus chères à la Divinité. Ainsi
nous voulons que Dieu soit un être partial qui se déclare
sans cesse pour une créature contre l'autre , et qui se plaît
à cette espèce de guerre. Nous voulons qu'il entre dans
nos querelles aussi vivement que nous , et qu'il fasse à tout
moment des choses dont la plus petite mettrait toute la
nature en engourdissement.
Trois choses incroyables parmi les choses incroyables :
le pur mécanisme des bêtes , l'obéissance passive , et l'in-
faillibilité du pape.
DES JÉSUITES.
Si les jésuites étaient venus avant Luther et Calvin , ils
auraient été les maîtres du monde. Beau livre que celui
d'un ancien cité par Athénée , De Us quœ fulso cre-
(lunlurf
J'ai peur des jésuites. Si j'offense quelque gran4^ il
PENSÉES DnTRSES. 225
m'oubliera , je l'oublierai ; je passerai dans une autre pro-
vince , dans un autre royaume : mais si j'offense les jésui-
tes à Rome , je les trouverai à Paris , partout ils m'envi-
ronnent ; la coutume qu'ils ont de s'écrire sans cesse entre-
tient leurs inimitiés.
Pour exprimer une grande imposture, les Anglais disent :
« Cela est jésuitiquement faux. ><
DES ANGLAIS ET DES FRANÇAIS.
Les Anglais sont occupés; ils n'ont pas le temps d'être
polis.
Les Français sont agréables ; ils se communiquent ,
sont variés , se livrent dans leurs discours , se promènent,
marchent, courent, et vont toujours jusqu'à ce qu'ils soient
tombés.
Les Anglais sont des génies singuliers , ils n'imiteront
pas même les anciens , qu'ils admirent ; leurs pièces res-
semblent bien moins à des productions régulières de la
nature, qu'à ces jeux dans lesauelselle a suivi des hasards
heureux.
A Paris on est étourdi par le monde , on ne connaît que
les manières , et on n'a pas le temps de connaître les vices
et les vertus.
Si l'on me demande quels préjugés ont les Anglais , en
vérité je ne saurais dire lequel , ni la guerre , ni la nais-
sance, ni les dignités, ni les hommes à bonnes fortunes,
ni le déhre de la faveur des ministres : ils veulent que les
hommes soient hommes ; ils n'estiment que deux choses ,
les richesses et le mérite.
J'appelle génie d'une nation les mœurs et le caractère
d'esprit des différents peuples, dirigés par l'influence d'une
22 fi PliiNSÉES DIVERSES.
mêmecour et d'une même capitale. Un Anglais, un Fran-
çais, un Italien , trois esprits.
VARIÉTÉS.
Je ne puis comprendre comment les princes croient si
aisément qu'ils sont tout, et comment les peuples sont si
prêts à croire qu'ils ne sont rien.
Aimer à lire, c'est faire un échange des heures d'en-
nui que Ton doit avoir en sa vie, contre des heures déli-
cieuses.
Malheureuse condition des hommes! à peine l'esprit
est-il parvenu à sa maturité , que le corps commence à
s'affaiblir.
On demandait à Chirac (médecin ) si le commerce des
femmes était malsain. « Non, disait-il, pourvu qu'on ne
prenne pas de drogues ; mais je préviens que le change-
ment est une drogue. »
C'est l'effet d'un mérite extraordinaire d'être dans tout
son jour auprès d'un mérite aussi grand.
Un homme qui écrit bien n'écrit pas comme on écrit,
mais comme il écrit : et c'est souvent en parlant mal qu'il
parle bien.
Voici comme je définis le talent : un don que Dieu
nous a fait en secret , et que nous révélons sans le savon-.
Les grands seigneurs ont des plaisirs ; le peuple a de la
joie.
Outre le plaisir que le vin nous fait , nous devons en-
core à la joie des vendanges le plaisir des comédies et des
tragédies.
Je disais à un homme : " Fi donc ! vous avez les senti-
ments aussi bas (ju'un homme de qualité. »
PENSÉES DIVERSES, 227
M,., est si doux, qu'il me semble voir un ver qui file
de la soie.
Quand on court après l'esprit, on attrape la sottise.
Quand on a été femme a Paris , on ne peut pas être
femme ailleurs.
Ma fille disait très-bien : « Les mauvaises manières ne
sont dures que la première fois. »
La France se perdra par les gens de guerre.
Je disais à madame du Chàtelet : « Vous vous empê-
chez de dormir pour apprendre la philosophie ; il faudrait
au contraire étudier la philosophie pour apprendre à
dormir. »
Si un Persan ou un Indien venait à Paris , il faudrait
six mois pour lui faire comprendre ce que c'est qu'un abbé
commendataire qui bat le pavé de Paris.
L'attente est une chaîne qui lie tous nos plaisirs.
Par malheur, trop peu d'intervalle entre le temps où
l'on est trop jeune , et celui où l'on est trop vieux.
11 faut avoir beaucoup étudié pour savoir peu.
J'aime les paysans; ils ne sont pas assez savants pour
raisonner de travers.
Sur ceux qui vivent avec leurs laquais , j'ai dit : « Les
vices ont bien leur pénitence. »
Les quatre grands poètes, Platon , Malebranche , Shaf-
tesbury, Montaigne!
Les gens d'esprit sont gouvernés par des valets ; et les
sots, par des gens d'esprit.
On aurait dû mettre l'oisiveté continuelle parmi les
peines de l'enfer ; il me semble au contraire qu'on l'a mise
parmi les joies du paradis.
Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils vous le
donnent en longueur.
228 PENSÉES DnTLRSES.
Je n'aime pas les discours oratoires, ce sont des ou-
vrages d'ostentation.
Les médecins dont parle M. Freind dans son Histoire
de la Médecine sont parvenus à une grande vieillesse.
Raisons physiques : 1" les médecins sont portés à avoir
de la tempérance ; 2° ils préviennent les maladies dans les
commencements; 3" par leur état, ilsfont beaucoup d'exer-
cice ; 4° en voyant beaucoup de malades, leur tempéra-
ment se fait à tous les airs , et ils deviennent moins sus-
ceptibles de dérangement ; 5° ils connaissent mieux le pé-
ril ; 6" ceux dont la réputation est venue jusqu'à nous
étaient habiles ; ils ont donc été conduits par des gens ha-
biles, c'est-à-dire eux-mêmes.
Sur les nouvelles découvertes, nous avons été bien loin
pour des hommes.
Je disais sur les amis tyranniques et avantageux :
« L'amour a des dédommagements que l'amitié n'a pas. »
A quoi bon faire des livres pour cette petite terre , qui
n'est guère plus grande qu'un point?
Contades , bas courtisan, même à la mort, n'écrivit-il
pas au cardinal de Richelieu qu'il était content de mourir
pour ne pas voir la fin d'un ministre comme lui? Il était
courtisan par la force de la nature , et il croyait en ré-
chapper.
M..., parlant des beaux génies perdus dans le nombre
des hommes , disait : « Comme des marchands , ils sont
morts sans déplier. »
Deux beautés communes se défont ; deux grandes beau-
tés se font valoir.
Presque toutes les vertus sont un rapport particulier
d'un certain homme à un autre : par exemple , l'amitié ,
l'amour de la patrie, la pitié, sont des rapports particu-
PENSÉES DrV^ERSES. 229
liersj mais la justice est un rapport général. Or toutes
les vertus qui détruisent ce rapport ne sont point des ver-
tus.
La plupart des princes et des ministres ont bonne vo-
lonté ; il ne savent comment s'y prendre.
Le succès de la plupart des choses dépend de savoir
combien il faut de temps pour réussir.
Le prince doit avoir l'œil sur l'honnêteté publique, ja-
mais sur les particuliers.
11 ne faut point faire par les lois ce qu'on peut faire par
les mœurs.
Les préambules des édits de Louis XIV furent plus in-
supportables aux peuples que les édits mêmes.
Les princes ne devraient jamais faire d'apologies: ils
sont toujours trop forts quand ils décident, et faibles quand
ils disputent. Il faut qu'ils fassent toujours des choses rai-
sonnables , et qu'ils raisonnent fort peu.
J'ai toujours vu que , pour réussir dans le monde , il
fallait avoir l'air fou , et être sage.
En fait de parure , il faut toujours rester au-dessous de
ce qu'on peut.
Je disais à Chantilly que je faisais maigre, par politesse;
M. le duc était dévot.
Le souper tue la moitié de Paris ; le dîner, l'autre.
Je hais Versailles , parce que tout le monde y est petit ;
j'aime Paris , parce que tout le monde y est grand.
Si on ne voulait qu'être heureux , cela serait bientôt
fait : maison veut être plus heureux que les autres ; et cela
est presque toujours difficile, parce que nouscroj^ons les
autres plus heureux qu'ils ne sont.
Les gens qui ont beaucoup d'esprit tombent souvent
dans le dédain de tout.
230 PENSÉES DIM'J{SES
Je vois des gens qui s'effarouchent des digressions :
je crois que ceux qui savent en faire sont comme les gens
'.[u'i ont de grands bras, ils atteignent plus loin.
Deux espèces d'hommes : ceux qui pensent, et ceux qui
amusent.
Une belle action est celle qui a de la bonté, et qui de-
mande de la force pour la faire.
La plupart des hommes sont plus capables de grandes
actions que de bonnes.
Le peuple est honnête dans ses goûts , sans l'être dans
ses mœurs.
Nous voulons trouver des honnêtes gens, parce que nous
voudrions qu'on le fût à notre égard.
La vanité des gueux est aussi bien fondée que celle que
je prendrais sur une aventure arrivée aujourd'hui chez le
cardinal de Polignac , où je dînais. Il a pris la main de
l'aîné de la maison de Lorraine , le duc d'Elbœuf ; et après
le dîner, quand le prince n'y a plus été, il me l'a donnée.
Il me la donne à moi, c'est un acte de mépris : il l'a prise
au prince , c'est une marque d'estime. C'est pour cela que
les princes sont si familiers avec leurs domestiques : ils
croient que c'est une faveur, c'est un mépris.
Les histoires sont des faits faux composés sur des faits
vrais, ou bien à l'occasion des vrais.
D'abord les ouvrages donnent de la réputation à l'ou-
vrier, et ensuite l'ouvrier aux ouvrages.
Il faut toujours quitter les lieux un moment , avant d'y
attraper des ridicules. C'est l'usage du monde qui donne
cela.
Dans les livres , on trouve les hommes meilleurs qu'ils
ne sont : amour-propre de l'auteur, qui veut toujours pas-
PENSEES DIVERSES. 231
ser pour plus honnête homme en jugeant en faveur de la
vertu. Les auteurs sont des personnages de théâtre.
Il faut regarder son bien comme son esclave , mais il ne
faut pas perdre son esclave.
On ne saurait croire jusqu'où a été dans ce siècle la dé-
cadence de l'admiration.
Un certain esprit de gloire et de valeur se perd peu à
peu parmi nous. La philosophie a gagné du terrain ; les
idées anciennes d'héroïsme et de bravoure, et les nouvelles
de chevalerie, se sont perdues. Les places civiles sont
remplies par des gens qui ont de la fortune, et les militaires
décréditées par des gens qui n'ont rien. Enfin , c'est pres-
que partout indifférent pour le bonheur d'être à un maître
ou à un autre : au lieu qu'autrefois une défaite ou la prise
de sa ville était jointe à la destruction ; il était question
de perdre sa ville, sa femme, et ses enfants. L'établisse-
ment du commerce des fonds publics , les dons immenses
des princes, qui font qu'une infinité de gens vivent dans
l'oisiveté, et obtiennent la considération même par leur
oisiveté , c'est-à-dire par leurs agréments ; l'indifférence
pour l'autre vie , qui entraîne dans la mollesse pour celle-
ci, et nous rend insensibles et incapables de tout ce qui
suppose un effort ; moins d'occasions de se distinguer ;
une certaine façon méthodique de prendre des villes et de
donuen des batailles , la question n'étant que de faire une
brèche , et de se rendre quand elle est faite ; toute la guerre
consistant plus dans l'art que dans les qualités personnelles
de ceux qui se battent ; l'on sait à chaque siège le nombre
de soldats qu'on y laissera ; la noblesse ne combat plus eu
corps.
Nous ne pouvons jamais avoir de règles dans nos finau-
232 PENSÉES DIVERSES.
ces , parce que nous savons toujours que nous ferons quel-
que chose, et jamais ce que nous ferons.
On n'appelle plus un grand ministre un sage dispensa-
teur des revenus publics, mais celui qui a de l'industrie ,
et de ce qu'on appelle des expédients.
L'on aime mieux ses petits-enfants que ses fils : c'est
qu'on sait à peu près au juste ce qu'on tire de ses fils, la
fortune et le mérite qu'ils ont ; mais on espère et l'on se
flatte sur ses petits-fils.
Je n'aime pas les petits honneurs. On ne savait pas au-
paravant ce que vous méritiez; mais ils vous fixent,
et décident au juste ce qui est fait pour vous.
Quand , dans un royaume , il y a plus d'avantage à
faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu.
La raison pour laquelle les sots réussissent toujours
dans leurs entreprises , c'est que , ne sachant pas et ne
voyant pas quand ils sont impétueux , ils ne s'arrêtent ja-
mais.
Remarquez bien que la plupart des choses qui nous font
plaisir sont déraisonnables.
Les vieillards qui ont étudié dans leur jeunesse n'ont
besoin que de se ressouvenir, et non d'apprendre. Cela
est bien heureux.
On pourrait , par des changements imperceptibles dans
la jurisprudence , retrancher bien des procès.
Le mérite console de tout.
J'ai ouï dire au cardinal Imperiali : « Il n'y a point
d'homme que la fortune ne vienne visiter une fois dans sa
vie ; mais lorsqu'elle ne le trouve pas prêt à la recevoir,
elle entre par la porte et sort par la fenêtre. »
Les disproportions qu'il y a entre les hommes sont bien
PENSÉES DIVERSES. 233
minces pour être si vains : les uns ont la goutte, d'autres
la pierre; les uns meurent, d'autres vont mourir; ils ont
une même âme pendant l'éternité , et elles ne sont diffé-
rentes que pendant un quart d'heure , et c'est pendant
qu'elles sont jointes à un corps.
Le style enflé et emphatique est si bien le plus aisé,
que, si vous voyez une nation sortir de la barbarie, vous
verrez que son style donnera d'abord dans le sublime , et
ensuite descendra au naïf. La difficulté du naïf est que le
bas le côtoie : mais il y a une différence immense du
sublime au naïf, et du sublime au galimatias.
Il y a bien peu de vanité à croire qu'on a besoin des
affaires pour avoir quelque mérite dans le monde , et de
ne se juger plus rien lorsqu'on ne peut plus se cacher sous
le personnage d'homme public.
Les ouvrages qui ne sont point de génie ne prouvent
que la mémoire ou la patience de l'auteur.
Partout où je trouve l'envie , je me fais un plaisir de la
désespérer; je loue toujours devant un envieux ceux qui
le font pâlir.
L'héroïsme que la morale avoue ne touche que peu de
gens : c'est l'héroïsme qui détruit la morale , qui nous
frappe et cause notre admiration.
Remarquez que tous les pays qui ont été beaucoup ha-
bités sont très-malsains : apparemment que les grands
ouvrages des hommes , qui s'enfoncent dans la terre, ca-
naux, caves, souterrains, reçoivent les eaux qui y crou-
pissent.
Il y a certains défauts qu'il faut voir pour les sentir,
tels "que les habituels.
Horace et Aristote nous ont dtja pai-lé des vertus de leurs
pères et des vices de leur temps , et les auteurs de siècle en
234 PKNSÉES DIVERSES.
siècle nous en ont parlé de même. S'ils avaient dit vrai,
les hommes seraient à présent des ours. Il me semble que
ce qui fait ainsi raisonner tous les hommes , c'est que nous
avons vu nos pères et nos maîtres qui nous corrigeaient.
Ce n'est pas tout : les hommes ont si mauvaise opinion
d'eux , qu'ils ont cru non-seùlement que leur esprit et leur
âme avaient dégénéré, mais aussi leur corps, et qu'ils
étaient devenus moins grands; et non-seulement eux,
mais les animaux. On trouve dans les histoires les hom-
mes peints en beau , et on ne les trouve pas tels qu'on les
voit.
La raillerie est un discours en faveur de son esprit con-
tre son bon naturel.
Les gens qui ont peu d'affaires sont de très-grands
parleurs. Moins on pense, plus on parle : ainsi les fem-
mes parlent plus que les hommes ; à force d'oisiveté, el-
les n'ont point à penser. Une nation où les femmes don-
nent le ton est une nation parleuse.
Je trouve que la plupart des gens ne travaillent à faire
une grande fortune que pour être au désespoir, quand
ils l'ont faite, de ce qu'ils ne sont pas d'une illustre
naissance.
II y a autant de vices qui viennent de ce qu'on ne
s'estime pas assez, que de ce que l'on s'estime trop.
Dans le cours de ma vie , je n'ai trouvé de gens com-
munément méprisés que ceux qui vivaient en mauvaise
compagnie.
Les observations sont l'histoire de la physique; les
systèmes en sont la fable.
Plaire dans une conversation vaine et frivole est
aujourd'hui le seul mérite : pour cela le magistrat alian-
donuc l'étude des lois ; le médecin croit être décrédité par
PENSÉES DIVERSES. 235
l'étude (le la médecine ; on fuit comme pernicieuse toute
étude qui pourrait ôter le badinage.
Rire pour rien , et porter d'une maison dans l'autre
une chose frivole , s appelle science du monde. On crain-
drait de perdre celle-là, si l'on s'appliquait à d'autres.
Tout homme doit être poli, mais aussi il doit eire
libre.
La pudeur sied bien à tout le monde ; mais il faut sa-
voir la vaincre, et jamais la perdre.
II faut que la singularité consiste dans une manière
fixe de penser qui échappe aux autres ; car un homme
qui ne saurait se distinguer que par une chaussure par-
ticulière serait un sot par tout pays.
On doit rendre aux auteurs qui nous ont paru originaux
dans plusieurs endroits de leurs ouvrages, cette justice ,
qu'ils ne se sont point abaissés à descendre jusqu'à la qua-
lité de copistes.
Il y a trois tribunaux qui ne sont presque jamais d'ac-
cord : celui des lois, celui de l'honneur, celui de la re-
ligion.
Rien ne raccourcit plus les grands hommes que leur
attention à de certains procédés personnels. J'en connais
deux qui y ont été absolument insensibles , César et le duc
d'Orléans régent.
Je me souviens que j'eus autrefois la curiosité de comp-
ter combien de fois j'entendrais faire une petite histoire
qui ne méritait certainement pas d'être dite ni retenue :
pendant trois semaines qu'elle occupa le monde poli , je
l'entendis faire deux cent vingt-cinq fois, dont je fus
très-content.
Un fonds de modestie rapporte un très-grand fonds
d'intérêt.
236 PENSÉES DIVERSES
Ce sont toujours les aventuriers qui font de grandes
choses , et non pas les souverains des grands empires.
L'art de la politique rend-il nos histoires plus belles
que celles des Romains et des Grecs?
Quand on veut abaisser un général, on dit qu'il est heu-
reux ; mais il est beau que sa fortune fasse la fortune
publique.
J'ai vu les galères de Livourne et de Venise ; je n'y ai
pas vu un seul homme triste. Cherchez à présent à vous
mettre au cou un morceau de ruban bleu pour être heu-
reux 1
Un flatteur est un esclave qui n'est bon pour aucun
maitre.
LETTRES PERSAÎSES.
QUELQUES RÉFLEXIONS
SIR
LES LETTRES PERSANES'.
Rien n'a plu davantage dans les Lettres persanes que d'y trouver,
sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement , le
progrès , la fin : les divers personnages sont placés dans une chaîne qui
les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les mœurs
de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins mer-
veilleux et moins bizarre ; et ils sont plus ou moins frappés de ce bi-
zarre et de ce merveilleux , suivant la différence de leui-s caractères.
D'un autre côté, le désordre croit dans le sérail d'Asie à proportion
de la longueur de l'absence d'Usbek , c'est-à-dire à mesure que la fu-
reur augmente, et que l'amour diminue.
D'ailleurs ces sortes de romans réussissent ordinairement , parce
que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle; ce qui fait
plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire. £t
c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui
ont paru depuis les Lettres persanes.
Enfin , dans les romans ordinaires , les digressions ne peuvent être
permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman.
On n'y saurait mêler de raisonnements, parce que, aucuns des per-
sonnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le
dessein et la nature de l'ouvrage. Mais, dans la forme de lettres, où
les acteurs ne sont pas choisis , et où les sujets qu'on traite ne sont dé-
pendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est
donné l'avantage de pouvoir joindre de la pliilosophie , de la politique
et de la morale à un roman , et de lier le tout par une chaîne secrète
et en quelque façon inconnue.
Les Lettres persanes eurent d'abord un débit si prodigieux , que
les libraùres mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient
i Les Lettres persanes furent données au public en 1721 ; mais ces réflexions
ne parurent qu'en 1731. Mentcsquieu les plaça au devant d'un supplément conte-
nant onze lettres nouvelles , et quelques changements que nous avons c\i soin
dmdiquer dans le cours de notre édition. (P.)
238 LETTRliS PERSANES.
lirer par la niaiiclie tous ceux qu'ils rencontraient : << Monsieur, di-
saioiit-ils, laites-moi des Lettres persanes. »
Mais ce que je viens de dire suffit pour fciire voir qu'elles ne sont
susceptibles d'aucune suite , encore moins d'aucun mélange avec des
lettres écrites d'une autre main , quelque ingénieuses qu'elles puis-
sent être.
Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien liardis;
mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les
l'ersans qui doivent y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup
transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers, il y avait
un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d'ignorance
et de préjugés : on n'était attentif qu'à faire voir la génération et le
progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singu-
lières : il semblait qu'on n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce
de singularité qui peut compatir avec de l'esprit ; on n'avait à peindre
«lue le sentiment qu'ils avaient eu à chaque chose (jui leur avait paru
extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe
de notre religion , on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. Ces
traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'é-
tonnement , et point avec l'idée d'examen , et encore moins avec celle
de critique. En parlant de notre religion , ces Persans ne doivent pas
paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient dé nos coutumes et de
nos usages; et, s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette
singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des
liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités.
On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, in-
dépendamment du respect pour le genre humain , que l'on n'a certai-
nement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le
leeteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle
comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir, ou
comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en
état d'eu faire. 11 est prié de faiie attention que tout l'agrément con-
sistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière
singulière , naïve ou bizarre , dont elles étaient aperçues. Certainement
la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert ,
qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-
mêmes.
LETTRES PERSANES. 133
INTRODUCTIOÏX.
Je ne fais [loint ici d'épître dédicatoire, et je ne deimiide point du
protection pour ce livre : on le lira, s'il est Ixjn; et, s'il est mauvais,
je ne me soucie pas qu'on le lise •.
J'ai détaché ces premières lettres, pour essayer le goût du public :
j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille, que je pour-
rai lui donner dans la suite.
Mais c'est à condition que je ne serai pas connu : car, si l'on vient
à savoir mon nom , dès ce moment je me tais. Je connais une femme
qui marche assez bien , mais qui boite dès qu'on la regarde. C'estassez
des défauts de l'ouvrage, sans que je présente encore a la critique
ceux de ma personne. Si l'on savait qui je suis, ou dirait : Son livre
jureavecson caractère; il devrait employer son tempsà quelque chose
de mieux, cela n'est pas digne d'un homme grave. Les critiques ne
manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu'on les peut faire
wns essayer beaucoup son esprit.
(Lgs Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passion*
notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme
d'un autre monde , ils ne me cachaient rien. Eu efl'et , des gens trans-
plantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Us me communi-
quaient la plupart de leurs lettres ; je les copiai. J'en surpris même
quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence ,
tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.
Je ne fais donc que l'office de traducteur : toute ma peine a été de
' Ce livre , toujours piquant , par la variété des tons , pour le lecteur qui clier-
clie l'aniuseiucnt , attache souvent, par l'importance des objets , le lecteur qui
veut s'instruire. Déjà l'auteur s'essaye aux matières de politique et de législation ,
et plusieurs de ces lettres sont de petits traités sur la population , le commerce ,
les loLs criminelles , le droit public : on voit qu'il jette en avant des iûées qu'il
doit développer ailleurs, et qui sont comme les pierres d'attente d'un cdilice.
l.a familiarité épistolaire met naturellement enjeu son talent pour la plaisan-
terie, qu'il maniait aussi bien que le raisonnement. L'ironie est dans ses mains
une arme qu'il fait servir à tout, méine contre l'inqu'usilion; et alors elle est
asscr amère pour tenir lieu d'indignation. Il peint à grands traits les mœurs
serviles des Etats despotiques, et cette jaloasie particulière aux harems d'Orient,
toujours humiliante et forceûée , soit dans le maître , qui veut être aimé comme
on veut être obéi ; soit dans les femmes esclaves , qui se disputent un homme ,
et non pas un amant. 11 sait intéresser et toucher dans l'histoire des Troglo-
dytes, et cet intérêt n'est pas celui d'aventures romanesques ; c'en est un plus
rare, plus original , et plus difficile à produire, celui qui nait de la peinture des
vertus sociales mises en action, et nous en fait sentir le charme et le bcsuiu.
CL. II.)
2iO LKÏIRES PERSANES.
mettre l'ouvrage à nos maui-s. J'ai soulagé lo lecteur du langage asia-
tique autant que je l'ai pu , et l'ai sauvé d'uue infinit^ d'expressions
sublimes qui l'auraient ennuyé jusque dans les nues, j
Mais ce n'est pas tout ce que j'ai fait pour lui. J'ai retranché les
longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas moins prodigues
•pie nous; et j'ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant
lit; |)einc à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre
deux amis.
Si la plupart de ceux qui nous ont donné des recueils de lettres
avaient fait de môme, ils auraient vu leur ouvrage s'évanouir.
Il y a une cliose qui m'a souvent étonné : c'est de voir ces Persans
quelquefois aussi instruits que moi-même des mœurs et des manières
.le la nation , jusqu'à en connaître les plus lines circonstances, et à
rcinaïquer des choses cpii, je suis sûr, ont échappé à bien des Alle-
mands qui ont voyagé en France. J'attribue cela au long séjour qu'ils
y ont fait : sans compter qu'il est plus facile à un Asiatique de s'ins-
truiix; des mœurs des l-^ançais dans un an , qu'il ne l'est à un Français
de s'instruire des mœurs des Asiatiques dans quatre; parce que les
uns se livrent autant que les autres se conununiquent peu.
L'usage a permis à tout traducteur, et même au plus barbare com-
mentateur, d'orner la tête de sa version ou de sa glose du panégyrique
de l'original , et d'en relever l'utilité, le mérite et l'excellence. Je ne
l'ai point fait : on en devinera facilement les raisons. Une des meilleu-
res est que ce serait une chose très-emiuyeuse, placée dans un lieu
déjà très-ennuyeux de lui-même, je veux dire une préface.
LETTRE I.
USBEK A S01V AMI RUSTAN.
A Ispah^n. f^'-""^'"'^-)
Nous u' avons s^oSme qu'un jour à Com. Lorsque nous
eûmes l^iitnos dévotions sifr le ton^5gau de la vîe^ ■ qui a
mis au monde douze prophètes, nous^nous remîmes en'cîre-^'^
min, et hier, vingt-cinquième jour ^^otre départ d'Ispahaii,
nous arrivâmes à Tauris.- '^a^-i^ ^
Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Per-
' Katimr, lille de Mahomet.
I
LETTRIiS PERS.^'tS. 241
sans que l'envîe de savoir ait fait sortir de leur pays , et qui ''
aient renonce aux douccuf/aune vie tranquille pour aller
chercher lahorieiisement jn sagesse. ^*^
Nous sonïmes nés da^^n royaume florissant ; mais nous
n'avons pas cru que ses ocra^Tusscnl celles de nosconnais-
sances^ et qtï^itfmière orientale dutlëuiénmîs^lairfipr^
Mande-hîoi ce que l'on dit de notre voyage ; ne me^flartte" ^ "^
point : je ne compte pas sur un grand nombre d^a^rSna^
teurs. Adresse ta lettre à Erzeron,où je séjournerai/quel-
que temps. Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu'en quel-
que lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.
De Tauris, le 15 de la lune de Saphar ' , 1711.
II. USBEK AU PREMIER EUNUQUE NOlR.
A son sérail d'Ispahan.
Tu es lpgardieii_fîiic]£_des plus belles femmes de Perse ;
je t'ai conîïecé que j'avais dans le monde de plus cher : tu
tiens en tes mains les clefs de ces portes fajtales qui ne s'ou- ^^.j:i^
vrent que pour moi. Tanoîtque tu veilles surœ^épot pré-
cieuxj^enion cceiii^ii se repose, et joîSF'd'une'secmite entière?
Tu ftisla ^aroe dans le silence de la nuit comimdans le tu-
multe du jmir. Tes soins infatigables soutieSnenFla vertu
lorsqu'elle «îanmTe. Si les femmes que tu gardes voulaient
' Les Persans comptent le temps par années lunaires , qu'ils divisent
en douze lunes ou mois, savoir : — 1° Maliarram, mois sacré, ])endant
lequel ils s'abstiennent de toute hostilité pour vaquer aux travaux de l'a-
griculture et aux soins du bétail ; — 2° Saphar, mois de guerre ; — 3° Re-
hiab premier, et 4» Rehiab second, mois où la campagne reverdit ; — 5"
Gemmadi premier, et 6" Gemmadi second, mois de la gelée; — 7" Regeb,
mois de jeune ; — 8° Chahban , mois de la dispersion ; c'est à cette épo-
que que les Aralies se séparent pour aller chercher les pâturages; — 9"
Rhamazan , mois bénit : c'est un temps de jeune et de continence pour
tous les mahométans ; — lO' Chalval , mois de l'accouplement des cha-
meaux; — ri« Zilcadé, second mois sacré; — 12" enlin Zilhagé, mois
du départ pour le pèlerinage.
Ils divisent encore l'année en quatre saisons, dans l'ordre suivant :
lété, le premier printemps, l'hiver, et le second printemps. (P.)
21
'i42 LKITIŒS PERSANKS.
yv!—- Avi~-<->/ bUl^X^ .M^-^ Lr-^
sortir dj^' leurtK'voic^tM h-iir en forais perdre respéraucc Tu
L'sje ne^jHZxkil^lJiLiiQl^încxIe ki (iilélité.
'fu leur conijijan.des et Ieu/oî)éis^'u exécutes aveuiçlément
toutes leurs v'olMiics, érieurfals^ .exécuter oeiuêiue les lois
du serai! ; tu trouves, de la gloire'a leur renïïreles services
leSTîlusvïts; tu te'soumétsavec respect et avec crainte a
leurs ordres légitimes ; tu les sers comme l'esclave de leurs
esclaves. Mais , parlïn^e^uFd'pimipir^, tu co'ii'iwx'^'s^^u
maître comme moi-même, quamTtu crains le relâchement
des lois, de la pu(feuPet deja modestie.
Souvien.s-toi toujours du néanrcToù je t'ai fait sortir, lors-
que tu étais le dernier de n;es esclaves , pour te mettre en
cette placç et te confierles délices denion cœur : tiens-toi dons y
-4ïti 'fft'ofond 'abgj^niem aunres al celles qui partaient mon
amour; mais fais-leur en'nreme temps sentir leur extrême dé-
i)endance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être in-
nocents ; trompe lem-s inquiétudes ; amuse-les par la musique,
les danses , les boissons délicieuses ; persuade-leur de s'as-
sembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu
peux les y mener : i^isw^faireTnïainTiasse surtousyes' .
IrniTi^TÏ^S^ui se présenterontuevant elles. ExmJite-les à la^JW^"^
prêté , qui est l'image de la nette^ de l'âme : parle-leur quel-
quefois de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant
iiu'elle5 embellissent. Adieu.
De Tnuris, le 18 de la lune de Sapliar, I7li.
III. Z.ACHI A USBER.
A Tauris.
Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener
à la campagne -, il te dira qu'aucun accident ne nous est arri-
vé. Quand il fallut traverser la rivière et quitter nos litières ,
nous nous mîmes , selon la coutume , dans des boîtes : deux
esclaves nous portèrent sur leurs épaules , et nous échappâ-
mes à tous les reiîards.
Coimneni aurais-je pu vivre, cher Usl)ek , dans ton sérail
(l'ls|)al)an; tiaus ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes
plaisirs passés , irritaient tous les jours mes désirs avec une
nouvelle violence ? J'errais d'appartements en appartements,
te cherchant toujours et ne te trouvant jamais, mais reneon-
tant partout un cruel souvenir de ma félicité passée. Tantôt
je me voyais en ce lieu où , pour la première fois de ma vie ,
je te reçus dans mes bras; tantôt dans celui où tu décidas cette
fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se pré-
tendait supérieure aux autres en beauté. Nous nous présen-
tâmes devant toi, après avoir épuisé tout ce que l'imagination
peut fournir de parures et d'ornements : tu vis avec plaisir
les miracles de notre art ; tu admiras jusqu'où nous avait em-
portées l'ardeur de te plaire. Mais tu lis bientôt céder ces char-
mes empruntés à des grâcesplus naturelles ; tu détruisis tout
notre ouvrage : il fallut nous dépouiller de ces ornejjiients
qui t'étaient devenus incommodes ; il fallut paraître à ta vite
dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la
pudeur, je ne pensai qu'à ma gloire. Heureux Usbek, que de
charmes furent étalés à tes yeux ! Nous te vîmes longtemps
errer d'encbantements en enchantements : ton àme incertaine
demeura longtemps sans se fixer, chaque gràc3 nouvelle te
demandait un tribut, nous fûmes en un moment toutes cou-
vertes de tes baisers ; tu portas tes curieux regards dans les
lieux les plus secrets ; tu nous ûs passer en un instant dans
mille situations différentes ; toujours de nouveaux connnan-
dements , et une obéissance toujours nouvelle. Je te l'avoue,
Usbek, une passion encore plus vive que l'ambition me lit
souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la
maîtresse de ton cœur ; tu me pris , tu me quittas , tu re-
vins à moi, et je sus te retenir : le triomphe fut tout pour
moi, et le désespoir pour mes rivales. 11 nous sembla que nous
fussions seuls dans le monde : tout ce qui nous entourait ne
fut plus digue de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales
eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques
2*4 LliTïRtS PERSANES.
d'aiiiour queje reçus de toi! Si elles avaient bien vu mes trans-
ports, elles auraient senti la différence qu'il y a de mon
amour au leur ; elles auraient vu que , si elles pouvaient dis-
puter avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de
sensibilité... Mais où suis-je? Où m'emmène ce vain récit?
C'est un malheur de n'être point aimée ; mais c'est un affront
de ne l'être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans
des climats barbares. Quoi ! tu comptes pour rien l'avantage
d'être aimé ! Hélas ! tu ne sais pas même ce que tu perds !
Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus ; mes larmes
coulent, et tu n'eu jouis pas! il semble que l'amour respire
dans le sérail, et ton insensibilité t'en éloigne sans cesse ! Ah !
mon cher Usbek , si tu savais être heureux !
Du sérail de Fatmé , le 21 de la lune de Maharram , 171 1 .
IV A,
IV, ZÉPHIS A USBEK.
A Erzeron. ,
EnQn ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut
à toute force nfoteînrlon esclave Zélide , Zélide qui me sert
avec tant d'affection, et dont les adroites mains portent partout
les ornements et les grâces. Il ne lui sufQt pas que cette sépa-
ration soit douloureuse , il veut encore qu'elle soit déshono-
rante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de
ma confiance ; et parce qu'il s'ennuie derrière la porte, où je
le renvoie toujours , il ose supposer qu'il a entendu ou vu des
choses que je ne sais pas même imaginer '. Je suis bien
malheureuse ! ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre
à l'abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient
m'attaquer jusque dans ton cœur, et il faut que je m'y dé-
fende! Non, j'ai trop de respect pour moi-mêuie pour des-
• Ces plaintes laissent entrevoir que Zéphis lâche de se dédommager
avec Ziilidedes plaisirs dentelle est privée par l'absence d'Usljek : c'est
ainsi que les vices de l'organisation sociale corrompent toujours les in-
dividus, (p.)
LIiTTRES PERSANES. 2i5
cendre jusqu'à des justifications : je ue veux d'autre garaut de
uia conduite que toi-méine , que ton amour, que le mien , et,
s'il faut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.
Du sérail de Fatmé , le 29 de la lune de Maharram , 1 7 1 1 .
V. RUSTAN A USBEK.
 ErzeroD.
Tu esle_sujet de^tou^es les co^ersations dlIspahaD : on ne , ,
parle ^Setie ton départ. Les unes l'attribuenta ûnel^w-ete u>u,
d'esprïtTîëTautrësà quelque cnagnoT: tes amis seuls te dé-
fendant , et ils ne ^è^tMfâu pefsonÏÏe: On ne peut compren-
dre quefu puisses quitter tes femmes , tes parents , tes amis ,
ta patrie , pour aller dans des climatS^inconSïïs aux Persans.
La mère de Rica est inconsolable ; elle te demande son Gis,
que tu lui as , dit-elle ,*l!ntève?TPour moi , mon cher Usbek ,
je me sens naturellement porté à approuver tout ce que tu
fais : maisjefie^îii'amepârâonnerîoiï'afeence; et, qôétqite^-
raisfj|piS cjtfelu m'en puî^s donner, mon cœur ne les goûtera
jan^ais. jê^dieu. Aime-moi toujours. ^^.^^^ >-^v^ — A-* /i
^ -■ 5»Ispahan , le 28'(ie la lune de RebiaJj l , 1711.
M. USBEK A SON AMI INESSIR. /n/Z'^^o^
Alspahap,--^^^^'^--^Vjrhf'^*^
A une journée d'Erivaff^us quittâmes la Perse pour entrer
(^s les terres de robeissance^afesTufcfeViîSuze jours après
u^ arrivâmes à Erzeron , oîi nous séjournerons trois ou
qufatre mois.
Il faut que je te l'avoue , Nessir ; j'ai senti une douleur se_-
crète quand j'ai perdu la Perse de vue , et ^ue je mj suis
trouvé au milieu des perfldes Osmanlins. A niéséife'lpéj en-
trais dans les pays de ces proJtflres', il noe semblait que je de-
venais profane moi-même.
'2»6 LETTRES PERSANES.
Ma patii(\ ma famille, mes amis , se sont présentés à mon
esprit; ma tendresse s'est ^^}}^-,^une^cem\m' inqniéliidc
a achevé de me troubler, et m'a fait counaÏÏn?que, pour mon
repos, j'avais trop entrepris.
Mais ce qui afilige le plus mon cœur, ce sont mes fennnes.
.lejie puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrin.
^C£^'est pas , Nessir, que je les aime : je me trouve à ci-t
égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs.
Dans le nombreux sérail où j'ai vécu, j'ai prévenu l'amour,
et l'ai détruit par lui-même : mais, de ma froideur mime, il
sortimo-j^flusieseerçtcqui me dévore. Je vois une troujjc de
femmes laissées presque à elles-mêmes; je n'ai que des funes
làcMu^qûiTin'èftîé'éj^^ peine à êtreen sûreté .si
mes escl^es étaient fidèles : que serait-ce'^'ils n^ le sont
l)as ? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir, dans les
pays éloignés que je vais parcourir! C'est un jïîaloYrmes
amis ne peuvent porter de remède ; c'est unjMijdont ils
doivent ignorer les tristes secrets: etqti'y nourraiom^^iiiv"
-Tami^^e pas mille fois mieux une dBscHircnnpunltéqu'uaej
co/rertioneciatan'teTÎe dépose en ton cœur tous mes cha^.
mon cher Nessir : c'est4arsptitécousolation qui nre^te
l'état 'OÙ jer-suis.
D'Er/.i'roii , le 10 de la lune deRebial)
VII. FATME A USBEK.
A Erzeron.
U y a deux mois que tu es parti , mon cher Usbek ; et, d.llBJ)
ranatteïuent où je suis , je ne puis pas me le persuader encoiici
.Te^t'oùTslouTle sérail coinme'2î,Air)' étais; je ne sui.s iioint
désabusée. Que veax-tuque devienne une femme qui taiim- ,
(|ui était accoutumée à le tenir dans ses bras , qui n'était occu-
pée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse , li-
bre par l'avantagp de sa naissance, esclave par la violence de
ion amour?
LETTRliS PERSAMiS. 2 ',7
Quand je t'épousai, aies yeux iravaient point eucore vu le
visage d'un homme : tu es le seul encore dont la vue m'ait été
l)ermise • ; car je ne compte point au rang des hommes ces
eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n'être
point hommes. Quand je compare la beauté de ton visage avec
la difformité du leur, je ne puis m 'empêcher de m'estimer
heureuse. Mon imagination ne me fournit point d'idée plus
ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne. Je te
le jure, Usbek , quand il me serait permis de sortir de ce lieu
où je suis enfermée par la nécessité de ma condition ; quand
je pourrais me dérober à la garde qui m'environne; quand il
me serait permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent
dans cette capitale des nations; Usbek, je te le jure, je ne
choisirais que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde
qui mérites d'être aimé.
Ne pense pas que ton absence m'ait fait négliger une beauté
(jui t'est chère. Quoique je ne doive être vue de personne, et
que les ornements dont je me pare soient inutiles à ton bon-
heur, je cherche cependant à m'entretenir dans l'habitude de
plaire : je ne me couche point que je ne me sois parfumée des
essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux
où tu venais dans mes bras; un songe flatteur qui me séduit
me montre ce cher objet de mon amour; mon imagination se
perd dans ses désirs , comme elle se flatte dans ses espérances.
Je pense quelquefois que , dégoûté d'un pénible voyage , tu vas
revenir à nous ; la nuit se passe dans des songes qui n'appar-
tiennent ni à la veille ni au sommeil : je te cherche à mes cô-
tés , et il me semble que tu me fuis ; enûn le feu qui me dévore
dissipe lui-même ces enchantements, et rappelle mes es|)rits.
Je me trouve pour lors si animée. . ïu ne le croirais pas,
Usbek ; il est impossible de vivre dans cet état : le feu coule
dans mes veines. Que ne puis-je t'exprimer ce que je sens si
bien ? et comment sens-je si bien ce que je ne puis t'exprimer ?
" Les femmes persanes sont beaucoup plus étroitement gardées que
les femmes turques et les femmes indiennes.
248 LETTRES PERSANES.
Dans c«s moments , Usbek , je donnerais l'empire du monde
pour un seul de tes baisers. Qu'une femme est malheureuse
d'avoir des désirs si violents , lorsqu'elle est privée de celui
qui peut seul les satisfaire ; que , livrée à elle-même , n'ayant
rien qui puisse la distraire, il faut qu'elle vive dans l'habitude
des soupirs et dans la fureur d'une passion irritée ; que , bien
loin d'être heureuse , elle n'a pas même l'avantage de servir
à la félicité d'un autre : ornement inutile d'un sérail , gardée
pour l'honneur et non pas pour le bonheur de son époux!
Vous êtes bien cruels , vous autres hommes! Vous êtes char-
més que nous ayons des désirs que nous ne puissions pas sa-
tisfaire ; vous nous traitez comme si nous étions insensibles ,
et vous seriez bien fâchés que nous le fussions ; vous croyez
que nos désirs , si longtemps mortifiés , seront irrités à votre
vue. 11 y a de la peine à se faire aimer ; il est plus court d'obte-
nir de notre tempérament ce que vous n'osez espérer de vo-
tre mérite.
Adieu , mon cher Usbek , adieu. Compte que je ne vis que
pour f adorer : mon âme est toute pleine de toi ; et ton absence,
bien lom de te faire oublier , animerait mon amour s'il pouvait
devenir plus violent.
Du sérail d'Ispahan, le 12 de la lune de Rebiab l , I7il.
VIII. USBEK A SON AMI RUSTAN,
A. Ispahaii.
Ta lettre m'a été fendue a Erzeron, où je, suis. Je m étais
biMTtroiïte~(^Srmon départ'^ie^it'clïïljruit^ je ne*1n eu suis
pmîftmîFen^eine. Que veux-tu que je suive , la pWdefî^ae
mes ennemis, ou la mienne?
Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse ; je puis le
(hre , mon cœur ne s'y corrompit point : je formai même un
srand dessein, j'osai y être vertueux. Des que je^coïmus le
vice , je m'en éloignai ; mais je m'en approchai ensuite pour
I
I
LETTRES PERSANES. 249
le démasquer. Je^[)ortaiJa vérité jusqu au pi^ du troqe^v
parlai un langage jusqu'alors inconnu ;4e-dicMc&ai.JajGi-
terifi, et j'éÉûimienjiîeme temps les adorateurs et l'idole. /?
Mais quand je vis que ma sincérité m avait fait des ennemis ; ^J^^T"
que je m'étais attiré la jalousie des ministres sans avoir la fa- -<è^
veur du prince ; que , dans une cour corrompue, je ne m^'soîï^
tenais pbi« que par une faible vertu , je résolus de la quitter.
; , àïone
t jU*^
affaires, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais
ce parti même avait ses inconvénients : je restais toujours ex-
posé à la malice de mes ennemis, et je m'étais presque ôté les
moyens de m'-éngârantlr^Quelques avis secrets me ûrent pe^-_ ^
ser à moi sérieusement :Je_ résolus de m'e?àler de-mi'Çâ^ , -^'-^^
et ma retraite même de la cour m'en fournit un prétexte nlau-
sible. J'allai au-roi4. je lut ma^âireimfi_que j'avais a^ m'ins-^
truire dans les sciejices de l'Occident; je lui insimmi gn'H
pourrait tirerae^^natitité de mes voyages : je trouvai grâce
devant ses yeux ; je partis, et je dérobai une victime il mes en-
nemis. /""""^
Vo^fT - Rustan , le véritable motif de mon voyage. Ijaisse
parler Ispahan ; ne me défends que devant ceux qui m'aiment.
Laisse à mes ennemis leurs interprétations malignes : je suis
trop heureux que ce soit le seul mal qu'ils me puissent faire.
On parle de moi à présent : peut-être ne serai-je que trop
oublié, et que mes amis... Non, Rustan, je ne veux point me
livrer à cette triste pensée : je ,le^r serai, toujours cher; je
compte sur leur fidélité çommesurla tren^néT^ '"
D'ErzeroD, le 20 de la lune de Gemmadi2, 1711.
IX. LE PREMIER EUNUQUE A IBBI.
A Erzeron.
Tu suis ton ancien maître dans ses voyages; tu parcours
les provinces et les royaumes; les chagrins ue sauraient faire
2'0 LETTRES PERSANES.
(l'impression sur toi : cliaque instant te montre des clioses
nouvelles ; tout ce que tu vois te récrée, et te fait passerie temps
saus le sentir.
Il n'en est pas de même de moi, qui , enfermé dans une af-
freuse prison , suis toujours environné des mêmes objets et
dévoré des mêmes chagrins. Je gémis accablé sous le poids
«les soins et des inquiétudes de cinquante années ; et, dans le
cours d'une louL'ue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour
serein et un moment tranquUle.
Lorsque mou premier maître eut formé le cruel projet de
me confier ses femmes, et m'eut obligé, par des séductions
soutenues de mille menaces , de me séparer pour jamais de
moi-même , las de servir dans les emplois les plus pénibles ,
je comptai sacrlUer mes passions a mon repos et à ma fortune.
Alalheureux que j'étais ! mon esprit préoccupé me faisait voir
le dédommagement et non pas la perte : j'espérais que je serais
délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le satis-
faire. Hélas! on éteignit en moi l'effet des passions sans en
éteindre la cause; et , bien loin d'en être soulagé, je me trou-
vai environné d'objets quiles irritaient sans cesse. .l'entrai dans
le sérail , où tout m'inspirait le regret de ce que j'avais perdu :
je me sentais animé à chaque instant; mille grâces naturelles
semblaient ne se découvrira ma vue que pour me désoler;
[tour comble de malheurs, j'avais toujours devant les yeux
un honnne heureux. Dans ce temps de trouble , je n'ai jamais
conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l'ai jamais
déshabillée, que je ne sois rentré chez moila rage dans le cœur,
et un affreux désespoir dans l'âme.
Voilà comme j'ai passé ma misérable jeunesse. Je n'avais
de confident que moi-même. Chargé d'ennuis et de chagrins,
il ine les fallait dévorer : et ces mêmes femmes que j'étais
tenté de regarder avec des yeux si tendres , je ne les envisageais
qu'avec des regards sévères : j'étais perdu si elles u)'avaient
|)énétrc ; quel avantage n'en auraient-elles pas pris !
Je mo souviens qu'un jour que je mettais une femme dans
LKTinilS l'inSA.XLS. 25A
li; liaiii , je me sentis si trans[)Oité (jur- je perdis entièrement
la raison , et que j'osai porter ma main dans un lieu redouta-
l»le. Je crus, à la première réflexion, que ce jour était le dernier
de mes jours. Je fus pourtant assez heureux pour échappera
mille morts; mais la beauté que j'avais faite confidente de ma
faiblesse me vendit bien cher son silence ; je perdis entièrement
mon autorité sur elle , et elle m'a obliiié depuis à des condes-
cendances qui m'ont exposé mille fois à perdre la vie.
Enlin les feu.v de la jeunesse ont passé; je suis vieux, et je
n>e trouve , à cet égard , dans un état tranquille ; je regarde
les femmes avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs
mépris, et tous les tourments qu'elles m'ont fait souffrir. Je
me souviens toujours que j'étais né pour les commander; et il
me semble que je redeviens homme dans les occasions où je
leur commande encore. Je les hais dej)uis que je les envisage
de sang-froid , et que ma raison me laisse voir toutes leurs ^ t, jlw^
faiblessps._Ol'"'q"P jp les gar^lejHUjr iinjuitre^eplakir de S ^^\&^
me faire obéir me donne une joie secrète ;^quand je les prive QV
de tout , il me semble que c'est pour moi , et il m'en revient 0/^^
toujours une satisfaction indirecte : je me trouve dans le sérail x^i
comme dans un petit empire ; et mon ambition , la seule pas- A
sion qui me reste , se satisfait un peu. Je vois avec plaisir que
tout rour^*>«r moi , et qu'à tous lesTnstants je suis nécessaire;
je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes , qui
m'affermit dans le poste où je suis. Aussi n'ont-elles pas af-
faire à un ingrat : elles me trouvent au-devant de tous leurs
plaisirs les plus imiocents, je nie présente toujours a elles
comme une barrière inébranlable ; elles forment des projets , et
je les arrête soudain ; je m'arme de refus , je me hérisse de
scrupules; je n'ai jamais dans la bouche que les mots de de-
voir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère, en leur
parlant sans cesse de la faiblesse de leur sexe , et de l'autorité
du maître ; je me plains ensuite d'être obligé à tant de sévérité,
et je semble vouloir leur faire entendre que je n'ai d'autre mo-
tif que leur propre intérêt, et un grand attachement pour elles.
2.2 LKTTRES PERSANES.
Cenest pas qu'à mon tour je n'aie un nombre infini de di'-
sagréinents , et que tous les jours ces femmes vindicatives ne
cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne. Elles oui
des revers terribles. Il y a entre nous comme un flux et reflux
d'empire et de soumission ; elles font toujours tomber sur moi
les emplois les plus humiliants ; elles affectent un mépris qui
n'a point d'exemple; et, sans égard pour ma vieillesse, elles
me font lever, la nuit , dix fois pour la moindre bagatelle ; je
suis accablé sans cesse d'ordres , de commandements , d'em-
plois, de caprices; il semble qu'elles se relayent pour m' exer-
cer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plai-
sent à me faire reboubler de soins; elles me font faire défaus-
ses confidences : tantôt on vient me dire qu'il a paru un jeune
homme autour de ces murs, une autre fois qu'on a entendu
du bruit, ou bien qu'on doit rendre une lettre : tout ceci me
trouble, et elles rient de ce trouble; elles sont charmées de
nie voir ainsi me tourmenter moi-même. Une autre fois elles
m'attachent derrière leur porte, et m'y enchaînent nuit et
jour. Elles savent bien feindre des maladies, des défaillances,
des frajeurs : elles ne manquent point de prétexte pour me
mener au point oii elles veulent. Il faut , dans ces occasions ,
une obéissance aveugle et une complaisance sans bornes : un
refus dans la bouche d'un homme comme moi serait une
chose inouïe; et si je balançais à leur obéir, elles seraient en
droit de me châtier. J'aimerais autant perdre la vie , mon
cheribbi, que de descendre à cette humiliation.
Ce n'est pas tout : je ne suis jamais sûr d'être un instant
dans la faveur de mon maître ; j'ai autant d'ennemies dans
son coeur, qui ne songent qu'à me perdre : elles ont des quarts
d'iieure où je ne suis point écouté , des quarts d'heure où l'on
ne refuse rien, des quarts d'heure où j'ai toujours tort. Je
mène dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu
que l'on y travaille pour moi , et que mon parti soit le plus
fort? J'ai tout à craindre de leurs larmes , de leurs soupirs ,
de leurs embrass"ments, et de leurs phiisirs mêmrs ; oMcs
LETTRES PERSANES. 253
sont dans le lieu de leurs triomphes ; leurs charmes me de-
nennent terribles : les services présents effacent dans un
moment tous mes services passés ; et rien ne peut me ré-
pondre d'un maître qui n'est plus à lui-même.
Combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur,
et de me lever dans la disgrâce ! Le jour que je fus fouetté si
indignement autour du sérail, qu'avais-je fait? Je laisse une
femme dans les bras de mon maître : dèsqu ellelevitenflammé,
elle versa un torrent de larmes ; elle se plaignit , et ménagea si
bien ses plaintes, qu'elles augmentaient à mesure de l'amour
qu'elle faisait naître. Comment aurais-je pu me soutenir dans
un moments! critique .^ Je fus perdu lorsque je m'y attendais
le moins; je fus la victime d'une négociation amoureuse, et
d'un traité que les soupirs avaient fait. Voilà , cher Ibbi , l'état
cruel dans lequel j'ai toujours vécu.
Que tu es heureux ! tes soins se bornent uniquement à la
personne d'Usbek. Il t'est facile de lui plaire et de te mainte-
nir dans sa faveur jusques au dernier de tes jours.
Du sérail d'Ispahan , le dernier de la lune de Saphar, I7ll.
X. MIRZA A SON AMI USBEK.
A ErzeTon.
Tu étais le seul qui pût me dédommager de l'absence de Rica ;
et il n'y avait que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu
nous manques, Usbek : tu étais l'âme de notre société. Qu'il
faut de violence pour rompre les engagements que le cœur et
l'esprit ont formés ! f ''TT**^
Nous disputons ici beaucoup ; nos disputes roulent ordinai- "^
rement sur la morale. Hier on mit en q^^estioBr^esliom mes Q^
étaien{Tîeuréu?]pa?'les plaisirs et les satisfactions dessM?fou
par la pratique de la vertu^J^tai amneut oufolrpque les
Jiommes étaient nés pour être vertueus^^ue la justice est
une qualité qui leur est aussi propre que l'existence/Expliquc-
moi , je tm)rie, ce que tu veux dire.
MOSITK.'^Ql'lEL'.
^<0'Vx,_
2Ji LETTRES PERSANES.
J'ai parlé à des inollaks', qui me désespèrent avec leurs
passages de l'Alcorau : car je ne leur parle pas comme vrai
croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme |)ère
de famille. Adieu.
D'Ispatian , le derniiT de la luiu' de Sapliar, 17 H.
^^^. XI. USBEK A MIRZA.
A Ispalian.
Tu renonces a ta raison pour essayer la mienne; tu des-
cends jusqu'à me consulter; tu me crois capable de t'instruire.
Mon cher Mirza , il y a une chose qui me flatte encore plus
(]ue la bonne opinion que tu as conçue de moi : c'est ton ami-
tié qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me prescris , je n'ai pas cru devoir
employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines
vérités qu'il ne suflit pas de persuader, mais qu'il faut encore
faire sentir ; telles sont les vérités de morale. Peut-être que
ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie
Il y avait en Arabie un petit peuple , appelé Iroglodyte ^,
' Prêtres maiioinélans , dont la principale fonction est d'interprélej'
les passages équivoques ou obscurs de l'Alcoran. (P.)
^ Platon s'occupait tantôt à rêver l'At'antide, tantôt a préparer les
institutions de son impraticable république; Tacite, pour se consoler
<U' \,\ peinture trop lidéle de Rome, embellissait l'histoire d'une peu-
plade sauvage, et taisait sortir la sagesse et la vertu de ces forets qui
déliaient encore la liberté : des illusions plus instructives et plus vrai-
semblables ont inspiré a Montesquieu l'épisode des Troglodytes, de ce
peuple si malheureux quand il est insociable, qui passe du crime à la
ruine,, se renouvelle par les bonnes mœurs, et, trop tôt fatigué de ne
devoir sa félicité qu'à lui-même , va chercher dans l'autorité d'un maître
un joug moins pesant que la vertu. Ces trois périodes , admirable-
ment choisies, présentent tout le tableau de l'histoire du monde;
mais ce qui honore la sagesse de Montesquieu, ils renferment, le plus
bel éloge de la vie sociale. (M. Villemain, Éloge de MonU^squicii.)
^ Les anciens ne sont pas d'acc&rd sur le lieu (ju'occupaient les Tro-
glixlytes. Plutarque, dans la vie de Marc-Antoine, dit qu'il y a eu en
Afri(|ue divers peuples île ce nom. Suivant Pomponius Melaflib. I), ils
li;d)il;iicnl rLlIiiopie , \ ivaient dans les cavernes , se nourrissaient de
LETTRES PERSANES. 2.S5
qui descemJait de ces anciens Troglodrtes qui . si nous en
croyons les liistoriens, ressemblaient plus à des bêtes qu"à
des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits , ils n'étaient
point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient
deux veux ; mais ils étaient si méchants et si féroces , qu'il n' v
. ' Aa/'
avait parmi euxaujun principe c[équité_^ni de justice^
Ils avaient un roi d'une origina.étrangère, qui , voulant cor-
riger la méchanceté de leur Naturel*", les traitait sévèrement :
mais ils coiijuî'iTent contre lui. le tuèrent, et exterminèrent
toute k famille rovale
Le coup étant "taîîTus s'assemblèrent pour choisir un gou-
vernement : et. après bien des WlscB^ïîîÎQr^ ils créèrent des
magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus . qu'ils leur devin-
rent insupportables ; et ils les massacrèrent encore. ^^ _
.^^ peuple , Oi^decThouveatTjo^gVne consulta n><s^ que "*■ *"''^
son nàniTéï^auvageT^fous les particuliers convinrent qu'ils
n'obéiraient pm?^pér§ônne ; j[uej;hacutf*j^eîÏÏerai^
ment à sesjjitéréts , sans con'sïiÏÏer^eux des autres.
Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les parti-
culiers. Ils disaient : Qu'ai-je affaire d'aller me tuer a travailler
pour des gens dont je ne me sd^cié'pbmt ? Je penserai unique-
ment àmoi. Je nvrai heureux : qïîem'importe que 1^ autres
ieifôiem'Me nie procurera tous mes besoins ; et , poSrvii que
je les aie , je ne nie soucie p'oînt qiîê'tous les auh-es Troi:loi;lv-
tes soient misérables.
On était dans le mois ou Ton ens^HYé^e les terres; chacun
dit -. Je ne laTjour^âl mon cfi^iîp'q^e'pBur qîTanie'fîïufnlsse'
le blé mfïflrïF^it'^ur'mê^iôVrHff îîîte plus grande quantité
irfeseïciit inutueT je ne prendrai point de la peine pour rien.
Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même na-
ture : il y en avait d'arides et de montagneuses , et d'autres qui,
dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux.
cuti
serpents et cfc viandes à demi crues, ne possédaient ricD, et sifflaient
piutotqu'ils ne parlaient : Populi Elliiopiœ, cavernas incolentcs ; scmi-
crudis vescuiilur carnibiis, et nullorinn opum domiiii , strident mnyis
quant loqiiuntiir. P ,
*,J.
2.V. LETTRES PERSANES.
Cette auuéela sécheresse fut très-grande ; de lîîàmere oueles
terres qui étaient dans les lieux^vés îîian^^^l^aÉsoIunîen^
tandis que celles qui purent être arrosées furent très-fertiles •
ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim
par la dureté des autres , qui leur refusèrent de partager la
récolte. .
L'année d'ensuite fut très-pîîÎN'îeuse : les lieux élevés se trou-
j^ vèrentd'une fertilité extraordinaire , et les terres basses furent
subigiei^S^r^^a moitié du peuple cria une seconde fois fa-
mine; mais ces mjgg;flj)les trouvèrent des gens aussldurs qu'ils
l'avaient été eux-mêmes.
Un des princi|nhîi/n3brtants avait une femme fort belle ;
> son voisin en devint amoureux , et l'enleva : il s'émut une
grande querelle; et, après bien des injures et des coups, ils
convinrent de s" entremettre à la décision d'un Troglodyte qui,
petïnafitVjlt^ la rêpub1iïqùe^in)iîstaft gavait eu quelque crédit,
lis allèrent à lui , et voulurent lui dire leurs raisons. Que
m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à
moi ? J'ai mon champ à labourer; je n'irai peut-être pas em-
ployer mon temps à terminer vos différends et à travailler à
vos affaires , tandis que je négligerai, les niiennes. Je vous
prie de me laisser en repos , et dejifejiiilDp^ûiiler^plus de
ïûs_-cm£relles- Là-dessus il les quitta , et s'en alla travailler
ses terres. Le ravisseur, qui était le plus fort .jura qu'il mour-
rait plutôt que de rendre cette femme; et l'autre , pénétré de
l'injustice de son voisin et de la dureté du juge , s'en retour-
nait désespéré , lorsqu'il trouva dans son chemin une femme
j'une et belle, qui revenait de la fooitam'e. Il n'avait plus de
femme,, celle-là lui plut; et elle lui plut bien'^daN'ama^elors-
qu'il appm que* c'était la femmedecelui qu'il avait voulu pren-
dre pour juge , et qui avait été si peu sensible à son malheur.
Il l'enleva, l'emmena dans sa maison.
Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile,
qu'il cultivait avec grand soin : deux de ses voisins sM^ifl^rent.
K ensemble, le chassèrent de sa maison , occupèrent soncham]) ,
LETTRES PERS.OES. 2j7
ils flrent entre eux une union pour se défendre contre tous
ceux gai voudraient l'ifèuî^eï'feterfecti veinent ils s^'^soufîk^'
rentpalPla^ndant plusieurs mois.
Mais un des deux , ennuyé de partager ce qu'il pouvait
avoir tout seul, tjia l'autre , et devint seul maître du champ. o^j_y_^
Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodjles vinrent /L^^^j^^^j^
l'attaquer ; il se trouva trop faible pour se défendre , et il fut v
massacré. ' jr^ ^^.i
Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était a
vendre : il en demanda le prix ; le marchand dit en lui-même :
Isaturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant
d'argent qu'il en faut pour acheter deux mesures de blé ; mais
je la vais vendre quatre fois davantage , aOn d'avoir huit me-
sures. Il fallut en passer par là , et payer le prix demandé.
Je suis bien aise , dit le marchand ; j'aurai du blé à présent.
Que dites-vous ? reprit l'étranger : vous avez besoin de blé ?
J'en ai à vendre : il n'y a que le prix qui vous étonnera peut-
être ; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que
la famine règne presque partout : mais rendez-moi mon ar-
gent, et je vous donnerai une mesure de blé; car je ne
veux pas m'en défaire autrement, dussiez-vous crever de
faim. . n
Cependant une rnmauieo'uelle ravageait la contrée. Un '^*'*-'
médecinhabile y arriva du pays voisin , et donna ses remèdes
si à propos , qu'il guérit tous ceux qui se mirent dans ses
mains. Quand la maladie eut cessé , il alla chez tous ceux
^aïTavait traitS^êniancTér son salaire ; mais il ne trouva que
des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé
des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt après il apprit
que la même maladie se faisait seuUr de nouveau , et affligeait
plus que jamais cette t^^j^^^let'^ls allèrent à lui cette
fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez. eux. Allez, leur "^
dit-il. hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison ,
plus mortel que celui dont vous voulez vous guérir; vous ne (^/'^^
méritez pas d'occuper une place sur la terre , parce que vous
258 LKTinKS l'KRSVNKS.
n'avez point (riiuinanité, et que les rc^;lc"? df rhinite vous
sont inconnues : je croirais offenser les dieux, qui votis
punissent , si je m'opposais à la justice de leur colère.
A F.iEcroP le 3(le la lune de Gemmadi 2, I7ii.
/c-y» XII. USBER AU MÊME.
A Ispahan.
Tu as vu, mon clier Mirza ^comment les Trottlodytes pé-
rirpnt pni- If^ir njpt-hfmpptp^mpmp^^pt fiirpnt les xlctimes ilÊ_
kyrsprpjn'es injustices. De tant de familles, il n'en resta que
deux qui écliappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait
dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de
l'humanUé ; ils connaissaient la justice ; ils aimaienLia-^^J'-
tuj autant liés par la droiture de leur cœur que par la cor-
ruption de celui des autres , ils voyaient la désolation géné-
rale , et ne la ■fêséntaîènt'que par la pitié : c'était le motit'
d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une salliciLude
çnmmiinp poi|r l'intérf*^ ^cnLgi^l"nj Hs n'avaient de différends
(]ue ceux gutînê^ouoe et tendre amitié (mhéii -Jiattre ; et
dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs com-
patriotes indignes de leur présence , ils menaient une vie
heureuse-ettraocjuille : la terre semblait produire d'elle-même ,
cultivée par cesaifiiiufiUSÊ&Jliains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement
chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants ,àja_
lertiK Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs
compatriotes, et leur mettaient devant les yeux ^Çt^Ç'^P'^y
si touchant; ils leur faisaient surtout sentir nueXintÇTÇÎ^^^
mU'tlcUfujr.^'^'^frhilve'lFniijniirs HniSJmiu^t gninmim ; que
vouloirs'en^parer, c'est vouloir se perdre; que la vertu n'est
jtoint une chose qui doive nous coûter; qu'il ne faut point
la regarder conune un exercice pénible ; et que la justice pour
autrui est une cliarité pour nous.
AX,
l^
LlilTRliS PERSANKS. i\-!^
Us eurent bientôt la consolation des peies vertueux , qui '--^
est d'avoir des enfants qui leur ressejnblent . Le jeune peuple ,
(|ui s'^vasous leurs yeux ^accrût plîr^'heureux mariages :
le nombre augmenta/1' union rat toujours la même; et la
vertiL, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortitiée ,
au contraire, par iin plus grand nombre d'exemples.
Qinpourrait rfepresijnîeÏMcî le bonheur de cesTmglodytes?
Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Des qtfil oU-
\rit les yeux^iîdfOrciesTOnnaître, il apprit à les craindre ; et
/a reU^fln^vint j^détf^'^ans les moeurs ce que la nature y -J^,
avait laissé de troimfdé;*^ - ^ ^^=
Ils instituèrentdes fête? en l'honneur des dieux. Les jeunes ^ t^
(illes, ornées de fleurs, et les jeunes garçons , le/^cettbraieiiT ^
par leurs danses, et par lesTîciêo?3f7rune musique chîfm^eire'; ^^^jL
on faisait ensuite des fy^fiîîs, ouTrf'Toîè ne régnait pas moins — **
que la, frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la
j)al^£jiâi?ert^est là qu'on apprenait à donner le cœur et à le §'*^
recevoir ; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant f^''^^
un aveu surpris , mais bientôt confirmé par le consentement-?-*^
des pères ; et c'est là que les tendres mères se plaisaient à pré-
voir de loin une union douce et fidèle.
On allait au_temgle_pour demander les faveurs des dieux -;
ce n'étajt çasles richesses et une onéreuse abondance ^e ^.^
jTOîfe^ souhaits étaieut indignes des heureux Troglodytes ; {^^
ils ne savaient les ilesijQ: que-^pour J[£u«S-CQiiipatriates. Ils-/2-'v*-
n' étaient au pied des auteK"qlie pour demander la santé de U ^
leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs fem-
mes , l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y
venaient apporter l^^ndre sacrifice de leur cœur, et ne leur
demandaient aautre grâceqâe celTe de pouvoir rendre un
Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et
que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assem-
blaient; et dans un repas frugal ils chantaient les injustices ^>
des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renais*
2G0 LETTRES PERSANES
saute avec un nouveau peuple , e^^sg félicité : ils chantaient
ensuite les_grandeurs lies dieux , leurs faveurs toujoursprésen-
tes aux hommes qui les implorent, et leiir_i^îèr^''mevuable à
ceux qui ne les craignent pas; ils décrivaient ensuite' les déli-
-^Téeè (^ la vie champêtre , et le boaheur d'une condition toujours
■ç'afëe^ûë ^innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un
sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient/
jamais. ^^^-~^-~ ' ^^
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs
besoins. Dans ce pays heureux, la cu^îoïte était étrangère :
ils se faisaient des présents , oià teïûi .qui donnait croyait
toujours avoirTaTamàge.' Le peuple troglodyte se regardait
comme une seule famille : les troupeaux étaient presque tou-
jours confté^s ; la seule peine qu'on s'épargnait ordinaire-
ment, c'était de les partager. '
P'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, l7il.
^ / XÏIL USBER AU MÊME. /
.Te"ue'"s3rurais ass^te parfèr de la .^ertu des Troglodytes^
Un d'eux disait un jour : Mon père doit demain labourer son
champ ; je me lèverai deux heures avant lui , et quand il ira
à son champ , il le trouvera tout labouré.
Un autre disait en lui-même : 11 me semble que ma sœur a
■-*■ du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents ; il faut
que je parle à mon père , et que je le détermine à faire ce
mariage. rJL^ ~..v.<>i
On vint dire à un autre que des voleurs avaient eifleveson
troupeau : J'en suis bien fâché, dit-il; car il y avait unegé-
''Mifssk toute blanche que je voulais offrir aux dieux.
Ou entendait dire à un autre : Il faut que j'aille au temple
iU^j remercier les dieux; car mon frère , que mon père aime
tant et que je chéris si fort , a recouvré la santé.
Ou bien : Il y a un champ qui touche celui de mon père ,
et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs
LETTRES PERSANES. 2&1
du soleil ; il faut que j'aille y planter deux arbres , afin que
ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous
leur ombre.
Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés , un
vieillard parla d'un jeune homme qu'il soupçonnait d'avoir
commis une mauvaise action , et lui en fit des reproches.
Nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les
jeunes Troglodytes ; mais , s'il l'a fait . puisse-t-il mourir le
dernier de sa famille ! LX^-tM
On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaienTpîliëri^,
sa maison , et avaient tout emporté. S'ils n'étaient pas injus- —
tes , répondit-il , je souhaiterais que les dieux leur en d/fetia'S^
sent un plus long usage qu'à moi. , ^-r^ù-x^^]
Tant de prospérités ne furent naâ'regardées sans envie : les (S.M2
peuples voisins s'assemblèrenffet . sous un vain prétexte, IIsNjcl.j/
résolurent d'enlever leurs troupeaux. ues*que cette résolution
fut connue , les Troglodytes envoyèrent au-devant d'eux des
ambassadeurs , qui leur parlèrent ainsi :
« Que vous ont fait les Troglodytes ? Ont-ils enlevé vos fem-
mes , dérobé vos bestiaux , ravagé vos campagnes ? Non : fiflus
sommes justes , et nous craignons )fs (IIphy.. Que voulez-vous
donc de nous ? Voulez-vous de la laine pour vous faire des
habits? voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits
de nos terres ? Posez bas les armes ; venez au milieu de nous ,
et nous vous donnerons de tout cela. IMais uousjtirousTpar ce
qu'U y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres
comme ennemis , nous vous regarderons comme un peuple
injuste, et que nous vous traiterons comme des bétcs faroiK^
'^'iss. » M^c-/-
Ces paroles furent'reiKoyees avec mépris ; ces peuples sau-
vages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes , QLu'ils
nea-oyaient défendus qu£ par Je.ur innocence.
Maisîîsetaient bien disposés à la défense. Ils avaient mis y
leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux. Us furent éwu- "f-^
nés de l'injustice de leurs ennemis , et non pas de leur nom-
?62 LETTRES PERSANES.
bre. Une ardeur nouvelle s'élait emparée de leur cœur : l'un
voulait mourir pour son père , un autre pour sa femme et ses
enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis ,ious
pour le peuple troglodyte,: la place de celui qui expiraitctait
d'abord prise par un autre, qui, outre la cause commune,
av'^t encore une mort particulière à venger.
.^Tel4at le combat de l'injustice et de la vertu. Ces peuples
lacbcsTqûi ne cherchaient que le ^ïïmîr7^''éureht pas ÏÏonte
gefiSf; et ijscedjèrent à la vertu ji£sJCroglod>1:es , même sans
en être touclïésT/ j.^-*^ ^*^y<
./^>Cïv-u — L Ir^j >^D'Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi 2, I7ii.
f.<C ' ^*- '• XIV. USBEK AU MÊME.
Comme le peuple grossissait tous les jours , les Troglodytes
crurent qu'il était à propos de se choisir un jaii : ils c^vm^
rent qu'il fallait défé^éî^ couronne^ celui qui était le plus
juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard venerànle
par son jige et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se
tromer à cette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison , le
cœur sefred^Tîristesse.
Lorsqu'on lui envoya des deputésnour lui apprendre le choix
(lu'ou avait fait de lui : A Enîèu He plaise, dit-il , que je fasse
ce tort aux Troglodytes , que l'on puisse croire qu'il n'y a per-
sonne parmi eux de plus juste que nioi ! Vous me défiwezla cou-
ronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que
je la prenne; majs comptez que Je mourrai de douleur d'avoir
vu en naissnm lesTroglÔchleslibres^, et de les voir aujourd'hui
n^sujettis. A ces mots, il se mit a répandre un torrent de laruies.
ÏNIalheureux jour ! disait-il ; et pourqubi ai-je tantvecu ? FuisTP
s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglo-
dytes I votre vertu commence à vous peser, jjaus l'état où adus
élcs , njiyant point de'^iier, ilimiL-quB vous-soycz verlucitN
malgré vous; sans cel.iAfiMs iip sauriez .sfrÏÏsiiueî' . et vous
lojnhÊriez dans le luaineur cTé vos premiers père_Si, Mais ce
LKTTRES PERSANES. 263
^oui^ vous parait trop dur : vous aimez mieux être sounus a
un priuce, et obéir à ses lois,, moins rigides quejçosjnçeurs.
\'ous savez qué^p^Ùrlors vnii?'pniii-rp/^fnT>f(MTf^^^Wre ^i'"]^
tioD , acquérir des richesses, et iat^uiruMis une lacTtevolu^^te;
et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands cri-
mes, vous n'aurez pas besoin delà vertu. Il s'arrêta un moment,
et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous
que je fasse? Comment se peut-il que je commande quelque ^''*
chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qi/jîîasse une action v^ep^ à^
tueuse parce que je la lui commande , Lui qui la ferait tjxu de (>-^
même sans moi , et^)a£T3,^^^gchau^^Ta^turg^ Tro-
glodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang e^t-glacé
dans mes veines , je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux : pour-
quoi voulez-vous que je les afQige, et que je sois obligé de
leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui
de la vertu .^J ^-^^^-^^^
D'Er/.eroii, le lo de la lune de Gemmadi 2,17|I.
XV. LE PREMIER EUNUQUE A JARO.N ,
EUNUQUE NOIR.
\ Erzeron.
Je prie le ciel qu'il te ramène dans ces lieux , et te dérol>e
a tous les dangers.
Quoique je n'aie guère jamais connu cet engagement qu'on
appelle amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans
moi-même, tu m'as cependant fait sentir que j'avais encore
un cœur ; et , pendant que j'étais de bronze pour tous ces es-
claves qui vivaient sous mes lois , je voyais croître ton en-
fance avec plaisir.
Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. II s'en
fallait bien que la nature eût encore parlé, lorsque le fer te sé-
para de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis, ou si
je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu'à moi. J'apaisai tes
L
2fi4 LETTRES PERSANES.
pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre une seconde nais-
sance , et sortir d'une servitude où tu devais toujours obéir,
pour entrer dans une servitude où tu devais commander. Je
pris soin de ton éducation. La sévérité , toujours insépara-
ble des instructions , te fit longtemps ignorer que tu m"é-
/^ tais cher. Tu me Tétais pourtant ; et je te dirai que je t'ai-
k jmais comme un père aime^ûn_JilSj_si_cfis noms de père et de
Jfils pouvaient convenirji notre dpsHnift.
^ Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens , qui
n'ont jamais cru. Il est impossible que tu n'y contractes bien
des souillures. Comment le prophète pourrait-il te regarder
yhx milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je voudrais
que mon maître fit à son retour le pèlerinage de la Mecque :
vous vous purifieriez tous dans la terre des anges.
Do sérail rflspahan, le iode la lune de Gemmadi 2, \l\\.
A
XVI. USBEK AU MOLLAH MÉHÉMET ALI,
GARDIEN DES TROIS TOMBEAUX'.
A Com.
Pourquoi vis-tu dans les tombeaux, divin mollah? Tu es
bien plus fait pour le séjour des étoiles. Tu te caches sans
doute de peur d'obscurcir le soleil : tu n'as point de taches
comme cet astre ; mais , comme lui , tu te couvres de nuages.
Ta science est un abîme plus profond que l'Océan ; ton esprit
est plus perçant que Zufagar, cette épée d'Hali , qui avait deux
pointes ; tu sais ce qui se passe dans les neuf chœurs des puis-
sances célestes; tu lis l'Alcoran sur la poitrine de notre divin
prophète; et, lorsque tu trouves quelque passage obscur, un
ange , par son ordre, déploie ses ailes rapides , et descend du
trône pour t'en révéler le secret.
■ La ville de Com renferme les tombeaux des rois de Perse. Parmi
ces tombeaux, ceux de Fatime et de deux autres personnîiges de sa fa-
mille sont l'objet d'une vénération particulière. (P.)
LETTRES PERSANES. 2C5
Je pourrais par ton moyen avoir avec les séraphins une in-
time correspondance : car enfin, treizième iman , n'es-tu pas
le centre où le ciel et la terre aboutissent , et le point de coni -
munication entre l'abîme et l'empirée ?
Je suis au milieu d'un peuple profane : permets que je me
purifie avec toi ; souffre que je tourne mon visage vers les lieux
sacrés que tu habites ; distingue-moi des méchants , comme
on distingue , au lever de l'aurore , le filet blanc d'avec le filet
noir; aide-moi de tes conseils; prends soin de mon âme, eni-
vre-la de l'esprit des prophètes ; nourris-la de la science du
paradis , et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse
tes lettres sacrées à Erzeron, où je resterai quelques mois.
D'Erzeron, le il de la lune de Gemmadi 2, 171 1.
XVII. USBEK AU MÊME.
.Te ne puis , divin mollah , calmer mon impatience : je ne
saurais attendre ta sublime réponse. J'ai des doutes , il faut
les fixer : je sens que ma raison s'égare ; ramène-la dans le
droit chemin; viens m'éclairer, source de lumière; foudroie
avec ta plume divine les difficultés que je vais te proposer ;
fais-moi pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais
faire.
D'où vient que notre législateur nous prive de la chair de
pourceau ' , et de toutes les viandes qu'il appelle immondes ?
D'où vient qu'il nous défend de toucher im corps mort , et
que, pour purifier notre âme , il nous ordonne de nous laver
sans cesse le corps ? Il me semble que les choses ne sont eu
elles-mêmes ni pures ni impures : je ne puis concevoir aucune
qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La
' On trouve la raison politique de celte défense dans la vie de Mahome!,
par M. de Boulainvilliers; la voici : « Le cochon doit être très-rare en
Arabie , où il n'y a presque point de bois , et presque rien de propre à la
nourriture de ces animaux : d'ailleurs la salure des eaux et des aliments
rend le peuple très-susceptible des maladies de la peau. » Voyez l'As-
prit des Lois, liv. XXIV, ch. XXV.) (P.;
2;i
26C LETTRES PERSANES
boue ne uous paraît sale que parce qu'elle blesse noire vie,
ou quelque autre de nos sens; mais, en elle-même, elle ne
l'est pas plus que l'or et les diamants. L'idée de souillure, con-
tractée par l'attouchement d'un cadavre , ne nous est venue
que d'une certaine répugnance naturelle que nous en avons.
Si les corps de ceux qui ne se lavent point ne blessaient ni l'o-
dorat ni la vue , comment aurait-on pu s'imaginer qu'ils fus-
sent impurs ?
Les sens , divin mollah , doivent donc être les seuls juges
de la pureté ou de l'impureté des choses. ]\Iais , comme les ob-
jets n'affectent point les hommes de la même manière ; que
ce qui donne une sensation agréable aux uns en produit une
dégoûtante chez les autres , il suit que le témoignage des sens
ne peut servir ici de règle , à moins qu'on ne dise que chacun
peut à sa fantaisie décider ce point , et distinguer, pour ce
qui le concerne , les choses pures d'avec celles qui ne le sont
pas.
Mais cela même , sacré mollah , ne renverserait-il pas les
distinctions établies par notre divin prophète, et les points
fondamentaux de la loi qui a été écrite de la main des anges?
D'Erzeron, le 20 de la lune de demmadi 2, 171 1.
XVIIL MÉHÉMET ALI, SERVITEUR DES PRO-
PHÈTES, A IJSBEK.
Vous nous faites toujours des questions qu'on a faites mille
fois à notre saint prophète. Que ne lisez- vous les traditions
des docteurs? que n'allez-vous à cette source pure de toute
intelligence? vous trouveriez tous vos doutes résolus.
Malheureux , qui , toujours embarrassés des choses de la
lerre , n'avez jamais regardé d'un œil fixe celles du ciel , et qui
révérez la condition des mollahs sans oser ni l'embrasser ni
la suivre!
Profanes , qui n'entrez jamais dans les secrets de l'Éternel ,
vos lumières ressemblent aux ténèbres de l'abîme , et les rai-
LETTRES PERSANES. 267
sounemeuts de votre esprit sont comme la poussière que vos
pieds font élever lorsque le soleil est dans son midi , dans le
mois ardent de Chahban.
Aussi le zénith de votre esprit ne va pas au nadir de celui
du moindre des imniaums '. Votre vaine philosophie est cet
pclair qui annonce l'orage et l'obscurité : vous êtes au milieu
de la tempête , et vous errez au gré des vents.
Il est bien facile de répondre à votre difficulté : il ne faut
pour cela que vous raconter ce qui arriva un jour à notre
saint prophète, lorsque, tenté par les chrétiens , éprouvé par
les juifs, il confondit également les uns et les autres.
Le juif Abdias Ibesalon ' lui demanda pourquoi Dieu avait
défendu de manger de la chair de pourceau. Ce n'est pas
sans raison , reprit le prophète : c'est un animal immonde ;
et je vais vous en convaincre. Il fit sur sa main, avec de la
lx»ue, la figure d'un homme ; il le jeta à terre , et lui cria : Le-
vez-vous! Sur-le-champ un homme se leva, et dit : Je suis
Japhet, fils de ^'oé. Avais-tu les cheveux aussi blancs quand
tu es mort.^ lui dit le saint prophète, ^"on, répondit-U :
mais , quand tu m'as réveillé , j'ai cru que le jour du jugement
était venu; et j'ai eu une si grande frayeur, que mes cheveux
ont blanchi tout à coup.
Or çà , raconte-moi, lui dit l'envoyé de Dieu , toute l'histoire
de l'arche de !Noé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce
({ui s'était passé les premiers mois; après quoi il parla ainsi :
Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté
de l'arche; ce qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes
une peur mortelle , surtout nos femmes , qui se lamentaient
de la belle manière. >'otre père >'oé ayant été au conseil de
Dieu, il lui commanda de prendre l'éléphant, de lui faire
' Ce mot est plus en usage chez les Turcs que chez les Persans. — Im-
maiim ou iniam signifie vicaire de Dieu , chi^f des peuples. Réservé (l'a-
Iwrd aux douze premiers successeurs de Mahomel, ce ti lia? se donne
aujourd'hui aux chefs des mosquées, et aux gardiens des tombeaux et au-
tres lieux sacrée. (P.)
' Tradiliou mahométanc.
268 LETTRES PERSANES.
tourner la tète vers le côté qui penchait. Ce grand animal lit
tant d'ordures , qu'il en naquit un cochon. Croyez-vous, Us-
bek , que depuis ce temps-là nous nous eu soyons abstenus ,
et que nous l'ayons regardé comme un animal immonde.'
Mais comme le cochon remuait tous les jours ces ordu-
res , il s'éleva une telle puanteur dans l'arche , qu'il ne put
lui-même s'empêcher d'étemuer ; et il sortit de son nez un
rat , qui allait rongeant tout ce qui se trouvait devant lui :
ce qui devint si insupportable à Noé, qu'il crut qu'il était a
propos de consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner
au lion un grand coup sur le front, qui éternua aussi , et fit
sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces animau.x
soient encore immondes ? Que vous en semble ?
Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'impureté
de certaines choses , c'est que vous en ignorez beaucoup d'au-
tres , et que vous n'avez pas la connaissance de ce qui s'est
passé entre Dieu, les anges et les hommes. Vous ne savez
pas l'histoire de l'éternité; vous n'avez point lu les livres qui
sont écrits au ciel ; ce qui vous en a été révélé n'est qu'une
petite partie de la bibliothèque divine; et ceux qui , comme
nous , en approchent de plus près , tandis qu'ils sont en cette
vie, sont encore dans l'obscurité et les ténèbres. Adieu. iMa-
homet soit dans votre cœur.
A Com , le dernier de la lune de Chabbao , 171 1.
XIX. USBEK A S0>^ AMI RUSTATV.
A Ispahan.
Nous n'avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-
cinq jours de marche, nous sommes arrivés àSmyrne.
De Tocat à Smyme , on ne trouve pas une seule ville qui
mérite qu'on la nomme. J'ai vu avec étonnement la faiblesse
(le l'empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient
pas par un réunie doux et tempéré , mais par des remèdes
violents, qui l'épuisent et le minent sans cesse.
I
LETTRES PERSA.NES. 3r,0
Les pachas, qui n'obtiennent leurs emplois qu'à force d'ar-
gent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent
comme des pays de conquête. Une milice insolente n est sou-
mise qu'à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes
désertes , les campagnes désolées , la culture des terres et le
commerce entièrement abandonnés.
L'impunité règne dans ce gouvernement sévère : les clire-
tiens qui cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs ,
sont exposés à mille violences.
La propriété des terres est incertaine , et , par conséquent,
l'ardeur de les faire valoir ralentie : il n'y a ni titre, ni posses-
sion , qui vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts , qu'ils ont
négligé jusques à l'art militaire. Pendant que les nations
d'Europe se raffinent tous les jours, ils restent dans leur an-
cienne ignorance , et ils ne s'avisent de prendre leurs nouvel-
les inventions qu'après qu'elles s'en sont servies mille fois
contre eux.
Ils n'ont nulle expérience sur la mer, nulle habUeté dans
la manœmTe. On dit qu'une poignée de chrétiens sortis d'un
rocher' font suer tous les Ottomans , et fatiguent leur empire.
Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec
peine que les Européens , toujours laborieux et entreprenants ,
viennent le faire : ils croient faire grâce à ces étrangers de
permettre qu'ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j'ai traversée,
je n'ai trouvé que Sm\Tne qu'on puisse regarder comme une
ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la ren-
dent telle , et il ne tient pas aux Turcs qu'elle ne ressemble
à toutes les autres.
Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui ,
avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelqu(;
conquérant.
A Smyrne, le 2 de la lune de Rhamazan , 171 1.
' Ce sont apparemment les chevaliers de Malte.
270 LETTRES PERSANES.
XX. USBEK A ZACIII, SA FEMME.
Au sérail d'Ispalian.
Vous m'avez offensé , Zachi ; et je sens dans mon cœur des
mouvements que vous devriez craindre, si mou éloignement
ne vous laissait le temps de changer de conduite , et d'apaiser
la violente jalousie dont je suis tourmenté.
.l'apprends qu'on vous a trouvée seule avec Nadirj_eunuque
blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Com-
ment vous êtes-vous oubliée jusqu'à ne pas sentir qu'il ne vous
est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunuque
blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés à vous ser-
vir.' Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas
(les hommes, et que votre vertu vous met au-dessus des pen-
sées que pourrait faire naître en vous une resseuiblance impar-
faite ; cela ne suffit ni pour vous ni pour moi : pour vous ,
])arce que vous faites une chose que les lois du sérail vous
défendent; pour moi, en ce que vous m'ôtez l'honneur, en
vous exposant à des regards; que dis-je, à des regards?
peut-être aux entreprises d'un perfide qui vous aura souillée
par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir
de son impuissance.
Vous me direz peut-être que vous m'avez été toujours fidèle.
Eh ! pouviez-vous ne l'être pas ? Comment auriez-vous trompé
la vigilance des eunuques noirs , qui sont si surpris de la vie
(|ue vous menez? Comment auriez-vous pu briser ces verrous
et ces portes qui vous tiennent enfermée? Vous vous vantez
d'une vertu qui n'est pas libre ; et peut-être que vos désirs
impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de celte fidé-
lité que vous vantez tant.
Je veux que vous n'ayez pohit fait tout ce que j'ai lieu de
soupçonner ; que ce perfide n'ait point porté sur vous ses mains
saci'iléges; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les dé-
lices de son maître; que, couverte de vos habits, vous ayez
laissé cette faible barrière entre lui et vous ; que , frappé lui-
même d'un saint respect, il ait baissé les yeux; que, manquant
LEITRES PERSANES. 271
à sa hardiesse, il ait tremble sur les châtiments qu'il se pré-
pare : quand tout cela serait vrai , il ne l'est pas moins que
vous avez fait une chose qui est contre votre devoir. Et, si vous
l'avez violé gratuitement sans remplir vos inclinations déré-
glées, qu'eussiez-vous fait pour les satisfaire? Que feriez-vous
encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré , qui est pour
vous une dure prison , comme il est pour vos compagnes un
asile favorable contre les atteintes du vice , un temple sacré où
votre sexe perd sa faiblesse , et se trouve invincible , malgré
tous les avantages de la nature .^ Que feriez-vous si , laissée à
vous-même , vous n'aviez pour vous défendre que votre amour
pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que
vous avez si indignement trahi ? Que les moeurs du pays où
vous vivez sont saintes , qui vous arrachent à l'attentat des
plus vils esclaves ! Vous devez me rendre sràce de la gène où je
vous fais vivre , puisque ce n est que par là que vous méritez
encore de vivre.
Vous ne pouvez souffrir le chef des eunuques , parce qu'il a
toujours les yeux sur votre conduite, et qu'il vous donue ses
sages conseils. Sa laideur, dites-vous , est si grande que vous
ne pouvez le voir sans peine : comme si, dans ces sortes de
postes , on mettait de plus beaux objet.s. Ce qui vous afflige
est de n'avoir pas à sa place l'eunuque blanc qui vous désho-
nore.
Mais que vous a fait votre première esclave ? Elle vous a dit
que les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide
étaient contre la bienséance : voilà la raison de votre haine ■ .
Je devrais être, Zachi, un juge sévère; je ne suis qu'un
époux qui cherche à vous trouver innocente. L'amour que j'ai
pour Pvoxane, ma nouvelle épouse, m'a laissé toute la ten-
dresse que je dois avoir pour vous , qui n'êtes pas moins belle.
Je partage mon amour entre vous deux ; et Roxane n'a d'autre
avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.
A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, I7if.
' Il nous semble que ces reproche.s devraient s'adressera Zéphis, cl
uon à Zachi. (Voyez ci-devanl la lelticIV.)(P.)
272 LETTRES PERSANES.
XXI. USBEK AU PREMIER EUNUQUE BLANC.
Vous devez trembler à l'ouverture de cette lettre, ou plutôt
vous le deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir.
Vous qui, dans une vieillesse froide et languissante, ne pou-
vez sans crime lever les yeux sur les redoutables objets de
mon amour; vous à qui il n'est jamais permis de mettre un
pied sacrilège sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à
tous les regards , vous souffrez que ceux dont la conduite vous
est confiée aient fait ce que vous n'auriez pas la témérité de
faire , et vous n'apercevez pas la foudre toute prête à tomber
sur eux et sur vous ?
Et qui étes-vous, que de vils instruments que je puis bri-
ser à ma fantaisie ; qui n'existez qu'autant que vous savez
obéir; qui n'êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois,
ou pour mourir dès que je l'ordonne ; qui ne respirez qu'autant
que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont be-
soin de votre bassesse ; et enfin qui ne pouvez avoir d'autre
partage que la soumission , d'autre âme que mes volontés ,
d'autre espérance que ma félicité?
Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impa-
tiemment les lois austères du devoir ; que la présence conti-
nuelle d'un eunuque noir les ennuie; qu'elles sont fatiguées de
ces objets affreux , qui leur sont donnés pour les ramener à
leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à ce désordre,
vous serez puni d'une manière à faire trembler tous ceux qui
abusent de ma confiance.
Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Ilali, le plus
grand de tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je
regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve
sous mes pieds.
A. Sinyrne, le 12 de la lune de Zilcadé , I7ii.
LETIRES PERSANES 273
XXII. JARON AU PREMIER EUWUQUE.
A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers
ses femmes sacrées; il soupire, il verse des larmes; sa dou-
leur s'aigrit, ses soupçons se fortiûent. Il veut augmenter le
nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les
noirs qui l'accompagnent. Il ne craint plus pour lui; il craint
pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui-même.
Je vais donc vivre sous tes lois, et partager tes soins.
Grand Dieu I qu'il faut de choses pour rendre un seul homme
heureux !
La nature semblait avoir mis les femmes dans la dépen-
dance , et les en avoir retirées : le désordre naissait entre les
deux sexes , parce que leurs droits étaient réciproques. Nous
sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie : nous
avons mis entre les femmes et nous la haine ; et entre les hom-
mes et les femmes, l'amour.
Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards
sombres. La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tran-
quille , et l'esprit inquiet. Je n'attendrai point les rides de la
vieillesse pour en montrer les chagrins.
J'aurais eu du plaisir à sui\Te mon maître dans l'Occident ;
mais ma volonté est son bien. Il veut que je garde ses fem-
mes; je les garderai avec fidélité. Je sais comment je dois me
conduire avec ce sexe qui, quand on ne lui permet pas d'être
vain , commence à devenir superbe , et qu'il est moins aisé
d'humilier que d'anéantir. Je tombe sous tes regards.
De Smyrne, le 12 delà lune deZilcadé, I7il.
XXIII. USBEK A SON AMI IBBEN.
Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de
navigation. C'est une ville nouvelle; elle est un témoignage
du génie des ducs de Toscane , qui ont fait d'un village maré-
cageux la ville d'Italie la plus florissante.
Les femmes y jouissent d'une grande liberté : elles peuvent
27 i LETThES PERSANES.
voiries hommes à travers certaines feuêtres qu'on nomme
jalousies, elles peuvent sortir tous les jours avec quelques vieil-
les qui les accompagnent : elles n'ont qu'un voile '. Leurs
beaux-frères, leurs oncles, leurs neveux peuvent les voir
sans que le mari s'en formalise presque jamais.
C'est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour
la première fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des
clioses qui frappent d'abord tous les yeux , comme la diffé-
rence des édiflces , des habits , des principales coutumes : il
y a , jusque dans les moindres bagatelles , quelque chose de
singulier que je sens et que je ne sais pas dire.
Nous partirons demain pour Marseille : notre séjour n'y sera
pas long. Le dessein de Rica et le mien est de nous rendre
incessamment à Paris, qui est le siège de l'empire de l'Europe.
Les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont
une espèce de patrie commune à tous les étrangers. Adieu. Sois
persuadé que je t'aimerai toujours.
A Livourne, le 12 de la lune de Sapbar, 1712.
XXIV. RICA A IBBEN.
A Smyrne.
\Nous sommes a Pansdepms unTnois^ ^.^ous avons tou-
jours été dans un mouvement continueL II faut bienTHes aî- ''^
faires ayant^qu^on soit loge, qu on ait trouve les gens a qui
on est adressé , et qu'on sFsoifpourvu des choses nécessaires,
qui-'mSnquenl toutes a la fois.
*" Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maison-s y sont si
liantes , qu'on julféw&ït^qu elles ne sont habitées "qu? par des
astrologues. Tu jtSg^TKen qu'une ville bâtie en l'air, qui a
si;j ou sept maisons" l^uri^s ^rîés'aîrhres , est extremeinent
peuplée^ et que , quand tout le monde est descendu dans la
me-, il s'y fait uinJeTenîfBaîfaÇ^^^
ySsx ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis
' Les Pcrsanos en ont quatre.
LETTRES PERSANES. 275
-^ ijj^
I
ici, je n'y ai encore y» mr|fpiiar personne II nv a jyiint de
gens au monde qui tirent mieux parti de leur fnacTîine que les '
Français; ils courent , ils vojent : les voitures jentcs d'A- o.^
sie , le pas réglé de nos chaujeaux, les feraient tomber en
s}'nco^^Pour moi , qui ne suis point fait fi ce iraiD^"eîTiui "" "^
vais soiLvent à pied sans changer d'allure , j'étoge^elque-
fois comg^ un chrétien : car eneoré'f)a"fseqii'oirfiVéclIiSousse
(îêp'ùi^lfe '^^aTiusqu'à 'laftèVe ; mais je ne puis pardonner
les coOprés^coîide que je reçois régulièrement et périodique-
ment. Un homme qmvîeS iîprês ^oTeTqÏÏrnie passeTifelalr "^
faire un demi-tour; et un autre qui me croise de l'autre côté
me^emeisoudaig ou le^reînîerm'a^ait pris; et je n'ai pas
t'ait cent pas, que je suis plus brise qug si j'avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent , te parler à
fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai
moi-même qy'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le
temps^£m^bnner.
Le^oi^ae France ' est le plus puissant prince de l'Europe.
Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin ;
mais il a plusoé richesses que lui, parce qu'il les tire de la
vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui
a vu entreprendre ou soutennn3e grandes_guerres , n'ayant
^d'autres fonds que des ti^igS-Ciloaneur à vendre; et, par un
pro3ïge'de rorgu?îrfiumaiij>«es. troupes se trouvaient payées,
ses places munies, et ses flottesequipées. /
D'ailleurs ce roi est un grand jnagicien : il exerce son Im-
pire sur l'esprit même de ses syj£ls ; il les fait penser comme
il veut. S'il n'a qu'un million déçus dans son trésor, et qu'il
en ait besoin de deux , il n'a qu'a leur persuader qu'un écu en
x^ûi^iliBux, et ils le croient. S'il a une guerre difflcile à séuî?^'^
nir, et qu'il n'ait point d'argent , il n'a qu'à leur mettre dans
la tête qu'un morceau de papier est de l'argent , et ils en sont
aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il
' Louis J^TV_i'3't ^'ors sur le Irone. (P.)
276 LETTRES PERSANES.
les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est
"grande la force et la puissance qu il a sur les esprits.
/^ Ce que je dis de ce prince ne doit pas t' étonner j ilv a/Un
\ autre magicien plus fort oue lui, qui r?esTpas moins maitrfe
y (le son esprit qu'i^r'estlin-Siême"3ecehS oes'aiarès. Ce ma-
\ gicien s'appelle le q^ : tantôt il lui fait croire que trois ne
H('(?.'§b'tft 'qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou
/ que le vin qu'on boit n'est pas du vin , et mille autres choses
( de cette espèce » . ^..w-rXofe
Et, pom- le tenir toujours etffiaîemeet ne point lui laisser
perdre l'iîaljiîtude de croire , il lui donne de temog en temps ,
pour^exercer,'^ certains articles de crd^nc^ll y a deux
ans qu'il lui envoya un grand écritqu'il appela constitutioui,
et voiif^ oblîger^âulâe^^^^û^es^^Ses^i ce prince et^ses su-
jets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard
du prince , qui se soumit aussitôt , et donna l'exemple à ses
sujets ; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent , et di-
rent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans
cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été lei^m^ïrïcesTIetoute
cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et tou-
tes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre
que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel : c'est
proprement leur Al^OTaÎTLesJemnies , indignées de l'outrage
fait à leur sexe, soulè'veut tout contre la constitution : elles ont
mis les hommes de leur parti , qui, dans cette occasion, ne
veulent point avoir de privilège. Il faut pourtant avouer que
ce moufti ne raisonne pas mal ; et , par le grand Hali , il faut
qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi : car, puis-
que les femmes sont d'une création inférieure à la nôtre, et
que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans
le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se fêlent de lire un
' Il faut qu'un Turc \oie, parle et pense en Turc : c'est à quoi bien
de.s gens ne font point aUeution en lisant les Lettres persanes. {Vlo^y.,
Lettre à Vahhé de Guasco, du i octobre I75"2.)
» La bulle (Jnigenitus, par laquelle Clément XI condamne les Ré-
ilexions morales du père Quesiiel sur le texte du Nouveau Teslanient. (P.)
LETTRES PERSANES. 277
livre qui u^esrîaîtque pour apprendre le chemin du^H£îS^'lâL^>^
J'ai OUI raconter du roi des ciiosesqui tiennent du prodige,
et je ne doute pas que tu ne"uafances a les croire.
On dit que , pendant qu'il faisait la euerre à ses voisins , qui ^
S étaient touslîgu^contre lui, il avait dans son jûyaume un iL,^j^
nombre innombrable d'ennemis invisiblesr qui l'entouraient ; /
on ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans , et
que, malgré les soins infatigables de certains -^^is qui ont sa
conflance , il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui :
ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans
ses tribunaux; et cependant on dit qu'il aura le chagrin de
mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en gé-
néral , et qu'ils ne sont plus rien en particulier : c'est un corps ;
mais jffeTîînRs membres. Sans doute que le ciel veut punir c*
prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il
a vaincus, puisqinffui en donne d'invisiblesTerdonuegënie
et le destin sont atMfë^l^du sira.
Je continuerai à t'écrire , et je t'apprendrai des choses bien
éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même
térre^i nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où
je vis, et ceux du pays où tu es , sont des hommes bien dif-
férents.
De Paris , le 4 de la lune de Rebiab 2 , I7I2. •
XXV. USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
J'ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi : il me mande qu'il
quitte Smyrne, dans le dessein de voir l'Italie ; que Tunique
but de son voyage est de s'instruire, et de se rendre parla plus
digue de toi. Je te félicite d'avoir un neveu qui sera quelque
jour la consolation de ta vieillesse.
Rica t'écrit une longue lettre; il m'a dit qu'il te parlait
beaucoup de ce pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu'il
278 LETTRES PERSANES.
saisit tout avec promptitude : pour moi , qui pense plus len-
tement, je ne suis pas en état de te rien dire.
Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres : nous
ne pouvons assez parler du bon accueil que tu nous as fait à
Smvrne, et des services que ton amitié nous rend tous Us
jours. Puisses-tu, généreux Ibben , trouver partout des amis
aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous !
Puissé-je te revoir bientôt, et retrouver avec toi ces jours
heureux qui coulent si doucement entre deux amis! Adieu.
A Paris , le 4 de la lune de Rebiab 2 , I7I2
XXVI. USBEK A ROXANE.
^ Au sérail d'Ispahan.
\ Que vous êtes heureuse ^■Roxane , d'être dans le doux pays
deTerse , et non pas dans ces climats empoisonnés oii l'on ne
connaît ni la pudeur ni la vertu LQue vous _êtes heureuse !
Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'inno-
cence, inaccessible aux attenfats de tous leshumains ; vous vous
trouvei^vec joie dans "^^^hejK^use iilfjg^saoce'deTaifflr ;
jamais homme ne vous a souillée de ses regards lasciis^votre
beau-père même, dans la liberté des festins, n'a jamais vu
votre belle bouche : vous n'avez jamais manqué de vous at-
tacher un bandeau sacré pour la couvrir. Heureuse Roxane,
quand vous avez été à la campagne , vous avez toujours eu des
eiuimjues qui ont marché devant vous , pour donner la mort à
tous les téméraires qui n'ont pas fui votre vue. Moi-même , à
qui le ciel vous a donnée pour faire mon bonheur, quelle
peine n'ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor, que
vous défendiez avec tant de constance! Quel chagrin pour
moi , dans les premiers jours de notre mariage , de ne pas
vous voir ! Et quelle impatience quand je vous eus vue ! Vous
ne la satisfaisiez pourtant pas; vous Tirritiez, au contraire,
par les refus obstinés d'une pud^urjilarmée . vous me con-
LETTRES PERSANES. 27f)
fondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans
cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis panni
vos esclaves, qui me trahirent, et vous déroljerënia nie? re^ ^
cherches ? Vous souvient-il de cet autre où , voyant vos lar-
mes impuissantes, vous employâtes l'autorité de votre mère
pour arrêter les fureurs de mon amour? Vous souvient-il,
lorsque toutes les ressources vous manquèrent , de celles que
vous trouvâtes dans votre courage? Vous mîtes le pm^fâfâa
la main , et menaçâtes d'inrobrer un époux qui vous aimait ,
s'il continuait à exiger devons ce que vous chérissiez plus que
votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de
ramoui- et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes
scrupules : vous ne vous rendîtes pn.c même après avoir ete
vaincue; vous défendîtes jusqu'à la dernière extrémité une virgU
nité mourante : vous me regardâtes comme un ennemi qui vous
avait iaîTun outrage ; non pas comme un époux qui vous avait
aimée ; vous fûtes plus de trois mois que vous n'osiez me re-
garder sans rougir : votre air confus semblait me reprocher
l'avantage que j'avais pris. Je n>rais pas même une posses-
sion trancpiille ; vous me dérobiez t^ulT^èn^u^^ous^iouV
de ces^ clîtinîïïs 'fet flê^'cès^âces ; et j'étais^enivre'^esplus
grapdes faveurs sans avoir obtenu les moindres.
^ Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n'auriez pas fr-
été si troublée. Les femmes y ont perdu toute retèÔuF^Ues
se présentent devant les hommes à visage découvert , comme
si elles voulaient demander leur défaite; elles les cherchent
de leurs regards ; elles les voient dans les mosquées , les pro-
menades , chez elles même ; l'usage de se faire servir par des
eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette nqble_siiiiplicilé
et de cettejùmable- 4)udeur qui règne parmi vous, on voit
une impudence brutale à laquelle il est impossible de s'accou-
tumer>^
VOuT,'Royane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outra-
gée dans l'affreuse ignominie où votre sexe est descendu ;
vous fuiriez ces abominables lieux , et vous soupireriez pour
280 LETTRES PERS.\JSES.
celte douce retraite, où vous trouvez rinnoceucc, où vous
êtes sûre de vous-même, où nul péril ne vous fait trembler,
où enfin vous pouvez m'aimer sans craindre de perdre jamais
l'amour que vous me devez. , ,, . , /.
(^i_ , Quand vousrelevez TécTàt ae votre teint par les plus belles
couleurs; quand vous vous parfumez tout le corps des essen-
ces les plus précieuses ; quand vous vous parez de vos plus
beaux habits ; quand vous cherchez à vous distinguer de vos
compagnes par les grâces de la danse et par la douceur de
votre chant; que vous combattez gracieusement avec elles de
charmes , de douceur et d'enjouement , je ne puis pas ni'ima-
giner que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire ; et
({uand je vous vois rougir modestement , que vos regards cher-
chent les miens , que vous vous insinuez dans mon cœur par
des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, dou-
ter de votre amour.
Mais que puis-je penser des femmes d'Europe? L'art de
composer leur teint , les ol-nements dont elles se parent , les
soins qu'elles prennent de leur personne , le désir continuel
de plaire qui les occupe, sont autant de taches faites à leur
V ertu et d'outrages à leurs époux. '-trju>.y^
jÇe n'est pas , Roxane ^ que je pense qu'elles poussent l^t-
tentat aussi loin qu'une pareille conduite^îëvraîtle fa^ croire,
et qu'elles portent la ÏÏSBauclie^œTexcès horrible , qui fait
frémir, de violer absolumeatJa ToTcnnjugak^ Il y a bien peu
(le fenunes assez abandonnées pour porter le crime si loin :
elles portent toutes dans leur cœur un certain caractère de
vertu qui y eS^tafave^Tque la naissance doime et que l'édu-
cation affaiÊmTmaïs ne détruit pas. Elles peuvent bien se re-
lâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige ; mais, quand
il s'agit de faire les derniers pas, la nature se révolte. Aussi ,
(juand nous vous enfermons si étroitement , que nous vous
faisons garder par tant d'esclaves , que nous gênons si fort
vos désirs lorsqu'ils volent trop loin, ce n'est pas que nous
craignions la dernière infidélité , mais c'est que nous savons
LlîTFRES PERSANES. ^'' 281 l^»A^
q<ic la pureté ne saurait être trop grande, et que la inomdrc
tache peut la^c^ompre.
Je vous pimny, Roxane. Votre chasteté y si longtemps éprou-
vée , méritait un époux qui ne vous eût jamais quittée , et qui
piit lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait
soumettre. ^^•^a^Pi>-v,
i^^,yj__<_ De Paris, le 7 de la lune de Regel), 1712.
XXVII. USBEK A >E.SSIR.
A Ispahan.
Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de l;t
ville du soleil '.
Lorsque je partis de Smyrne , je chargeai mon ami ïbben
de te faire tenir une boîte où il y avait quelques présents pour
toi : tu recevras cette lettre par la même voie. Quoique éloi-
gné de lui de cinq ou six cents lieues , je lui donne de mes
nouvelles , et je reçois des siennes aussi facilement que s'il
était à Ispahan , et moi à Com. J'envoie mes lettres à Marseille,
d'où il part continuellement des vaisseaux pour Smyrne ; de la
il envoie celles qui sont pour la Perse par les caravanes d'Ar-
méniens qui partent tous les jours pour Ispahan.
Rica jouit d'une santé parfaite : la force de sa constitution,
sa jeunesse et sa gaieté naturelle , le mettent au-dessus de tou-
tes les épreuves.
Mais, pour moi, je ne me porte pas bien : mon corps et
mon esprit sont abattus; je me livre à des réflexions qui de-
viennent tous les jours plus tristes; ma santé, qui s'affaiblit,
me tourne vers ma patrie, et me rend ce pays-ci plus étran-
ger.
Mais , cher Nessir, je te conjure , fais en sorte que mes fem-
mes ignorent l'état où je suis. Si elles m'aiment, je veux épar-
gner leurs larmes ; et si elles ne m'aiment pas , je ne veux
point augmenter leur hardiesse.
• Ispahan.
'j4,
tojis
(Tout le peuple s'assemble sur l/ffiûde l'après-dmée , et \;i
jouer une espèce (le scène que j'ai entendu appeler comédie.
282 LETTRES PEI'.SANE-S.
Si mes eunuques me croyaient en danger, s'ils pouvaienr
espérer riuipuuilé d'une lâche complaisance, ils cesseraient
bientôt d'être sourds à la voix flatteuse de ce sexe qui se fait
entendre aux rocliers, et remue les choses inanimées.
Adieu, JNessir. J'ai du plaisir à te donner des marques do
ma confiance.
De Paris, le j de la lune dp Clialibiin , 171-2.
XXVllI. RICA A "*.
Je vis hier une chose assez smgûlîere , quoiqu'elle sepass?
fojis les jours à Paris. \
)ut le
r une
Le grand mouvenTéut^esf siîr une estrade qu'on uomnie le
. lbéàtre?Aux deux côtés on voit , dans de petits reJu^^u'on
tV nomme l^es^des hommes et des femmes qui jouent ensemble
les scènes mueUes, à peu près comme celles qui stilit euu^age
autot c est iMie amante atlligee qui exprune sa langueur ;
ne autre, avec des yeux vifs et un air na.ssionné , dé-
son amant , qurtalregartre d^meme : toutes les
passions sont peintes sur les visages^ et. exprimées ay^ec une
eloquencc^uT nen estquejpfïis vive pour eïfê nmette.;Là les
actrices ne paraissent qu'î/n^Vi-cot^i^^t oSt ordinairement
lin marîHîop', par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a eu
nws une troupe de gens debeut qui se moquent de ceux qui sont
enhaut sur le théâtre , et ces derniers rient à leur tour de ceux
qui sont eu bas. ' *^
Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens
qu'on lîrenu pour cet effet dans un âge peu avancé pour souTc-
nir à la fatigue. Us sont obligés d'éfrepârtout ; ils |)f(sseiïlt par
des endroits qu'eux seuls connaissent , montent avec uneadre.sse
surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans
toutes les loges ; ils plongent pour ainsi dire ; on les perd , ils
it une auti
des veux
LETTRES PERSANES. 283
reparaissent ; souvent ils quittent le lieu de la scène , et vont^^^.^^^
jouer dans un autre. On en voit même qui , par un prodige
qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent et
vont comme les autres. Enfin on se rend à des sallesymTfin
joue une comédie particulière : on commence par de^évéreSV^'^A"
ces, on continue par des embrassades. Ou dit que la ccfen3lis- ""-î"*
sance la plus légère met un homme en droit d'en étoufier^
autre : il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet ,
on dit que les prince^î^qm y régnent ne sont point cruel-
les ; et si on ex^éple^ux ou trois heures par jour, où elles sont
ass^ sauvages , on pent dire que le reste du temps elles sont
U^fablesTet que c'est une ivresse (luries quitte aisément.
L_TiUit ce que je te dis ici se pjKse a peu près de même dans
un autre endroit qu'on nomme rOn^jïL: toute la différence est
que l'on parle à l'un, et chante a l'autre. Un de mes amis me
mena l'autre jour dans laloge où setfësîïabilïaîru^^es prin-
cipales actrices. Nousfîïiies'srbieu connaissance, que le len-
demain je reçus d'elle cette lettre : \
« MOSIEUB,
« Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'iii toujours
« été la plus vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit
'< mois que j'étais dans la loge où vous me vîtes hier; comme
« je m'habillais en prétresse de Diane , un jeune abbé vint
« m'y trouver; et, sans respect pour mou habit blanc, mon
» voile et mon bandeau , il nie ravit mon innocence. J'ai beau
« lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire.
« et me soutient quil m'a trouvée très-profane. Cependant je
« suis si grosse , que je n'ose plus me présenter sur le théâtre :
<• car je suis , sur le chapitre de l'honneur, d'une déhcatesse
« inconcevable : et je soutiens toujours qu'à une fille bien née
« il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie.
« Avec cette délicatesse , vous jugez bien que ce jemie abbc
" n'eût jamais réussi, s'il ne m'avait promis de se marier avec
' Le foyer. iP.)
284 LEllHKS TKRSANES.
« moi : uii motif si légitime me fit passer sur les petites for-
« malités ordinaires , et commencer par où j'aurais dû finir.
« Mais , puisque soninfîdélité m'a déshonorée, je ne veux plus
« vivre à l'Opéra , où , entre vous et moi , l'on ne me donne
« guère de quoi vivre : car, à présent que j'avance en âge, et
« que je perds du côté des charmes , ma pension , qui est tou-
« jours la même , semble diminuer tous les jours. J'ai appris
<• par un homme de votre suite que l'on faisait un cas ixifîni ,
« dans votre pays , d'une bonne danseuse , et que , si j'étais à
« Ispahan , ma fortune serait aussitôt faite. Si vous vouliez
« m'accorder votre protection, et ni'emmener avec vous dans
» ce pays-là, vous auriez l'avantage de faire du bien à une
« fille qui , par sa vertu et sa conduite , ne se rendrait pas in-
« digne de vos bontés. Je suis.... »
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1712.
XXIX. RICA A IBBEN.
^^ A Smvrne.
vLe pape est le chef des chrétiens. C'est une viéillç idole qu'on
""wicense pal hàbitu3ë". Il était autrefms, reao^tM)leaux princes
mêmes , car il les déi^os^TFaussi lacîT^meht que nos magnifi-
ques sultans déponent les rois, d'Irimette et de Géorgie. INIais,
on ne le crain^plusnil ^djXsucce^a'r a\in diés''^prênirer.4 /
'■*"* chrétiens , qu'on appelle saint Pierre ' : et c'est certainement
une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand
"^ys soïis sâTdbmination. >
' Ce langage n'a rien d'élonnant dans la bouche d'un Persan , que le
contraste de nos mœurs, de nos coutumes, de nos lois, avec les lois, les
coutumes et les moeurs de son pays, jette à chaque pas dans la surprise
et rétonnement. « En parlant de notre religion , il ne doit pas paraître
plus instruit; et, s'il trouve quelquefois nos dogmes singuliers, cette
singularité est toujours marquée au coin de la plus parfaite ignorance
des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités. » C'est l'au-
teur lui-même qui prend la peine de se justilier ici. (Voyez les Ré-
flexions, en forme d'avertissement , (|ui prémlent les Lettres persa-
nes. ) (P.;
LETTRES PERSANES. 28S
Les pv«^mifs sont des gens de loi qui lui sont subordonnés,
et ont sous son autorité deux fonctions bien différentes,-. ,.,>'»^
Quand ils sont assemblés, ils font , comme lui , des articles /^o/^
de foi ; quand ils sont'eïï^'artieuîier, ils n'ont guère d'autre
fonction que'de oispënsera^àccbmplîr la îoi J Car tu sauras que
la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques
très-difjicnes ; et,"^mme on a jugé qu'il est moins âise' de
rçmpWses devoirs qufe~ d'à voiç^des évêques qui en di§- ■"'-^^
pensent^on a pris ce dernier ^arti pour l'utilité publique : de
sbrt?que , si on ne veut pas faire le 'ranmazan , si on ne, veut
pas s'assujettir aux formalités des mariages , si on veut \^-
pre ses vœux, si on veut se marier contre les défenses dej^
loi, quelquefois même si on veut revenir confre/s^serraentr,,
on va a 1 eveque ou au pape , qui dojine aussitôt la dispense^-/
Les évêques ne fôSt pas des articles de foi de leur propre
mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs , la plupart
7dS"vi^, qui soulèvent "entre eux mille questions nouvelles sur
la .religion : on les laisse disputer longtemps , et la guerre
dilfe'iusquace qu'une décision nenne la terminer. /
Aussi puis-Jë rassurer quil n y a jamais eu de royaume
ôufiâ'yait eu lîïi'ûtae giièrtes civiles que dans celui de Christ.
^ Ceux qui ni$ttfeiirlfîi'^ur quelque proposition nouvelle
sont d'abord appelés héfétiques. Chaque hérésie a son nom ,
qui est , pour ceux qui y sont engagés , comme le mot de
ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut : il n'y a qu'à
partager le différend par la moitié , et donner une distinction
à ceux qui accusent d'hérésie ; et , quelle que soit la distinc-
tion , intelligible ou non , elle rend un homme blanc comme
de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.
Ce que je te dis est bon pour la France et l' Allemag ne : car
j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains
dervis qui n'entendent point raillerie , et qui font brûler un
homme comme de la paille. Quand on tombe entre les
mains de ces gens-là , heureux celui qui a toujours prié Dieu
avec de petits grains de bois à la main , qui a porté sur
2S6 LETTRES PERSANES.
lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans , et qui a
été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice !
sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il
jurerait conune un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait
bien ne pas demeurer d'accord des qualités , et le brûler
comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction ;
point de distinction ; il serait en cendres avant que l'on eiit
seulement pensé à l'écouter.
Les autres juges présument qu'un accusé est innocent;
ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute,
ils tiennent {K)ur règle de se déterminer du côté de la rigueur :
apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais ;
mais , d'un autre côté , ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne
les j agent jamais capables de mentir; car ils reçoivent le
témoignage des ennemis capitaux , des femmes de mauvaise
vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font
dans leur sentence un petit compUment à ceux qui sont re-
vêtus d'une chemise de soufi-e, et leur disent qu'ils sont bien
fâchés de les voir si mal habillés , qu'ils sont doux et qu'ils
abhorrent le sang , et sont au désespoir de les avoir condam-
nés ; mais , pour se consoler , ils confisquent tous les biens de
ces malheureux à leur profit.
(^extrease la terre qui est habitée par les enfants des pro-
phètes! Ces tristes spectacles y sont inconnus'. La sainte
religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité
même; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se
maintenir. )
A Paris , le 4 de fa lane cïe Chalval , 2715.
XXX. RICA AU MÊME.
A Sujjrne.
Les habitants de Paris sont dune curiosité qui va jusqu'à
l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si
> I^s Persans sont les plus tolérants fie tous les mahométans.
LETTIŒS PKRSANES. m
J'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, eu-
lants , tous voulaient me voir. Si je sortais , tout le monde se
mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries , je voyais aussitôt
un cercle se former autour de moi ; les femmes mêinc faisaient
un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs , qui m'entourait. Si
j'étais aux spectacles, je voyais ausitôt cent lorgnettes dres-
sées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu
que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'é-
taient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient
«utre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose ad-
mirable! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais
jnultiplié dans toutes les boutiques , sur toutes les cheminées,
tant on craignait de ne m'avoir pas assez va.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me
cfoyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie
très-bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imagine
que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais
point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan ,
et à en endosser un à l'européenne , pour voir s'il resterait en-
core dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet
essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de
tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste.
.Peus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait
perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'en-
trai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quel-
quefois une lieuredans une couîpagnie sans qu'on m'eût re-
gardé , et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouclie ;
mais , si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que
j'étais Persan , j'entendais aussitôt autour de moi un bour-
donnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan! C'est une chose
i)ien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?
A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.
288 LETTRES PERSANES.
XXXr. RHÉDI A USBKK..
A Paris.
Je suis à présent à Venise , mon cher Usbek. On peut avoir
vu toutes les villes du monde , et être surpris en arrivant à
Venise : on sera toujours étonné de voir une ville , des tours
et des mosquées sortir de dessous l'eau , et de trouver un peu-
ple innombrable dans un endroit où il ne devrait y avoir
que des poissons.
Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux
qui soit au monde , c'est-à-dire d'eau vive : il est impossible
d'y accomplir une seule ablution légale. Elle est en abomi-
nation à notre saint prophète, et il ne la regarde jamais du
haut du ciel qu'avec colère.
Sans cela , mon cher Usbek , je serais charmé de vivre dans
une ville où mon esprit se forme tous les jours. Je m'instruis
des secrets du commerce , des intérêts des princes , de la
forme de leur gouvernement; je ne néglige pas même les su-
perstitions européennes ; je m'applique à la médecine , à la
physique , à l'astronomie ; j'étudie les arts : enfin je sors des
nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma nais-
sance.
A Venise, le iGde la lune de Chalval, 1712.
XXXII. RICA A***.
J'allai l'autre jour voir une maison' où l'on entretient
environ trois cents personnes assez pauvrement. J'eus bien-
tôt fait , car l'église ni les bâtiments ne méritent pas d'être
regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez gais-,
plusieurs d'entre eux jouaient aux cartes , ou à d'autres jeux
que je ne connais point. Comme je sortais, un de ces hom-
mes sortait aussi; et, m'ayant entendu demander le chemin
du Marais , qui est le quartier le plus éloigné de Paris : J'y
' L'Iiospine de.s Quin/.e-Vingls. (P.)
LETTRES PERSANES. 289
vais, nie dit-il, et je vous y conduirai; suivez-moi! Il me
mena à merveille , metiradetous les embarras, et me sauva
adroitement des carrosses et des voitures. IS'ous étions près
d'arriver , quand la curiosité me prit. Mon bon ami , lui dis-
je , ne pourrais-je point savoir qui vous êtes.' Je suis aveugle ,
monsieur, me répondit-il. Comment ! lui dis-je , vous êtes aveu-
gle • ! Et que ne priiez-vous cet lionnète homme qui jouait
aux cartes avec vous de nous conduire ? Il est aveugle aussi,
me répondit-il : il y a quatre cents ans que nous sommes trois
cents aveugles dans cette maison où vous in avez trou\é.
Mais il faut que je vous quitte ; voilà la rue que vous deman-
diez ; je vais me mettre dans la foule ; j'entre dans cette
église, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens qu'ils
ne m'embarrasseront.
A Paris, le 17 de la lune de Chalval , 1712.
XXXIII. USBEK A RHKDI.
A Venise.
Le vin est si cher à Paris . par les impôts que l'on y met ,
qu'il semble qu'on ait entrepris d'y faire exécuter les pré-
ceptes du divin Alcoran, qui défend d'en boire.
Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur , je ne
puis m'empêcher de la regarder comme le présent le plus
redoutable que la nature ait fait aux hommes. Si quelque
chose a flétri la vie et la réputation de nos monarques , ça
été leur intempérance ; c'est la source la plus empoisonnée
de leurs injustices et de leurs cruautés.
Je le dirai , à la honte des hommes : la loi interdit à nos
princes l'usage du vin , et ils en boivent avec un excès qui les
dégradede l'humanité même ; cet usage, au contraire, est permis
aux princes chrétiens , et on ne remarque pas qu'il leur fasse
' Chardin raconte des clioses non moins surprenantes des princes per-
sans, qu'une atroce poliliijue prive de la vue. (Foyage en Perse, t. II ,
pag. 89 et âiivautes. Amsterdam , 173"^ , in-4°.; (F )
MOMESQUlEf. 25
290 LETTRES PERSANES.
faire aucuue faute. L'esprit humain est la contradiction même.
Dans une déhanche licencieuse, on se révolte avec fureur
contre les préceptes ; et la loi faite pour nous rendre pius jus-
tes ne sert souvent qu'à nous rendre pius coupables.
Mais quand je désapprouve l'usage de cette liqueur qui fait
perdre la raison , je ne condanme pas de même ces boissons
qui l'^ayent. C'est la sagesse des Orientaux de diercher des
remèdes contre 1 a tristesse avec autant desoin que contre les ma-
ladies les plus dangereuses. Lorsqu'il arrive quelque malheur à
un Européen, il n'a d'autre ressource que la lecture d'un philo-
sophe qu'on appelle Sénèque ; mais les Asiatiques , plus sensife
qu'eux et meilleurs pliysiciens en cela , prennent des breuva-
ges capables de rendre l'hoirtnie gai , et de charmer le souve-
nir de ses peines.
Il n'y a rien de si affligeant que les consolartioiK tirées de la
nécessité du mal , de l'inutilité des remèdes , de la fatalité du
destin , de l'ordre de la Providence, et du malheur delà con-
dition humaine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal
par la considération que l'on est né misérable; il vaut bien
mieux enlever l'esprit hors de ses réflexions , et traiter l'Iiomme
comme sensible, au lieu de le traiter comuîe raisonnable.
L'ame, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée.
Si le mouvement du sang est trop lent , si les esprits ne sont
pas assez épurés , s'ils ne sont pas en quantité suffisante, nous
tombons dans l'accablement et dans la tristesse; mais, si
nous prenons des breuvages qui puissent changer cette dis-
position de notre corps , notre âme redevient capable de re-
cevoir des impressions qui l'égayent , et elle sent un plaisir
secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi dire, son
mouvanent et sa vie.
A Paris, le 25 de la lune de Zilcmlé, 171*
LETTRES PERSA>'ES. »!
XXXIV. USBEK A IBBEN.
A Smyme.
Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France -,
mais celles de France sont plus jolies. 11 est difficile de ne
point aimer les premières , et de ne se point plaire avec les
secondes : les unes sont plus tendres et plus modestes , les
autres sont pln-s gaies et plus enjouées.
Ce qui rend le sans si beau en Perse, c'est la vie réglée
que les femmes y mènent : elles ne jouent ni ne veillent,
elles ne boivent point de vin, et ne s'exposent presque ja-
mais à Tair. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour
la santé que pour les plaisirs : c'est une vie unie , qui ne
pique point ; tout s'y ressent de la sul)ordination et du devoir;
les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies sévères, et on
ne les goûte presque jamais que comme des marques d'auto-
rité et de dépendance.
Les hommes mêmes n ont pas en Perse la même gaieté
que les Français : on ne leur voit point cette liberté d'esprit et
cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans
toutes les conditions.
Cest bien pis en Turquie, où Ton pourrait trouver des
familles où , de père en fils , personne n'a ri depuis la fonda-
tion de la monarchie.
Cette sravité des Asiatiques vient du peu de commerce
<iu"il y a entre eux : ils ne se voient que lorsqu'ils y sont for-
cés par la cérémonie. L'amitié, ce doux engagement du cœur,
qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue;
ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours
une compagnie qui les attend ; de manière que chaque fa-
mille est, pour ainsi dire, isolée des autres.
Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de
ee pays-ci , il me dit : Ce qui me choqtie le plus de vos moeurs ,
c'est que vous êtes obligés de vivre avec des enclaves dont le
cœur et l'esprit. se sentent toujours de la bassesse de leurcon-
292 LETTRES PERSANES.
dition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments
de la vertu que l'on tient de la nature , et ils les ruinent depuis
l'enfance qu'ils vous obsèdent.
Car, enfin , défaites-vous des préjugés : que peut-on attendre
de l'éducation qu'on reçoit d'un misérable qui fait consister
son honneur à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueillit
du plus vil emploi qui soit parmi les humains; qui est mé-
jjrisable par sa fidélité même , qui est la seule de ses vertus ,
parce qu'il y est porté par envie , par jalousie et par désespoir;
qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut ,
consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu'il puisse
désoler le plus faible ; qui , tirant de son imperfection , de sa
laideur et de sa difformité , tout l'éclat de sa condition , n'est
estimé que parce qu'il est indigne de l'être ; qui enfin, rivé pour
jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les
verrous qui la tiennent , se vante de cinquante ans de vie
dans ce poste indigne , où , chargé de la jalousie de son maître ,
il a exercé toute sa bassesse ?
A Paris , le H de la lune de Zlhagé , I7I3.
XXXV. USBER A GEMCHID, SON COUSIN,
DERVIS DU BRILLANT MONASTÈRE DE TAIRIS.
(Oue penses-tu des chrétiens, sublime dervis? Crois-tu
qu'au jour du jugement ils seront comme les infidèles Turcs,
qui serviront d'ànes aux Juifs, et seront menés par eux au
gr^^^ot en enfer ? Je sais bien qu'ils n'iront point dans le
"^jourclfes prophètes, et que le grand Hali n'est point venu
pour eux. IMais ,[parce qu'ils n'ont pas été assez heureux pour
trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu'ils soient
condamnés à des/étiatiments éternels, et que Dieu les punisse
pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas
fait connaître? Je puis te le dire :~JHii souvent examiné ces
chrétiens; je les ai interrogés pourvoir s'ils avaient quelque
^A^X
l*-4
LETTRES PERSANES. 293
idéo du grand Uali , qui était \e plus beau de tous les hommes ;
i'ajLtrouvé qu'ils n" eu avaient jamais ouï parler^
{l\^ ne ressemblent point à ces içfldèles que nos saints pro-
phètes faisaient jiasser au ui neTépce , parce qu'ils refusaient
de croire aux miracles du ciel ; jjssogtphitàtconime ces mal-
heureuxqui-xLiaieût4afislesténèOTésae l'idolâtrie avant qucjo
divine liuiiière_vîiir^airer le visage de notre grand prophète.
D'ailleurs ,_sijûrL examine de pfèsïfeur religion , on y trou-
vera coiia|Re utië'senience ae nos dogmes. J'ai souvent admiré
les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu pré-
parer par là à la conversion générale. Tai ouï parler d'un
li\Te de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante ,
dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux
chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions légales \
et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils donnent à
cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour
toutes les autres. Leurs prêtres et les moines prient comme
nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis oii
ils goûteront mille délices par le moyen de la résurrection
des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des
mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséri-
corde di\ine. Ils rendent un culte aux bons anges , et se mé-
fient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les mira-
cles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils
reconnaissent , comme nous , l'insuffisance de leurs mérites ,
et le besoin qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois
partout le mahométisme , quoique je n'y trouve point Maho-
met. On a beau faire , la vérité s'échappe, et perce toujours les
ténèbres qui l'environnent. Il viendra un jour où l'Éternel
ne verra sur la terre que de \Tais croyants. Le temps , qui
consume tout , détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes
seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jus-
qu'à la loi , sera consonuiié ; les divins exemplaires seront en-
levés de la terre , et portés dans les célestes arcliives.
A Paris, le 2i» de la lune fie Zilhagé, l"i:î.
294 LETTRES PERSANES.
XXXVI. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
/^ cA>' aA^t .'♦-«'r^ (_^v^«s > <-«t ■
(_I^ c6fé est très en usage a Paris : il y a un grand nombre
de maisûfls^iubliques où on le distribue. Dans quelques-unes
de ces niaisons, on dit des iwu^fles; dans d'autres, on joue
aux ébn&csTll y en a une • où l'on apprête le café de telle
manière qu'il donne de I^esgrit à ceux qui en prennent : au
moins , de tous ceux qui ^ sortciitrU nV a personne qui ne
croie qu'il en a quatre fois pT^ que lorsqu'il y est entré^
Mais ce qui me choque de ces_^beajjx esprits , c'est qu'ils
ne se rendent pas utiles à leur patrie , et qu'ils amusent leurs
talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j'arrivai
à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince
qui se puisse imaginer : il s'agissait de la réputation d'un
vieux poète grec dont, depuis deux milleans, on ignore la patrie,
aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouaient
que c'était un poète excellent : il n'était question que
du plus ou du moins de mérite qu'il fallait lui attribuer.
Chacun en voulait donner le taux ; mais , parmi ces distri-
buteurs de réputation , les uns faisaient meilleur poids que
les autres : voilà la querelle. Elle était bien vive, car on se
disait cordialement de part et d'autre des injures si grossières,
on faisait des plaisanteries si amères, que je n'admirais pas
moins la manière de disputer que le sujet de la dispute. Si
quelqu'un, disais-je en moi-même , était assez étourdi pour
aller devant l'un de ces défenseurs du poète grec attaquer
la réputation de quelque honnête citoyen, il ne serait pas
mal relevé; et je crois que ce zèle si délicat sur la réputation
des morts s'embraserait bien pour défendre celle des vivants !
Mais, quoi qu'il en soit, ajoutais-je, Dieu me garde de
m' attirer jamais l'inimitié des censeurs de ce poète, que le
séjour de deux mille ans dans le tombeau n'a pu garantir
d'une haine si implacable ! Ils frappent à pré.seut des a)uj>s
• Le café Procope.
LETTRES PERSANES, Î9b
en r.nir : mais que serait-ce si leur fureur était animée par
la préseucecruû ennemi?
Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vul-
gaire; et il faut les distinguer d'une autre sorte de disputeurs
qui se servent d'une langue barbare qui semble ajouter quelque
chose à la fureur et à l'opiniâtreté des combattants. Il y a
des quartiers où l'on voit comme une mêlée noire et épaisse
de ces sortes de gens ; ils se nourrissent de distinctions , ils
vivent de raisonnements obscurs et de fausses conséquences.
Ce métier, où l'on devrait mourir de faim , ne laisse pas de
rendre. On a vu une nation entière chassée de son pays , tra-
verser les mers pour s'étabUr en France, n'emportant avec
elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu'un redoutable
talent pour la dispute. Adieu.
A Paris, le dernier de la lune de Zilhagé , I713.
XXXVII. RICA A IBBEN.
ftA>^
A Smyrne.
Le roi de France est vieux '. Nous n'avons point d'exemple
dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné.
On dit qu'il possède à un très-haut degré le talent de se faire
obéir : il gouverne avec le même génie sa famille , sa cour,
son État. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gou-
vernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre
auguste sultan , lui plairait le mieux : tant il fait de cas de la
politique orientale.
.T'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé de? contradic-
tions qu'il m'est impossible de résoudre : par exemple , il a
un ministre qui n'a que dix-huit ans ^ , et une maîtresse qui
en a quatre-vingts ^ ; il aime sa religi(m , et il ne peut souffrir
' Louis XIV , ûé en 1638 , était alors dans sa 75" annnée. (P.)
^ On croit que Montesquieu a voulu désigner ici Louis-François le Tel-
lier, marquis de Barl)ezleux, troisième lils de Louvois. llmourul en I70i,
à r.ige de trente-trois ans. (P.)
^ Madame de Moinlonon. (P.)
396 LETTRES PERSANES.
ceux qui disent qu'il la faut, observer à la rigueur; quoiqu'il
fuie le tumulte des villes , etquil se communique peu , il n'est
occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui ;
il aime les trophées et les victoires , mais il craint autant de
voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet
de le craindre à la tête d'une armée ennemie '. Il n'est , je crois ,
jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus
de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé^
d'une pau\Tcté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratilier ceux qui le servent ; mais il paye aussi
libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses cour-
tisans , que les campagnes laborieuses de ses capitaines ; sou-
vent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne
la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend
des villes ou lui gagne des batailles : il ne croit pas que la
grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des
grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est
homme de mérite , il croit que son choix va le rendre tel ;
aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme
qui avait fui deux lieues , et un beau gouvernement à un au-
tre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a
plus de statues dans les jardins de son palais => que de ci-
toyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que
celle du prince devant qui tous les trônes se renversent ;
ses armées sont aussi nombreuses , ses ressources aussi
grandes , et ses finances aussi inépuisables.
A Paris, le 7 de la lune de Maliarram, I7i3.
' On a reproché à l'auteur, et non sans sujet, d'avoir cédé à la modo
du moment dans le jugement qu'il porte de Louis XIV , qu'alors il riait
ie bon air de décrier, comme il l'avait été auparavant de le flatter. Ce
qu'il en dit n'est nullement d'un philosophe, mais d'^ui-sAtmqiic ; car il
ne montre guère que les fautes et les faiblesses. S'il eût écrit l'histoire ,
sans doute il aurait montré l'homme tout entier; et l'homme était grand.
CL. H.)
» A Versailles. (P.)
LETTRES PERSANES. 297
XXXVIH. RICA A IBBEN.
A Smyrne.
C'est une grande question parmi les hommes de savoir s'il
est plus avantageux d'oter aux femmes la liberté que de la
leur laisser. Il me semble qu'il y a bien des raisons pour et
contre. Si les Européens disent qu'il n'y a pas de générosité à
rendre malheureuses les personnes que l'on aime , nos Asiati-
ques répondent qu'il y a de la bassesse aux hommes de re-
noncer à l'empire que la nature leur a donné sur les femmes.
Si on leur dit que le grand nombre des femmes enfermées est em-
barrassant, ils ré[>ondentquedix femmes qui obéissent embar-
rassent moins qu'une qui u" obéit pas. Que s'ils objectent à leur
tour que les Européens ne sauraient être heureux avec des
femmes qui ne leur sont pas fidèles , on leur répond que cette
fidélité qu'ils vantent tant n'empêche point le dégoût qui suit
toujours les passions satisfaites; que nos femmes sont trop à
nous ; qu'une possession si tranquille ne nous laisse rien à
désirer ni à craindre ; qu'un peu de coquetterie est un sel qui
pique et prévient la corruption. Peut-être qu'un homme plus
sage que moi serait embarrassé de décider : car, si les Asiati-
ques font fort bien de chercher des moyens propres à calmer
leurs inquiétudes , les Européens font fort bien aussi de n'en
point avoir.
Après tout , disent-ils , quand nous serions malheureux en
quaUté de maris, nous trouverions toujours moyen de nous
dédommager en qualité d'amants. Pour qu'un homme pût se
plaindre avec raison de l'infidélité de sa femme, il faudrait
qu'il n'y eût que trois personnes dans le monde ; ils seront
toujours à but quand il y en aura quatre.
C'est une autre question desavoir si la loi naturelle soumet
les femmes aux hommes. Aon , me disait l'autre jour un phi-
losophe très-galant : la nature n'a jamais dicté une telle loi.
L'empire que nous avons sur elles est une véritable t}Tannie ;
elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de
298 LEITRES PERSANES.
douceur que nous , et par conséquent plus (l'humanité et de
raison. Ces avantages, qui devaient sans doute leur donner
la supériorité si nous avions été raisonnables, la leur ont fait
perdre , parce que nous ne le sommes point.
Or, s'il est vrai que nous n'avons sur les femmes qu'un
pouvoir tyrannique , il ne l'est pas moins qu'elles ont sur nous
un empire naturel , celui de la beauté , à qui rien ne résiste.
Le nôtre n'est pas de tous les pays ; mais celui de la beauté
est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilège? Est-
ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c'est une
véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens
pour leur abattre le courage. Les forces seraient égales , si
l'éducation l'était aussi. Éprouvons-les dans les talents que
l'éducation n'a point affaiblis , et nous verrons si nous sommes
si forts.
Il faut l'avouer, quoique cela choque nos mœurs : chez les
peuples les plus polis les femmes ont toujours eu de l'autorité
sur leurs maris ; elle fut établie par une loi chez les Égyptiens
en l'honneur d'Isis, et chez les Babyloniens en l'honneur de
Sémiramis. On disait des Romains qu'ils commandaient à
toutes les nations, mais qu'ils obéissaient à leurs femmes.
Je ne parle point des Sauromates, qui étaient véritablement
dans la servitude de ce sexe ; ils étaient trop barbares pour
que leur exemple puisse être cité.
Tu verras , mon cher Ibben , que j'ai pris le goût de ce
pays-ci , oii l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires
et à réduire tout en paradoxe. Le prophète a décidé la ques-
tion, et a réglé les droits de l'un et del'autresexe. Lesfemmes,
dit-il , doivent honorer leurs maris : leurs maris les doivent
honorer; mais ils ont l'avantage d'un degré sur elles.
A Paris, le 26 de la lune de Neramadi 2, 171.3.
LErfRES PERSANES. 299
XXXIX. HAGI- IBBI AU JUIF BEN JOSUÉ,
PROSÉLYTE MVHOMÉTAS.
A Smyrne.
11 me semble , Ben Josué, qu'il y a toujours des signes
éclatants qui préparent à la naissance des hommes extraordi-
naires ; comme si la nature souffrait une espèce de crise , et
que la puissance céleste ne produisît qu'avec effort.
Il n'y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet.
Dieu , qui par les décrets de sa providence avait résolu dès le
commencement d'envoyer aux hommes ce grand prophète
pour enchaîner Satan , créa une lumière deux mille ans avant
.4dam, qui, passant délu en élu, d'ancêtre en ancêtre de Ma-
liomet, panint enQn jusques à lui comme un témoignage
autl»entique qu'il était descendu des patriarches.
Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut
pas qu'aucun enfant fût conçu que la nature de la femme ne
cessât d'être immonde , et que le membre viril ne fût li\Té à la
circoncision.
11 vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage
dès sa naissance ; la terre trembla trois fois , comme si elle eût
enfanté elle-même; toutes les idoles se prosternèrent; les
trônes des rois furent renversés ; Lucifer fut jeté au fond de la
mer; et cène fut qu'après avoir nagé pendant quarante jours
qu'il sortit de l'abîme , et s'enfuit sur le mont Cabès, d'où,
avec une voix terrible , il appela les anges.
Cette nuit , Dieu posa un terme entre l'homme et la femme,
qu'aucun d'eux ne put passer. L'art des magiciens et nécro-
raants se trouva sans vertu. On entendit une voix du ciel qui
disait ces paroles : Tai envoyé au monde nwn ami fidèle.
Selon le témoignage d'Isben Aben , historien arabe , les g<>-
nérations des oiseaux , des nuées , des vents , et tous les esca
drons des anges , se réunirent pour élever cet enfant , et se dis
putèrent cet avantage. Les oiseaux disaient dans leurs gazouil
lements qu'il était plus commode qu'ils rélevassent , parce
' H.'igi e*t ua lu)ronu qui a fait le pèlerinage de la Mecque.
300 LiniRliS PLRSANtS.
qu'ils pouvaient plus facilement rassembler plusieurs fruits
de divers lieux. Les vents murmuraient, et disaient : C'est
plutôt à nous , parce que nous pouvons lui apporter de tous
les endroits les odeurs les plus agréables. Non , non , disaient
les nuées , non ; c'est à nos soins qu'il sera confié , parce qu«
nous lui ferons part à tous les instants de la fraîcheur des eaux.
Là-dessus les anges indignés s'écriaient : Que nous restera-t-il
donc à faire.? Riais une voix du ciel fut entendue, qui termina
toutes les disputes : Il ne sera point ôté d'entre les mains des
mortels , parce que heureuses les mamelles qui l'allaiteront ,
et les mains qui le toucheront , et la maison qu'il habitera ,
et le lit où il reposera !
Après tant de témoignages si éclatants , mon cher Josué , il
faut avoir un cœur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que
pouvait faire davantage le ciel pour autoriser sa mission divine,
à moins que de renverser la nature, et de faire périr les hommes
mêmes qu'il voulait convaincre }
A Paris, le 20 delà Inno de Rliégel) , \~\^.
XL. IJSBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Dès qu'un grand est mort, on s'assemble dans une mos-
quée , et l'on fait son oraison funèbre , qui est un discours à
sa louange , avec lequel on serait bien embarrassé de décider
<nu juste du mérite du défunt.
Je voudrais bannir les pompes funèbres. Il faut pleurer les
hommes à leur naissance , et non pas à leur mort. A quoi
servent les cérémonies et tout l'attirail lugubre qu'on fait pa-
raître à un mourant dans ses derniers moments , les larmes
même de sa famille , et la douleur de ses amis , qu'à lui exagé-
rer la perte qu'il va faire?
Nous sommes si aveugles , que nous ne savons (juand nous
devons nous affliger ou nous réjouir : nous n'avons presque
jamais que de fausses tristesses ou de fausses joies.
Quand ie vois le IMogol , qui toutes les années va soltejnent
LETTRES PERSANES. 301
se mettre dans une balance et se faire poser comme un bœuf,
quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce priitte est de-
venu plus matériel , c'est-à-dire moins capable de les gou-
verner, j'ai pitié, Ibl>en, de l'extravagance humaine.
De Paris , le 20 de !a lune de Rhégeb , 1713.
XLl. LE PREMIER EUNUQUE NOIR A USBEK.
Ismaël , un de tes eunuques noirs, vient de mourir, magni-
fique seigneur ; et je ne puis m'empêcher de le remplacer.
Comme les eunuques sont extrêmement rares à présent , j'avais
pensé de me servir d'un esclave noir que tu as à la campagne ;
mais je n'ai pu jusqu'ici le porter à souffrir qu'on le consacrât
à cet emploi. Comme je vois qu'au bout du compte c'est son
avantage , je voulus l'autre jour user à son égard d'un peu de
rigueur ; et , de concert avec l'intendant de tes jardins , j'ordon-
nai que , malgré lui , on le mît en état de te rendre les ser-
vices qui flattent le plus ton cœur , et de vivre comme moi
dans ces redoutables lieux qu'il n'ose pas même regarder : mais
il se mit à hurler comme si on avait voulu Técorcher , et fit tant
qu'il échappa de nos mains, et évita le fatal couteau. Je viens
d'apprendre qu'il veut t'écrire pour te demander grâce , sou-
tenant que je n'ai conçu ce dessein que par un désir insatiable
de vengeance sur certaines railleries piquantes qu'il dit avoir
faites de moi. Cependant je te jure par les cent mille pro-
phètes que je n'ai agi que pour le bien de ton service , la seule
chose qui me soit chère, et liors laquelle je ne regarde rien.
Je me prosterne à tes pieds.
Du sérail de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram I7I3.
XLll. PHARAN A USBEK, SON SOUVERAIN
SEIGNEUR.
Si tu étais ici, magnifique seigneur, je paraîtrais à ta v^ie
tout couvert de papier blanc ; et il n'y en aurait pas asse.z en-
2G
302 LETTRES PERSANES.
core pour écrire toutes les insultes que ton premier eunuque
noir , le plus méchant de tous les hommes , m'a faites depuis
ton départ.
Sous prétexte de quelques railleries qu'il prétend que j' ai
faites sur le malheur de sa condition , il exerce sur ma tête une
vengeance inépuisable ; il a animé contre moi le cruel intendant
de tes jardins, qui depuis ton départ m'oblige à des travaux
insurmontables, dans lesquels j'ai pensé mille fois laisser la
vie sans perdre un moment l'ardeur de te servir. Combien de
fois ai-je dit en moi-même : J'ai un maître rempli de douceur,
et je suis le plus malheureux esclave qui soit sur la terre !
Je te l'avoue, magnifique seigneur, je ne me croyais pas
destiné à de plus grandes misères : mais ce traître d'eunuque
a voulu mettre le comble à sa méchanceté. Il y a quelques
jours que, de son autorité privée, il me destina à la garde de
tes femmes sacrées , c'est-à-dire à une exécution qui serait
pour moi mille fois plus cruelle que la mort. Ceux qui en nais-
sant ont eu le maliieur de recevoir de leurs cruels parents un
traitement pareil , se consolent peut-être sur ce qu'ils n'ont
jamais connu d'autre état que le leur; mais qu'on me fasse
descendre de l'humanité et qu'on m'en prive , je mourrais de
douleur si je ne moura-is pas de cette barbarie.
J'embrasse tes pieds , sublime seigneur , dans une humilité
profonde. Fais en sorte que je sente les effets de cette vertu
si respectée, et qu'il ne soit pas dit que par ton ordre il y ait
sur la terre un malheureux de plus.
Des jardins de Fatmé, le 7 de la lune de Maharram , 1713.
XLIII. USBEK A PHARAN.
Aux jardins de Fatnoé.
Recevez la joie dans votre cœur , et reconnaissez ces sacrés
caractères; faites-les baiser au grand eunuque et à l'inttindant
de mes jardins. Je leur défends de mettre la main sur vous
jusqu'à mon retour ; dites-leur d'acheter l'eunuque qui manque.
LETTRES PERSANES. 303
Acquiltez-vous de votre devoir coinnie si vous m'aviez toujours
devant les yeux ; car sachez que plus mes boutés sont grandes,
plus vous serez puni si vous en abusez.
De Paris, le 25 de la lune de Rhégeb , 1713.
XLIV* USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Il y a en France trois sortes d'états : l'Église, l'épée et la
robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres : tel,
par exemple, que l'on devrait mépriser parce qu'il est un sot,
ne l'est souvent que parce quil est homme de robe.
Il n'y a pas jusqu'aux plus vils artisans qui ne disputent sur
l'excellence de l'art qu'ils ont choisi ; chacun s'élève au-dessus
de celui qui est d'une profession différente , à proportion de
l'idée qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne.
Les hommes ressemblent tous, plus ou moins , à cette fem-
me de la province d'Érivan qui, ayant reçu quelque grâce d'un
de nos monarques , lui souhaita mille fois , dans les béuédic •
lions qu'elle lui donna , que le ciel le fit gouverneur d'Érivan.
J'ai lu , dans une relation , qu'un vaisseau français ayant
relâché à la côte de Guinée, quelques hommes de l'équipage
voulurent aller à terre acheter quelques moutons. On les mena
au roi , qui rendait la justice à ses sujets sous un arbre. Il était
sur sou trône, c'est-à-dire sur un morceau de bois, aussi fier
que s'il eiit été assis sur celui du grand Mogol ; il avait trois
ou quatre gardes avec des piques de bois ; un parasol en forme
de dais le couvrait de l'ardeur du soleil; tous ses ornements
et ceux de la reine sa femme consistaient en leur peau noire et
quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable,
demanda à ces étrangers si l'on parlait beaucoup de lui en
France. Il croyait que son nom devait être porté d'un pôle i\
l'autre; et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit
qu'il avait fait taire toute la terre , il croyait , lui , qu'il devait
faire parler tout l'univers.
304 LETTRES PLRS.^NIiS.
Quand le kau de Tartane a dîné, un héraut crie que tous
les princes de la terre peuvent aller dîner, si bou leur semble;
et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison,
qui ne vit que de brigandages , regarde tous les rois du monde
comme ses esclaves , et les insulte régulièrement deux fois par
jour.
De Paris, le 28 de la lune de Rliégeb, 1713.
XLV. RICA A USBEK.
A *".
Hier matin, comme j'étais au lit, j'entendis frapper rude-
ment à ma porte, qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un
homme avec qui j'avais lié quelque société , et qui me parut
tout hors de lui-même.
Son habillement était beaucoup plus que modeste , sa per-
ruque de travers n'avait pas même été peignée ; il n'avait pas
eu le temps de faire recoudre son pourpoint noir, et il avait
renoncé , pour ce jour-là , aux sages précautions avec lesquel-
les il avait coutume de déguiser le délabrement de son équi-
page.
Levez-vous , me dit-il ; j'ai besoin de vous tout aujour-
d'hui; j'ai mille emplettes à faire , et je serai bien aise que ce
soit avec vous : il faut premièrement que nous allions à la
rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est chargé de vendre
une terre de cinq cent mille livres: je veux qu'il m'en donne
la préférence. En venant ici , je me suis arrêté un moment au
faubourg Saint-Germain , où j'ai loué un hôtel deux mille
écus, et j'espère pas.ser le contrat aujourd'hui.
Dès que je fus habillé, ou peu s'en fallait , mou homme
me fit précipitamment descendre : Commençons par aller
acheter un carrosse , et établissons d'abord l'équipage. Eu ef-
fet , nous achetâmes non-seulement un carrosse , mais encore
pourcent mille francs de mardiandises, en moins d'une heure;
tout cela se lit promplement , parce que mon homme ne mar-
LETTRES PERSANES. 305
chanda rien , el ne compta jamais : aussi ne déplaça-t-il pas.
Je rêvais sur tout ceci; et quand j'examinais cet homme , je
trouvais en lui une complication singulière de richesses et de
pauvreté : de manière que je ne savais que croire. Mais enlin
je rompis le silence, et , le tirant à quartier, je lui dis : Mou-
sieur, qui est-ce qui payera tout cela ? Moi , me dit-il ; venez
dans ma chambre ; je vous montrerai des trésors immenses, et
des richesses enviées des plus grands monarques ; mais elles
ne le seront pas de vous , qui les partagerez toujours avec moi .
Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage , et par une
échelle nous nous guindons à un sixième , qui était un cabinet
ouvert aux quatre vents, dans lequel il n'y avait que deux ou
trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses li-
queurs. Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j'ai fait
d'abord ce que je fais depuis vingt-cinq ans , qui est d'aller vi-
siter mon œuvre ; j'ai vu que le grand jour était venu qui de
vait me rendre plus riche qu'homme qui soit sur la terre
Voyez- vous cette liqueur vermeille ? elle a à présent toutes
les qualités que les philosophes demandent pour faire la trans-
mutation des métaux. J'en ai tiré ces grains que vous voyez ,
qui sont de vrai or par la couleur, quoiqu'un peu imparfaits
par leur pesanteur. Ce secret, que Nicolas Flamel trouva,
mais que Raimond Lulle et un million d'autres cherchè-
rent toujours , est venu jusques à moi, et je me trouve au-
jourd'hui un heureux adepte. Fasse le ciel que je ne me serve
de tant de trésors qu'il m'a communiqués , que pour sa gloire !
Je sortis, et je descendis , ou plutôt je me précipitai par cet
escalier, transporté de colère , et laissai cet homme si riciie
dans son hôpital. Adieu , mon clier Usbek. J'irai te voir de-
main, et, si tu veux, nous reviendrons ensemble à Paris.
k Paris , le dernier de la lune de Rhégeb , ittî.
26.
^
30A LETTRES PERSANES.
XLVI. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Je vois ici des gens qui disputent saus fm sur la religion,
mais il semble qu'ils couibattent en même temps à qui l'obser-
vera le moins.
Non-seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens , mais
même meilleurs citoyens ; et c'est ce qui me touche : car,
dans quelque religion qu'on vive , l'observation des lois , l'a-
mour pour les hommes , la piété envpsJespëœènfe, sont tou-
jours les premFers actes de religion.
En effet , le premier objet d'un homme religieux ne doil-iJ
pas être de plaire à la divinité qui a établi la religion qu'il
professe ? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans
doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'hu-
inanité. Car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en sup-
pose une , il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime
les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre
heureux ; que s'il aime les hommes , on est sûr de lui plaire en
les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les
devoirs de la charité et de l'humanité, en ne violant point
les lois sous lesquelles ils vivent.
On est bien plus sûr par là de plaire à Dieu qu'en obser-
vant telle ou telle cérémonie ; car les cérémonies n'ont point
un degré de bonté par elles-mêmes ; elles ne sont bonnes qu'a-
vec égard, et dans la supposition que Dieu les a commandées :
mais c'est la matière d'une grande discussion : on peut facile-
ment s'y tromper, car il faut choisir les cérémonies d'une
religion entre celles de deux mille.
Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : Sei-
î^neur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans
cesse à votre sujet; je voudrais vous servir selon votre vo-
lonté; mais chaque homme que je consulte veut que je vous
serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne
sais en quelle langue je dois vous parler. .Te ne sais non plus
LETTRES PERS.V-NES. 307
en quelle posture je dois me mettre : l'un dit que je dois vous
prier debout; l'autre veut que je sois assis; l'autre exige que
mon corps porte sur mes çenoux. Ce n'est pas tout : il y en
a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec
de l'eau froide; d'autres soutiennent que vous me regarderez
avec horreur, sLje ne me fais pas C2uper un petit morceau
de chair^Il iîfarn?Slautre'j6ulr de'nianger un lapin dans
un caravansérail : trois hommes qui étaient auprès de là me
firent trembler; ils me sodïïnïeiîtlôûs trois que je vous avais
grièvement offensé : l'un % parce que cet animal était immonde ;
Tauri'-e ', parce qu'il était étouffé ; l'autre e^ÏÏn^Tparce qu'il
n'était pas poisson. Un brachmane qui passait par là , et que
je pris pour juge , me dit : Ils ont tort , car apparemment vous
n'avez pas tué vous-même cet animal. Si fait , lui dis-je. Ah !
vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne^
vous pardonnera jamais , me dit-il d"un,e voix sévère : quèsa~
>>.*,., j . ...-c^t/ . --^ — — _
vez-vous si 1 ame de votre père n était pas passée dans cette
bêteP^Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un em-
barras inconcevable : je ne puis remuer la tète que je ne sois
menacé de vous offenser; cependant je voudrais vous plaire,
et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je
me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y par-
venir est de vi\Te en bon citoyen dans la société où vous m'a-
vez fait naître , et en bon père dans la famille que vous m'avez
donnée.
A Paris, le 8 de la lune de Chabban, 171.3.
XLVII. ZACHI A USBEK.
A Paris.
J'ai une grande nouvelle à t'apprendre : je rae suis récon-
ciliée avec Zéphis; le sérail, partagé entre nous , s'est réuni.
II ne manque que toi dans ces lieux , où la paix règne : viens »
mon cher Usbek , viens y faire triompher l'amour.
' Un Juif. • Un Turc. ' Un .Vrnit'nion-
308 LIiTTRKS PERSAMvS.
Je donnai à Zéphis un grand festin , où ta mère , tes fem-
mes, et tes principales concubines, furent invitées; tes tan-
tes et plusieurs de tes cousines s'y trouvèrent aussi ; elles
étaient venues à cheval, couvertes du sombre nuage de leurs
voiles et de leurs habits.
Le lendemain nous partîmes pour la campagne, où nous
espérions être plus libres ; nous montâmes sur nos chameaux ,
et nous nous mîmes quatre dans chaque loge. Comme la par-
tie avait été faite brusquement, nous n'eûmes pas le temps
d'envoyer à la ronde annoncer le courouc ■ ; mais le premier
eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution :
car il joignit à la toile qui nous empêchait d'être vues un ri-
deau si épais , que nous ne pouvions absolument voir per-
sonne.
Quand nous fumes arrivées à cette rivière qu'il faut tra-
verser, chacune de nous se mit , selon la coutume , dans une
boîte , et se fit porter dans le bateau ; car on nous dit que la
rivière était pleine de monde. Un curieux , qui s'approcha
trop près du lieu où nous étions enfermées , reçut un coup
mortel qui lui ôta pour jamais la lumière du jour; un autre ,
qu'on trouva se baignant tout nu sur le rivage , eut le même
sort ; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au
nôtre ces deux infortunés.
Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes
au milieu du fleuve, un vent si impétueux s'éleva et un nuage
si affreux couvrit les airs , que nos matelots commencèrent à
désespérer. Effrayées de ce péril , nous nous évanouîmes près -
• En Perse, lorsque les femmes de qualité sortent de leurs logis, ce
qui n'arrive guère que de nuit, elles sont précédées et suivies de plusieurs
cavaliers qui crient courouc! courouc! c'est-à-dire que tout le monde se
retire, et que personne n'approche! Des eunuques à cheval , armés de
longs bâtons, marchent autour d'elles, et frappent ceux qui n'ont pas
tenu compte de l'avertissement ; ce qu'ils font avec plus ou moins de
fureur, suivant la qualité de la personne qu'ils accojmpagnent. Pour les '
femmes du roi , le courouc se publie d'avance , et il y va de la vie de tout
homme qui se trouve sur leur chemin , ou à une distance qui lui permet
de les apercevoir. (P.)
LETTRES PERSA>'ES. 309
que toutes. Je me souviens que j'entendis la voix et la dispute
de nos eunuques , dont les uns disaient qu'il fallait nous aver-
tir du péril et nous tirer de notre prison ; mais leur chef sou-
tint toujours qu'il mourrait plutôt que de souffrir que son
maître fut ainsi déshonoré , et qu'il enfoncerait un poignard
dans le sein de celui qui ferait des propositions si hardies.
Une de mes esclaves , toute hors d'elle , courut vers moi dés-
habillée, pour me secourir; mais un eunuque noir la prit
brutalement, et la fit rentrer dans l'endroit d'où elle était
sortie. Pour lors je m'évanouis, et ne revins à moi que
lorsque le péril fut passé.
Que les voyages sont embarrassants pour les femmes!
Les hommes ne sont exposés qu'aux dangers qui mena-
cent leur vie , et nous sommes à tous les instants dans la
crainte de perdre notre vie ou notre vertu. Adieu , mon cher
Usbek. Je t'adorerai toujours.
Du sérail de Fatmé , le 2 de la lune de Rhamazan , I7I3.
XLVIII. USBEK A RHEDI.
A Venise.
vCeux qui aiment à s'instruire ne sont jamais oisifs. Quoi-
que je ne sois chargé d'aucune affaire importante , je suis
cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie
à examiner ;g[ écris le soir ce que j'ai remarqué, ce que j'ai
vu, ce que j'ai entendu dans la journée : tout m'intére.sse ,
tout m'étonne ; je suis comme un enfant dont les -tîi^îffi^
encore tendres sont vivement frappés par les moindres ob-
jets, , '^"r»^'— -^ ''^^V
ïu ne le croirais pas peut-être : nous sommes reçus
agréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les
sociétés. Je crois devoir beaucoup à l'esprit vif et à la gaieté
naturelle de Ric<T , qui fait qu'il recherche tout le monde , Oh i/*-u
et qu'il en est également reclierché. Notre air étranger ^""=^^1^
i^
310 LETTRES PERSAiNES.
n'offense plus personne; nous jouissons même de la sur-
prise où l'on est de nous trouver quelque politesse : car
J^sj'.rançais n'imagiû^ pas ^e notre climat produise des
j/^oninies. Cependant, il faut l'avouer^ ils valent la peine
qi?on les détrompe.
J'ai passé quelques jours dans une maison de cynpague
auprès^e Paris , chez un homme de consideïation , qui
est ïavPo^voir de la compagnie chez lui. Il a une femuie
fort aimable, et qui joint à une grande modestie une gaieté
que la vie retirée ôte toujours à nos dames de Perse.
^'> Étranger que j'étais, je n'avais rien de mieux à faire
que d'étudier, selon ma coutume, cette foule de gens qui
y abordaient sans cesse , et dont les caractères me pré-
sentaient toujours quelque chose de nouveau. Je remar-
quai d'abord un homme dont la simplicité me plut; je
m'attachai à lui , il s'attacha à moi : de sorte que nous
nous trouvions toujours l'un auprès de l'autre. /LyfeC
Un jour que , dans un grand cercle , nous nous entre-
tenions jen particulier, laissant les conversations générales
à elles-mêmes : Vous trouverez peut-être eu moi , lui dis-je ,
plus de curiosité qi\e de jpolitesse ; mais je vous supplie
d'agréer que je vous fasse quelques questions : car je m'en-
nuie de n'être au fait de riens , etde^vre avec des gens que
je ne saurais démêler. ^Mon esprit travailîedepuis deux jours ;
il n'y a pas un seul de ces hommes qui ne m'ait donné la
torture plus de deux cents fois ; et cependant je ne les de-
vinerais de mille ans ; ils me sont plus invisibles que les
femmes de notre grand monarque. Vous n'avez qu'à dire ,
me répondit-il , et je vous instruirai de tout ce jque vous
souhaiterez; d'autant mieux que je vous crois homnie
discret, et que vous n^buserez pas de ma conûance.
Qui est cet homme , lui dis-je , qui nous a tant parlé des
repas qu'il a donnés aux grands , qui est si faniilier avec vos
ducs , et qui parle si souvent à vos ministres , qu'on me
dit être d'uu accès si difficile ? 11 faut bien que ce soit un
LETTRES PERSANES. 311
lioinine de qualité ; mais il a la physionomie si basso ,
qu'il ne fait guère honneur aux gens de qualité ; et d'ailleurs
je ne lui trouve point d'éducation. Je suis étranger ; mais
il me semble qu'il y a en général une certaine politesse
commune à toutes les nations : je ne lui trouve point de
celle-là : est-ce que vos gens de qualité sont plus mal éle-
vés que les autres.' Cet homme, me répondit-il en riant,
est un fermier; il est autant au-dessus des autres par
ses richesses qu'il est au-dessous de tout le monde par
sa naissance; il aurait la meilleure table de Paris, s'il
pouvait se résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est
bien impertinent, comme vous voyez; mais il excelle par
son cuisinier : aussi n'en est-il pas ingrat , car vous avez
entendu qu'il l'a loué tout aujourd'hui. n
Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je , que cette ' '"''^-~'
dame a fait placer auprès d'elle , comment a-t-U uoJiabit
si Inn'lr'p -•'vp<^ "1 air si gpi et un t^îm*^! Mip'""! ' Il sourit
gracieusement dès qu'on lui parle; sa parure est plus mo-
deste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. C'est ,
me répondit-il , un prédicateur, et , qui pis est , un direc-
teur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris;
il connaît le faible des femmes : elles savent aussi qu'il
a le sien. Comment? dis-je, il parle toujours de quelque
chose qu'il appelle la grûce? 'Son pas toujours, me répon-
dit-il : à l'oreUle d'une joDe femme il parle encore plus
volontiers de sa chute; il foudroie en public, mais il est
doux comme un agneau en particulier. Il me semble, dis-je
pour lors , qu'on le distingue beaucoup , et qu'on a de
grands égards pour lui. Comment! si on le distingue ! C'est
un homme nécessaire ; il fait la douceur de la vie retirée : pe-
tits conseils, soins officieux, visites marquées; il dissipe
un mal de tête mieux qu'homme du monde : c'est un homme
excellent.
Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est ce-
lui qui est vis-à-vis de nous , qui est si mal habillé , qui fait
312 LETTRES PERSANES.
quelguefqisjles grimaces, £l a unlaiisage différent des au-
tresj^ jiui Jl^aJ)as d'esprit pour parler, mais parle pour
avoir de l'esprit? Cest, me répondit-il , un poète, et le gro-
tesque du genre humain. Ces gens-là disent qu'ils sont nés
ce qu'ils sont ; cela est vrai , et aussi ce qu'ils seront toute
leur vie, c'est-à-dire presque tojjjours Jesplus ridicules de
tous les hommes : au^si ne^separgnè^t-on point ; on verse
sur eux le mépns^^eines mains. La famine a fait entrer
celui-ci dans cette maison; et il y est bien reçu du maî-
tre et de la maîtresse , dont la bonté et la politesse ne se
démentent à l'égard de personne ; il fit leur épithalame lors-
qu'ils se marièrent : c'est ce qu'il a fait de mieux en sa
vie ; car il s'est trouvé que le mariage a été aussi heureux
qu'il l'a prédit.
Vous ne le croiriez pas peut-être , ajoute-t-il, entêté comme
vous êtes des préjugés de l'Orient : il y a parmi nous des
mariages heureux , et des femmes dont la vertu est un
gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent entre
eux une paix qui ne peut être troublée ; ils sont aimés et
estimés de tout le monde : il n'y a qu'une chose, c'est que
leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de
monde; ce qui fait qu'ils ont quelquefois mauvaise compagnie.
Ce n'est pas que je les désapprouve ; il faut vivre avec les
gens tels qu'ils sont : les gens qu'on dit être de bonne compa-
gnie ne sont souvent que ceux dont le vice est plus raffiné ;
et peut-être qu'il en est comme des poisons , dont les plus
subtils sont aussi les plus dangereux,
t ' , Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l'air si
chagrin ? je l'ai pris d'abord pour un étranger ; car outre
qu'il est habillé autrement que les autres^, il censWre tout
ce qui se fait en France , et n'approuve pjs votre gouverne-
ment. C'est un vieux guMTÎei", me dit-il , qui se rend mémo-
rable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits.
11 nlç^ut^souïfrîr que la France ait gagné des batailles
où il ne se soit pas trouvé , ou qu'on vante un sié^e où
LETTRES PERSANES. 2J3
il n'ait pas monté à la tranchée ; il se croit si nécessaire
a notre liistoireTjjj^ s'imâiIne7iTr»lle finit où il a fini ; il
regarde quelques blessures qu'il a rerues comme la disso-
lution de la monarchie ; et , à la différence de ces philoso-
phes qui disent qu'on ne jouit que du présent , et que le
passé n'est rien , il ne jouit, au contraire, que du passé,
et n'existe que .dansjes^ campagnes qiy]_aJ[aitÊSjXLL^
dans les temps qui se sont écoules , comme les héros doi-
vent vivre dans ceux qui passeront après eux. Mais pour-
quoi, dis-je , a-t-il quitté le service? Il ne l'a point quitté,
me répondit-il ; mais le service l'a quitté ; on l'a employé
dans une petite place où il racontera le reste de ses jours :
mais il n'ira jamais plus loin : le chemin des honneurs lui
est fermé. Et pourquoi cela? lui dis-je. Nous avons une
maxime en France, me répondit-il ; c'est de n'élever jama s
les officiers dont la patience a langui dans les emplois
subalternes : nous les regardons comme des gens dont
l'esprit s'est comme rétréci dans les détails , et qui , par
une habitude des petites choses , sont devenus incapables
des plus grandes. >"ous crovons qu'un homme qui n'a pas
les q^ualités d'un général V trente ans ne les aura jamais ;
que celui qui n'a pas ce coup d'oeil qui montre tout d'un
coup un terrain des plusieurs lieues dans toutes ses situa-
tions différentes , cette présence d'esprit qui fait que dans
une victoire ou se sert de tous ses avantages , et dans uu
échec de toutes ses ressources - n'ncnuerra jamais ces talents .
c'est pour cela que nous avons des/eÏTipTois brillants pouf
ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non-
seulement d'un cœur, ma^s aussi d'un génie héroïque, et des
emplois <;iihn1ternp>; ^nr_^^^^<y^^^sTf^ïë^^^J^S^Js,ûSi\
aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli dans
une guerre obscure : ils ne réussissent tout au plus qu'à
faire ce qu'ils ont fait toute leur vie , et il ne faut point com-
mencer a les charger dans le temps qu'ils s'affaiblissent.
Un moment après , la curiosité me reprit, et je lui dis :
27
314 LETTRES PERSANES.
Je m'engage à ne vous plus faire de questions, si vous vou-
lez encore souffrir celle-ci. Qui est ce grand jeune homme
qui a des cheveux, iiÊU_d!Êsprit.eiJant d'impertinence.^
D'où vient qu'il parle plus haut que les autres , et se sait
si bon gré d'être au monde? C'est un homme à bonnes
fortunes, me répondit-il. A ces mots, des gens entrèrent,
d'autres sortirent , on se leva , quelqu'un vint parler à mon
gentilhomme , et je restai aussi peu instruit qu'auparavant.
Mais un moment après, je ne sais par quel hasard ce
jeune homme se trouva auprès de moi; et, m'adressant la
parole : Il fait beau ; voudriez-vous , monsieur, faire un
tour dans le parterre ? Je lui répondis le plus civilement
qu'il me fut possible, et nous sortîmes ensemble.<1e suis
venu à la campagne, me dit-il, pour faire plaisir à la
maîtresse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal.
Il y a bien certaine femme dans le monde qui pestera un
peu, mais qu'y faire? Jej'ois les plus jolies femmes de
Paris; mais je ne me lîxe jjias-à-uiie , et je l^ç,en donne
bien à garder : car, entre vous et moi , je né^vaiTx «'pas"
grand' chose. — Apparemment , monsieur, lui dis-je , que
vous avez quelque charge ou quelque emploi qui vous em-
pêche d'être plus assidu auprès d'elles. — Non , monsieur :
je n'ai d'autre emploi que de faire ejirager un mari , ou
désespérer un père ; j'aime à alarmer une femme qui
croit me tenir, et la mettre à deux doigts de sa perte.
Nous sommes quelques jeunes gens qui partageons ainsi
tout Paris , et l'intéressons à nos moindres démarches. —
A ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de
bruit que le guerrier le plus valeureux , et vous êtes plus
considéré qu'un grave magistrat. Si3îus_étiez_iai^Persei
vous ne jouiriez pas de tous ces avantages : vous deviendriez
pluspropre à garder nos dames qu'à leur plaire. Le feu me
monta au visage; et je crois que, pour peu que j'eusse
parlé, je n'aurais pu m'empêcher de le brusquer.
Que dis-tu d'un pays où l'on tolère de pareilles gens, et où
LETTRES PERSANES. 315
l'on laisse vivre un homme qui fait un tel métier? où yinfldélité,
la trajùson, le raj^, la peslidie et l'injustice coudîmenrà la
considération? où l'on estimp. un homme parce qu'iloteune^
fille à son père, une femme à son mari, et trouble les socié-
tés les plus douces et les plus saintes ? Heureux les enfants
d'Hali , qui défendent leurs familles de l'op^obre et de la
séduction l/La lumière du jour n'est pas plus pure que le feu
qui brûle dans le cœur de nos femmes ; nos filles ne pensent
qu'en tremblant au jour qui doit les priver de cette vertu
qui les rend semblables aux anges et aux puissances incor-
porelles. Terre natale et chérie ^^jur qui le soleil jette ses
premiers regards, tu n'es point souillée parles crimes horribles
qui obhgent cet astre à se cacher dès qu'il paraît dans le noir
Occident !
A Paris, le 5 de la lune de Rahmazan, 1713.
XLIX. RICA A USBER.
Étant l'autre jour dans ma chambre , je vis entrer un der-
vis extraordinairement habillé. Sa barbe descendait jusqu'à
sa ceinture de corde; il avait les pieds nus; son habit était
gris , grossier , et en quelques endroits pointu. Le tout me
parut si bizarre , que ma première idée fut d'envoyer chercher
un peintre pour en faire une fantaisie.
Il me fit d'abord un grand compliment, dans lequel il m'ap-
prit qu'il était homme démérite, et de plus capucin. On
m'a dit , ajouta-t-il , monsieur , que vous retournez bientôt
à la cour de Perse, où vous tenez un rang distingué. Je
viens vous demander protection , et vous prier de nous obte-
nir du roi une petite habitation auprès de Casbin pour deux
ou trois religieux. Mon père, lui dis-je, vous voulez donc
aller en Perse? Moi, monsieur! me dit-il; je m'en donnerai
bien de garde. Je suis ici provincial , et je ne troquerais pas
ma condition contre celle de tous les capucins du monde.
3ïC LETTRES PERSANES.
Et que diable me demandez-vous donc? C'est, me répon-
dit-il, que si nous avions cet hospice, nos pères d'Italie y
enverraient deux ou trois de leurs religieux. Vous les con-
naissez apparemment, ces religieux? Non, monsieur, je
ne les connais pas. Eh morbleu! que vous importe donc
qu'ils aillent en Perse ? C'est un beau projet de faire respirer
l'air de Casbin à deux c^ipueins! cela sera très-utile et à l'Eu-
rope et à l'Asie! il est fort nécessaire d'intéresser là-dedans
des monarques ! voilà ce qui s'appelle de belles colonies !
Allez; vous et vos semblables n'êtes point faits pour être
transplantés , et vous ferez bien de continuer à ramper dans
les endroits où vous vous êtes engendrés.
A Paris , le 15 de la lune de Rahmazan, 17 1 3.
L. RIGA A ***.
.T'ai vu des gens chez qui la vertu était si naturelle , qu'elle
ne se faisait pas même sentir; ils s'attachaient à leur devoir
sans s'y plier , et s'y portaient comme par instinct : bien loin
de relever par leurs discours leurs rares qualités , il semblait
qu'elles n'avaient pas percé jusqu'à eux. Voilà les gens que
j'aime ; non pas ces gens vertueux qui semblent être étoimés de
l'être , et qui regardent une bonne action comme un prodige
dont le récit doit surprendre.
Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel
a donné de grands talents , que peut-on dire de ces insectes
qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus
grands hommes ?
Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-
mêmes; leurs conversations sont un miroir qui présente
toujours leur impertinente figure; ils vous parleront des
moindres choses qui leur sont arrivées , et ils veulent que
l'intérêt qu'ils y prennejit les grossisse à vos yeux; ils ont
tout fait , tout vu , tout dit, tout pensé: ils sont un modèle
universel, un sujel de comparaison inépuisable, une source
LETTRLIS f'ERSANES. 317
trexemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange est fade
kirsquelle réflécliit vers le lieu d'où elle part!
Il V a quelques jours qu'un b.omnie de ce caractère nous
arcabla pendant deux heures de lui , de son mérite et de ses
talents; mais , comme il n'y a point de mouvement perpétuel
dansle monde, il cessa de parler. La conversation nous revint
donc , et nous la primes.
Un homme qui paraissait assez cliagrin commença par se
plaindre de l'ennui répandu dans les conversations. Quoi !
toujours des sots qui se peignent eux mêmes, et qui ramènent
tout à eux ? Vous avez raison , reprit brusquement notre
discoureur; il n'y a qu'à faire comme moi : je ne me loue
jamais: j'ai du bien , de la naissance, je fais de la dépense,
mes amis disent que j'ai quelque esprit : mais je ne parle
jamais de tout cela : si j'ai quelques bonnes qualités, celle
dont je fais le plus de cas , c'est ma modestie.
J'admirais cet impertinent; et, pendant qu'il parlait tout
haut , je disais tout bas : Heureux celui qui a assez de vanité
pour ne dire jamais de bien de lui , qui craint ceux qui l'écou-
tent.et ne compromet point son mérite avec l'orgueil des
autres!
A Pari» , le 2o de la lune de Ralunazan , 17 lu.
LI. >ARGUM, ENVOYÉ DE PERSE EN MOSCOVIE,
A USBEK.
A Pi! ris.
On ma écrit d'ispalian que tu avais quitté la Perse, et
que tu étais actuellement a Paris. Pourquoi faut-il que j'ap
prenne de tes nouvelles par d'autres que par toi ?
Les ordres du roi des rois me retiennent depuis i-inq ans
diuis ce pays-ci, où j'ai termine plusieurs négociations im-
portantes.
Tu sais (|ut' le czar est le seul des princes chrétiens dont
318 LETTRES PERSANES.
les intércts soient mêlés avec ceux de la Perse , parce qu'il
est euueini des Turcs comme nous.
Sou empire est plus grand que le nôtre : car on compte
deux mille lieues depuis Moscou jusqu'à la dernière place
de ses États du côté de la Chine.
Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets ,
qui sont tous esclaves, à la réserve de quatre familles. Le
lieutenant des prophètes , le roi des rois , qui a le ciel pour
marchepied , ne fait pas un exercice plus redoutable de sa
puissance.
A voir le climat affreux de la Moscovie, on ne croirait
jamais que ce fut une peine d'en être exilé : cependant , dès
qu'un grand est disgracié , on le relègue en Sibérie.
Comme la loi de notre prophète nous défend de boire du
vin, celle du prince le défend aux Moscovites.
Ils ont une manière de recevoir leurs hôtes qui n'est point
du tout persane. Dès qu'un étranger entre dans une maison,
le mari lui présente sa femme ; l'étranger la baise , et cela
passe pour une politesse faite au mari.
Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles,
stipulent ordinairement que le mari ne les fouettera pas,
cependant on ne saurait croire combien les femmes moscovi-
tes aiment à être battues ; elles ne peuvent comprendre qu'el-
les possèdent le cœur de leur mari , s'il ne les bat comme il
faut. Une conduite opposée, de sa part, est une marque d'in-
différence impardonnable. Voici une lettre qu'une d'elles
écrivit dernièrement à sa mère :
« Ma chèbe mère,
« Je suis la plus malheureuse femme du monde ; il n'y a
« rien que je n'aie fait pour me faire aimer de mon n)ari,et
«je n'ai jamais pu y réussir. Hier, j'avais mille affaires
« dans la maison, je sortis, et je demeurai tout le jour dehors :
« je crus, à mon retour , qu'il me battrait bien fort ; mais il
« ne me dit pas un seul mot. Ma sœur est bien autrement
,li:ttp.es persanes. 319
'< tniitce : sou mari la roue de coups tous les jours; elleue
n peut pas regarder un homme, qu'il ne l'assomme soudain :
" ils s'aiment beaucoup aussi , et ils vivent de la meilleure
« intelligence du monde.
« C'est ce qui la rend si fière; mais je ne lui donnerai pas
« longtemps sujet de me mépriser. J'ai résolu de me faire ai
« mer de mon mari , à quelque prix que ce soit : je le ferai si
« bien enrager, qu'il faudra bien qu'il me dorme des marques
« d'amitié. Il ne sera pas dit que je ne serai pas battue , et que
« je vivrai dans la maison sans que l'on pense à moi. La
« moindre chiquenaude qu'il me donnera , je crierai de toute
« ma force , afin qu'on s'imagine qu'il y va tout de bon ; et
« je crois que si quelque voisin venait au secours , je l'étran-
« glerais. Je vous supplie , ma chère mère , de vouloir bien re-
« présenter à mon mari qu'il me traite d'une manière indi-
" gne. Mon père, qui est un si honnête homme, n'agissait
" pas de même ; et il me souvient , lorsque j'étais petite fille ,
« qu'il me semblait quelquefois qu'il vous aimait trop. Je
" vous embrasse , ma chère mère. »
Les Moscovites ne peuvent point sortir de l'empire , quand
ce serait pour voyager. Ainsi , séparés des autres nations par
les lois du pays , ils ont conservé leurs anciennes coutumes
avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu'il
filt possible qu'on en pût avoir d'autres.
Mais le prince qui règne à présent a voulu tout changer ; il
a eu de grands démêlés avec eux au sujet de leur barbe ■ : le
clergé et les moines n'ont pas moins combattu en faveur de leur
ignorance.
Il s'attache à faire fleurir les arts , et ne néglige rieu pour
porter dans l'Europe et l'Asie la gloire de sa nation , oubliée
jus(|u'ici, et presque uniquement connue d'elle-même.
Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes États,
laissant partout des marques de sa sévérité naturelle.
Il les quitte comme s'ils ne pouvaient le contenir, et va
' Vnyrz VExpril drs lois, liv. XIX. chap. xiv. ip.)
5««0 LETTRES PERSANES.
chercher dans l'Kurope d'autres provinces et de nouveaux
royaumes.
Je t'embrasse, mon cher Usbek. Donne-moi do les nou-
velles, je le conjure.
De Moscou, le 2 de la lune de Chalval. I7i:t.
1 LU. RICA A USBEK.
.1 étais 1 autre jour dans une société ou je me divertis assez
*^ bien. Il v avait là des ftjmmes de tous les âges : une de quafre-
vnigtsans, une de soixante , une de quarante, laquelle avait
une nièce qui pouvait en avoir vingt ou vingt-deux ..Un certain
^ .^^ instinct me fit approcher de cette dernière, et elle me dit à
Poreille : Quadites-voijsde ma tante, qui à son âge veut avoir des
ayiants , et mt encore la jol^ Elle ajort , lui dis-je : c'est un
^ssiéin qui ne éoiMent qff^ ?ou^;[tJn moment après , je me
trouvai auprès de.sa taiite, qui me~3Tt : Que dites-vous de
cette femme, qui a pour le moins soixante ans, qui a passé au-
i '' jourd'hui plus d'une heure à sa toilette? C'est du temps
perdu, lui dis-je ; et il faut nvnir \^f charmes pour devoir y
songer/ J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans,
et la plamffiÛâ dans mon âme , lorsqu'elle nie dit à l'oreille :
\.y \\ a-t-il rien de si ridicule ? voyez cette femme qui a quatre-
vingts ans , et qui met des rubans couleifrqi fëb ; elle veut
faire la jeune, et elleyreussit : car cela tipprocl>^aeT^nfancii3
Ah ! boi4^ieu , dis-je en moi-même, oje sentironsTnmisJj^tw [s
(piele^ridiculed es autres ? C'est neut-étre unf'lîonheu^ disais-
i^^énsuile^ auêjoTis tmuvions oe faconsolation dans les fai-
blesses d'âutrui!*Cependant j'étais en train de me divertir, et
*'^*- je (lis : ■Sous avons assez monté , '^^iÇfceltflfod^^y'pfêsènt , et
>y commençons par la vieille qui est au sommetrMadame , vous
vous ressemblez .si fort , cette dame à qui je viens <le parler et
vous, qu'il semble que vous soyez deux sœurs; et je ne crois
pas que vous soyez plus Agées l'une que l'autre. Eh ! vraiment ,
)L-
LETTRES PERSANES. 321
monsieur, me dit-elle, lorsque Fune mourra, l\iutre devra
avoir grand'peur :,je ue crois pas qu'il y ait d'elle à uioi deux
jours de différenm/QuandJe tins cette femmexlficD^^ , j'allai
à celle detspixautô ans Al faut, madame , que vous décidiez (*'0~ji ^
un pari que j'ai fait ; j'ai gagé que cette dame et vous (lui mon-
trant la femme de quarante ans) étiez de mepie âge. IMa foi ,
dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. Bon ,
m'y voilà : continuons. Je descendis encore, et j'allai à la
femme de quarante ans :AIadame,<^[Ttes-moria grâce Jeme ^ ^
dires! c'e^tpowfnr'equevDus appelez cette demoiselle, qui
est à l'autre table , votre nièce. Vous êtes aussi jeune qu'elle ;
elle a même quelque chose dans le visage de passé que vous n'a-
vez certainement pas ; et ces couleurs vives qui paraissent sur .
votre teiny. . Attendez , me dit-elle : je suis sa tante , mais sa
mère avait pour le moins vingt-cinq ans plus miemd ; Jîâli^
n'étions pas de niénie lit : j'ai ouToîro àîÔïi ma sœur que sa
lilie et moi naquîmes la même année. .Te le disais bien, ma-
dame , et je n'avais pas tort d'être étonné.
rMon cher Usbek , les femmes qui se sentent finir d'avance
parla perte de leurs agréments voudraient reculer verslajeu-
nessel Eh ! comment ne chercheraient-elles pas à troniper les
aut3?es ? elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mê-
mes, et se dérober à la plus affligeante de toutes les idées.
A. Paris, le 3 de la lune de Chai val , 17 n
LUI. ZÉLIS A USBKK.
A Paris.
.lamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de
Cosrou , eunuque blanc , pour mon esclave ZéUde ; il la de-
mande en mariage avec tant de fureur, que je ne puis la lui
refuser. Et pourquoi ferais-je de la résistance lorsque sa mère
n'en fait pas , et que Zélide elle-même paraît satisfaite de l'idée
de ce mariage imposteur, et de l'ombre vaine qu'on lui pré-
sente ?
Que veut-elle fair" de cet infortune , qui n'aura d'un mari
322 LETTRES PERSANES.
que la jalousie; qui ne sortira de sa froideur que pour entrer
dans un désespoir inutile ; qui se rappellera toujours la mé-
moire de ce qu'il a été , pour la faire souvenir de ce qu'il n'est
plus ; qui , toujours prêt à se donner, et ne se donnant jamais,
se trompera , la trompera sans cesse , et lui fera essuyer à cha-
que instant tous les malheurs de sa condition ?
Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fantô-
mes ! ne vivre que pour imaginer ! se trouver toujours auprès
des plaisirs, et jamais dans les plaisirs ! languissante dans les
bras d'un malheureux ; au lieu de répondre à ses soupirs , ne
répondre qu'à ses regrets !
Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette
espèce , fait uniquement pour garder, et jamais pour possé-
der ! Je cherche l'amour, et je ne le vois pas.
.Te te parle librement , parce que tu aimes ma naïveté , et
que tu préfères mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs
à la pudeur feinte de mes compagnes.
Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les
femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue ; que la
nature se dédommage de ses pertes ; qu'elle a des ressources qui
réparent le désavantage de leur condition ; qu'on peut bien
cesser d'être homme , mais non pas d'être sensible ; et que ,
dans cet état , on est comme dans un troisième sens , oij l'on
ne fait pour ainsi dire que changer de plaisirs.
Si celaétait, jetrouveraisZélide moins à plaindre. C'est quel-
que chose de vivre avec des gens moins malheureux.
Donne-moi tes ordres là-dessus , et fais-moi savoir si tu
veux que le mariage s'accomplisse dans le sérail. Adieu.
Du sérail d'Ispahan , le 5 de la lune de Chai val , 1713-
LIV. RICA A USBEK.
A *♦•.
J'étais ce matin dans ma chambre , laquelle , comme tu
sais, n'est séparée des autres que par une cloison fort mince,
et percée en plusieurs endroits ; de manière qu'on entend tout
LETTRES PERSANES. 323
ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme , qui se pro-
menait à grands pas , disait à un autre : Je ne sais ce que
c'est, mais tout se tourne contre moi; il y a plus de trois
jours que je n'ai rien dit qui m'ait fait honneur ; et je me suis
trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations,
sans qu'on ait fait la moindre attention à moi et qu'on m'ait
deux fois adressé la parole. J'avais préparé quelques saillies
pour relever mon discours , jamais on n'a voulu souffrir que
je les fisse venir. J'avais un conte fort joli à faire ; mais à
mesure que j'ai voulu l'approcher, on l'a esquivé comme si on
l'avait fait exprès. J'ai quelques bons mots qui depuis quatre
jours vieillissent dans ma tête , sans que j'en aie pu faire le
moindre usage. Si cela continue, je crois qu'à la lin je serai
un sot ; il semble que ce soit mon étoile , et que je ne puisse
m'en dispenser. Hier, j'avais espéré de briller avec trois ou
quatre vieilles femmes qui certainement ne m'imposent point,
et je devais dire les plus jolies choses du monde : je fus plus
d'un quart d'heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tin-
rent jamais un propos suivi , et elles coupèrent , comme des
parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je
te dise? la réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne
sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me vient dans
l'idée une chose , reprit l'autre : travaillons de concert à nous
donner de l'esprit; associons-nous pour cela. Nous nous di-
rons chacun tous les jours de quoi nous devons parler, et nous
nous secourrons si bien que, si quelqu'un vient nous inter-
rompre au milieu de nos idées , nous l'attirerons nous-mêmes ;
et s'il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence.
Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de
ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout a
fait, et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton
à toutes les conversations, et qu'on admirera la vivacité denotre
cspritetle bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par
dessignesdc tête mutuels. Tu brilleras aujourd'hui, demain tu
seras mou second. J'entrerai avec toi dans une maison , et je
324 I.KÏTRKS l'K RSANES.
m'écrierai t-ii teinoutnint : Il faut que je vous dise une réponse
bienplaisautequeinonsieurvientdefaire à un lioniniequenous
avons trouvé dans la rue. Et je me tournerai vers toi : llues"y
attendait pas ; ila été bien étonné. .le réciterai quelques-uns de
mes vers, et tu diras : J'y étais quand il les iit ; c était dans
un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous
nous raillerons toi et moi; et Ton dira : Voyez comme ils
s'attaquent, comme ils se défendent ; ils ne s'épargnent pas ;
voyons comme il sortira de là : à merveille! quelle présenw
d'esprit! voilà une véritable bataille. ÏSIais on ne dira pas que
nous nous étions escarmouches la veille. Il faudra acheter
(le certains livres, qui sont des recueils de bons mots, com-
posés à l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit , et qui en veu-
lent contrefaire; tout dépend d'avoir des modèles. Je veux
(|u'avant six moisnous soyonsen état de tenir une conversation
d'une heure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir
une attention ; c'est de soutenir leur fortune : ce n'est pas tout
que de dire un bon mot , il faut le répandre et le semer par-
tout; sans cela , autant de perdu ; et je t'avoue qu'il n'y a rien
de si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite mourir
dans l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que souvent il
V a une compensation , et que nous disons aussi bien des sot-
tises qui passent incognito ; et c'est la seule chose qui peut
nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti ^
qu'il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te pro-
mets avant six mois une place à l Académie : c'est pour te
direqueletravail ne sera pas long; car pour lors tu pourras re-
noncer à ton art : tu seras homme d'esprit, malgré que tu en
aies. On remarque en France que, dès qu'un homme entre
dans une compagnie , il prend d'abord ce qu'on appelle l'es-
prit du corps : tu en seras de même ; et je ne crains pour toi
que l'embarras des applaudissements.
De Paris, le G de la lune de Zilcadé, 171 }.
LKTTRES PERSA^'tS. 325
LV. RICA A IBBEN.
A Smvrne.
Cliez les peimks d'Europe , le premier quart d'Iieure du'
mariage a^notuT^utes les difficultéi; les dernières faveurs
sont toujours dememeâiaie que ïa ï)én3iiction ilïïptTâle'^ les "^
femmes n'y font point comme nos Pecîaûfis , qui disputent.le
terrain quelquefois des mois entiers ; il n'y a rien de si plénîerT*^'^
si elles ne perdent rien , c'est qu'elles n'ont rien à perdre.J\Iais
on sait toujours, chose honteuse ! le moment de leurdéfait^et,
sans consulter les astres, on peut prédire au juste l'heure de la
naissance de leurs enfants.
'l^es Français ne parlent presque jamais de leurs femmes :
c'est qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les con-
naissent mieux qu'eux \j
JLy a parmi'^Yïfes hommes très-malheureux que personne
ne console : C€ sont les jiiaris jaloux ; il y en a que tout le monde
hait : ce sont les marisjaloux^ il y en a que tous lesITonlnîefe
méprisent : ce sont encore lesjnaris jaloux. / i À. / j/
Aussi n'y a-t-il point de pays où ils soient Qnsipetit^om- /
breque chez les Français. Leur tranquillité n'est pas fondée
sur la confiance quils ont en leurs femmes; c'est au contraire
sur la mauvaise opinion qu'ils en ont. Toutes les sases précau-
tions des Asiatiques, les voiles qui les couxTcnt, les prisons où
elles sont détenues , la vigilance des eunuques, leur paraissent
des moyens plus propres à exercer l'industrie de ce sexe qu'à
la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce , et
regarderit les infidélités comme des coups d'une étoile inévi-
table^ Un mari qui voudrait seul posséder sa femme serait re-
gardé ^ctfrnme un perturbateur de la joie publique , et comme
' OUe discrétion a de.s motifs plus raisonnables, et un l)ut moins
injurieux an spxe qui en est l'objet. Du reste, elle a, en quelque .sorte,
reçu l'approbation d'un de nos plus ingénieu.x moralistes. « On sait
assez, dit la Rochefoucauld , qu'il ne faut guère parler de sa femme;
maison ne sait pas assez qu'on devrait encore moins parler de soi.»
V'/T/'mc CCCLMV.) fP.;
MONTESnilEl. 28
324 LI'TIHr.S l'KRSANES.
m'écrieriii en teinoulrant : Il fiuiUiueje vous dise une réponse
bien plais.inteque monsieur vientde faire h un lioininequenous
avons trouvé dans la rue. Et je me tournerai vers toi : Ilnes'y
attendait pas ; ila été bien étonné. .Te réciterai quelques-uns de
mes vers, et tu diras : J'y étais quand il les lit ; c'était dans
un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous
nous raillerons toi et moi; et l'on dira : Voyez comme ils
s'attaquent, comme ils se défendent ; ils ne s'épargnent pas ;
voyons comme il sortira de là : à merveille! quelle présentn-
d'esprit ! voilà une véritable bataille. Mais on ne dira pas que
nous nous étions escarmouches la veille. Il faudra acheter
(le certains livres, qui sont des recueils de bons mots, com-
posés à l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit, et qui en veu-
lent contrefaire; tout dépend d'avoir des modèles. Je veux
(|u'avant six mois nous soyons en état de tenir uneconversation
d'une iieure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir
ime attention; c'est de soutenir leur fortune : ce n'est pas tout
que de dire un bon mot, il faut le répandre et le semer par-
tout; sans cela , autant de perdu ; et je t'avoue qu'il n'y a rien
de si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite mourir
dans l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que souvent il
y a une compensation , et que nous disons aussi bien des sot-
tises qui passent incugnUo ; et c'est la seule chose qui peut
nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti ^
qu'il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te pro-
mets avant six mois une place à l Académie : c'est pour te
dire que letravail ne sera pas long ;carpour lors tu pourras re-
noncer à ton art : tu seras iiomme d'esprit, malgré que tu en
aies. On remarque en France que, dès qu'un homme entre
dans une compagnie , il prend d'abord ce qu'on appelle l'es-
prit du corps : tu en seras de même ; et je ne crains pour toi
que l'embarras des applaudissements.
De Paris, le li de la lune de Zilcadé, 1714.
LiyrrnES persanes. ."52-.
LV. RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Cliez les peypks d'Europe, le premier quart d'heure du^
mariage a^nîmlr jbutes les difficu,ltés.; les dernières faveurs
sont toujours de "même âaie que ta l)en«licnon niïptîàle : les *^
femmes n'y font point comme nos PecsailÊS , qui disputent.le
terrain quelquefois des mois entiers ; il n'y a rien de si plénîer :
si elles ne perdent rien, c'est qu'elles n'ont rien à perdre. Mais
on saittoujours, chose honteuse ! le moment de leur défait^et,
sans consulter les astres, on peut prédire au juste l'heure delà
naissance de leurs enfants.
'^es Français ne parlent presque jamais de leurs femmes :
c'est qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les con-
na^sent mieux qu'eux ' .)
JLLy a parmi^ix tfes hommes très-malheureux que personne
ne console : ce sont lc_sma.ris jaloux ; il y en a que tqut le monde
hait : ce sont les marisjaïoux ; TTy en a que tous lè^ionfirno??
méprisent : ce sont encore lesjnaris jaloux. / i >L /.j^
Aussi n'y a-t-il point de pays où ils soient Qo^petiVriom- /
breque chez les Français. Leur tranquillité n'est pas fondée
sur la confiance quils ont en leurs femmes; c'est au contraire
sur la mauvaise opinion qu'ils en ont. Toutes les sages précau-
tions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où
elles sont détenues , la vigilance des eunuques , leur paraissent
des moyens plus propres à exercer l'industrie de ce sexe qu'à
la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce , et
regardent les infidélités comme des coups d'une étoile inévi-
tables Un mari qui voudrait seul posséder sa femme serait re-
gardé"ctJmme un perturbateur de la joie publique, et comme
' Cpfle discrétion a des motifs plus raisonnal)lPs, et un l)ul moins
injurieux au sexe qui en est Tobjct. Du reste, elle a, en quelque sorte,
reçu l'approljalion d'un de nos plus ingénieux moralistes. « On sait
assez, dit la Rocliefoucauld, qu'il ne faut guère parler de sa femme;
mais on ne sait pas assez qu'on devrait encore moins parler de soi. »
( \f II rime CCCLXIV.) (P.;
MONTF..SOI'lia-. 28
32» LETTKtS PERSANES.
py L\n. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Les libertins eQlretiennent ici un nombre infini de filles de
joie , eU«s_déy.Qls_uiiJiombre innombrable de dervis. Ces der- .
vis îonrtrois vœux,"Cobéissrince, de pain'reté, et de cfrasteté.
Ou dit que le premier est le mieux observé de tous ; ^àiat)
au second, je le réponds qu'il ne Test point : je te laisse à
juger du ^■oisième. _
Mais, quelque riches que soient ces dervis , ils ne quittent '
jamais la qualité de pauvres ; notre glorieux sultan renonce-
rait plutôt à 5es magnifiques et sublimes titres : ils ont rai-
sou , j^mLÇe^^fi^iÊi^iïï^Jes^mpêcbeiÉlfilreî^ ^/Z-»^^.
Les médecins, et quelques-uns de ces dervis qu'on appelle
confesseurs, sont toujours ici ou trop estimés ou trop mé-
prisés ; cependant ou dit que les héritiers s'accommodent
mieux des médecins que des confesseurs.
^ Je TUS l'autre jour dans un couvent de ces dervis. Un d'entre
eux , vénérable par ses cheveux blancs , m'accurnlTt fort
honnêtement ; et , après m'avoir fait voir toute la maison , il
me 'iiiçua dans le jardin , où nous nous mîmes à discourir,
flion père, lui dis-je, quel empîoî avez-vous dans la commu-
nauté? INIonsieur, me répondit-il avec un air très-content de
ma question v4fî-SiÙS.£a§iiiste. Casuiste ! repris-je : depuis que
je suis en France , je n'ai pas ouï parler de cette charge. Eh
quoi ! vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste ? Eh bien !
écoutez , je vais vous en donner une idfîiLi^ui ne vous laissera
rien à désirer. Il y a deux sortes de^jgechésU <}6 mortels , qui
cxcluent^absolument du paradis; de vénia^,qui offensent
Dieu àT£t''Vet'ité, n^ais ne l'irritent pas au point de nous priver
de la béatitude. 'x3r touLROtre_arLJîûnsist£. à bien distinguer
ces deux sortes de péchés : car, à la réserve de quelques Uber-
tius,tous les chrétiens veulent gagner le paradis; mais il
n'y a guère personne qui ne le veuille gagner à meilleur mar-
/ ihô (|u'il est |)0ssiblc. Quand on connaît bien les péchés inor-
LETTRES ri-RSANES. 329
tels , ou tâché de ne pas commettre de ceux-là , et l'on fait sou
affaire. U y a des hommes qui n'aspireut pas à une si grande
perfection; et, çomme^s^n'ont poLut d'ambition, ils ne se
s^cient_pas des premières places : aussi ils entrent en paradis
le plus juste qu'ils peuvent; pourvu qu'ils y soient, cela Jeur^/t-^sr*-
suffit rieur Mit est de ir en faire ni plus m moins. Ce sont des
gens qui ravisseni.le ciel plutôt qu ils ne Tobtiennent , et qui
disent à Dieu : Séîgnèur, j'ai accompli les conditions iï larî^
gueur ; vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses :
comme je n'en ai pas fait plus que vous n'en avez demandé ,
je vous di^|)en^de n/fefî^c^or^ér -'pluT qïïS^vous n'en avez
promis.
Nous sommes donc des gens nécessaires, monsieur. Ce
n'est pas tout pourtant ; vous allez bien voir autre chose. L'ac-
tion ne lait pasTe crime , c est la connaissance de_MuLqui_Ta
commet : celui qui fait un mal , tandis qu'il peut croire que
ce n'en est pas un , est en sûreté de conscience; et comme il y
a un nombre infini d'actions équivoques , un casuiste peut
leur donner un degré de bont^ qu'elles n'ont point , en les^^ /
qualifiant telles: et pourvu qu'il nuissenpersuader qirîFlles
nont^pas de venin, irTe leur ote Tout entier. ^
Je vous dis ici le secret d'un métier où j'ai vieilli ; je vous
en fais voir les raffinements : il y a un tour à donner à tout ,
même aux choses qui en paraissent le moins susceptUjles. Mon
père , lui dis-je , cela est fort bon ; mais comment vous aecom-
niodez-vous avec le ciel? Si le grand sophi avait à sa cour un
homme qui fît à son égard ce que vous faites contre votre
Dieu, qui mît de la différence entre ses ordres, et qui apprît
à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et dans que!
autre ils peuvent les violer , il le ferait empaler sur l'heure. Je
saluai mon dervis , et le quittai sans attendre sa réponse.
A Paris, le 23 de la lune de Maliarram, I7iï.
33» LETTRES PERSANES.
LVIII. RICA A RIIÉDI.
A Venise.
A Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là, un
homme obligeant vient , pour un peu d'argent , vous offrir le
secret de faire de l'or.
Un autre vous promet de vous faire coucher avec les esprits
aériens, pourvu que vous soyez seulement trente ans sans
voir de femmes.
Vous trouverez ensuite des devins si habiles, qu'ils vous
diront toute votre vie , pourvu qu'ils aient seulement eu un
quart d'heure de conversation avec vos domestiques.
Des femmes adroites font de la virginité une fleur qui périt
et renaît tous les jours , et se cueille la centième fois plus
douloureusement que la première.
Il y en a d'autres qui , réparant par la force de leur art
toutes les injures du temps , savent rétablir sur un visage une
beauté qui chancelle, et même rappeler une femme du som-
met de la vieillesse pour la faire redescendre jusqu'à la jeunesse
la plus tendre.
Tous ces gens-là vivent ou cherchent à vivre dans une ville
qui est la mère de l'invention.
Les revenus des citoyens ne s'y afferment point : ils ne con-
sistent qu'en esprit et en mdustrie ; chacun a la sienne , qu'il
fait valoir de son mieux.
Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent
le revenu de quelque mosquée , aurait aussitôt compté les sa-
bles de la mer et les esclaves de notre monarque.
Un nombre infini de maîtres de langues , d'arts et de scien-
ces , enseignent ce qu'ils ne savent pas ; et ce talent est bien
considérable : car il ne faut pas beaucoup d'esprit pour mon-
trer ce qu'on sait ; mais il en faut infiniment pour enseigner ce
qu'on ignore.
On ne peut mourir ici que subitement : la mort ne saurait
autrement exercer sou empire; car il y a dans tous les coins
LETTRES PERSANES. >>3l
des gens qui ont des remèdes iafaillibles contre toutes les iiiala
dies imaginables.
Toutes les boutiques sont tendues de filets invisibles où se
vont prendre tous les acbeteurs. L'on en sort pourtant quel-
quefois à bon marché : une jeune marchande cajole un homme
une heure entière , pour lui faire acheter un paquet de cure-
dents.
Il n'y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné
qu'il n'y est entré : à force de faire part de son bien aux autres ,
on apprend à le conserver; seul avantage des étrangers daus
C€tte viUe enchanteresse.
A Paris, le lu de la lune de Saphar, iTii.
LIX. RICA A USBEK.
J'étais l'autre jour dans une maison où il y avait un cercle
de gens de toute espèce : je trouvai la conversation occupée
par deux vieilles femmes qui avaient en vain travaillé tout le
«latin à se rajeunir. 11 faut avouer, disait une d'entre elles ,
que les hommes d'aujourd'hui sont bien différents de ceux
que nous voyions dans notre jeunesse : ils étaient polis , gra-
cieux, cxîmplaisants ; mais à présent je les trouve d'une bru-
talité insupportable. Tout est changé , dit pour lors un liomme
qui paraissait accablé de goutte ; le temps nest plus comme il
était : il y a quarante ans , tout le monde se portait bien , on
marchait , on était gai , on ne demandait qu'à rire et à danser ;
à présent tout le monde est d'une tristesse insupportable. Un
moment après , la conversation tourna du côté de la politique.
Morbleu! dit un neux seigneur, TÉtat n'est plus gouverné :
trouvez-moi à présent un ministre comme M. Colbert. Je le
connaissais beaucoup, ce M. Colbert ; il était de mes amis ; il me
faisait toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût :
le bel ordre qu'il y avait dans les finances ! tout le monde était à
son aise; mais aujourd'hui je suis ruiné. Mous^ieur, dit pour
332 LETTRES PERSANES.
lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps le plus mira-
culeux de notre invincible monarque ; y a-t-il rien de si grand
que ce qu'il faisait alors pour détruire l'hérésie? Et comptez-
vous pour rien l'abolition des duels? dit d'un air content un
autre homme qui n'avait point encore parlé. La remarque est
judicieuse, me dit quelqu'un à l'oreille : cet homme est charmé
de redit , et il l'observe si bien , qu'il y a six mois qu'il reçut
cent coups de bâton pour ne le pas violer.
Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses
que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes.
Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d'une
blancheur éblouissante , et leurs dieux noirs comme du char-
bon ; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui
lui pendent jusques aux cuisses ; et qu'enfin tous les idolâtres
aient représenté leurs dieux avec une figure humaine , et leur
aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien
que si les triangles faisaient un dieu , ils lui donneraient trois
côtés.
Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent
sur un atome , c'est-à-dire la terre , qui n'est qu'un point de
l'univers , se proposer directement pour modèles de la Provi-
dence , je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec
tant de petitesse.
A Paris, le 14 de la lune deSapliar, 171 i.
LX. USBEK A IBBEiN.
A Smyrne.
Tu me demandes s'il y a des Juifs en France; sache que
partout où il y a de l'argent il y a des Juifs. Tu me demandes
ce qu'ils y font : précisément ce qu'ils font en Perse ; rien ne
ressemble plus à un Juif d'A.sie qu'un Juif européen.
Ils font paraître chez les chrétiens, comme parmi nous,
une obstination invincible pour leur religion , qui \a jusrju'a
la folie.
La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux bran-
LETTRES PIiRSA>ES. 333
elles qui ont cou\ ert toute la terre ; je veux dire le niahonié-
tisiiie et le christianisme : ou plutôt c'est une mère qui a en-
gendré deux filles qui l'ont accablée de mille plaies ; car, en
tait de religion , les plus proches sont les plus grandes enne-
mies. Mais , quelque mauvais traitements qu'elle en ait reçus ,
elle ne laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde ;
elle se sert de l'une et de l'autre pour embrasser le monde
entier, tandis que d'un autre côté sa vieillesse vénérable em-
brasse tous les temps.
Les Juifs se regardent donc comme la source de toute sain-
teté et l'origine de toute religion ; ils nous regardent au con-
traire comme des hérétiques qui ont changé la loi , ou plutôt
comme des Juifs rebelles.
Si le changement s'était fait insensiblement, ils croient
qu'ils auraient été facilement séduits ; mais comme il s'est
fait tout à coup et d'une manière violente , comme ils peu-
vent marquer le jour et l'heure de l'une et de l'autre nais-
sance , ils se scandalisent de trouver en nous des âges , et se
tiennent fermes à mie religion que le monde même n'a pas
précédée.
Us n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à celui
dont ils jouissent. On commence à se défaire parmi les chré-
tiens de cet esprit d'intolérance qui les animait : on s'est mal
trouvé en Espagne de les avoir chassés , et en France d'avoir
fatigué des chrétiens dont la croyance différait un peu de celle
du prince. On s'est aperçu que le zèle pour les progrès de la
religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour
elle ; et que, pour l'aimer et l'obserser, il n'est pas nécessaire
de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent pas.
Il serait à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi
sensément sur cet article que les chrétiens ; que l'on put une
bonne fois faire la paix entre Hali et Abubeker, et laisser à
Dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes.
Je voudrais qu'on les honorât par des actes de vénération et
do respect, et non pas par de vaines préférences; et qu'on
.î34 LETTRES PERSAiNES.
cherchât à mériter leur faveur, quelque place que Dieu leur
ait marquée , soit à sa droite , ou bien sous le marchepied de
son troue.
A Paris, le 18 de la lune de Saphar, Ï7li.
LXI. USBEKARHÉDI.
A Venise.
rentrai l'autre jour dans une église fameuse qu'on appelle
Notre-Dame; pendant que j'admirais ce superbe édifice, j'eus
occasion de m' entretenir avec un ecclésiastique que la curio-
sité y avait attiré comme moi. La conversation tomba sur la
tranquillité de sa profession. La plupart des gens , me dit-il ,
envient le bonheur de notre état , et ils ont raison : cepen-
dant il a ses désagréments; nous ne sommes point si séparés
du monde , que nous n'y soyons appelés en mille occasions :
là , nous avons un rôle très-difficile à soutenir.
Les gens du monde sont étonnants ; ils ne peuvent souffrir
notre approbation ni nos censures : si nous les voulons corri-
ger, ils nous trouvent ridicules ; si nous les approuvons , ils
nous regardent comme des gens au-dessous de notre carac-
tère. Il n'y a rien de si humiliant que de penser qu'on a
scandalisé les impies mêmes. ÎS'ous sommes donc obligés de
tenir une conduite équivoque , et d'imposer aux libertins ,
non pas par un caractère décidé , mais par l'incertitude où
nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs dis-
cours. Il faut avoir beaucoup d'esprit pour cela; cet état de
neutralité est difficile : les gens du monde, qui hasardent tout,
qui se livrent à toutes leurs saillies , qui , selon le succès , les
poussent ou les abandonnent , réussissent bien mieux.
Ce n'est pas tout : cet état si heureux et si tranquille , que
l'on vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès
que nous y paraissons , on nous fait disputer ; on nous fait en-
treprendre , par exemple , de prouver l'utilité de la prière à
un homme qui ne croit pas en Dieu , la nécessité du jeûne à
LETTRES PERSANES. 335
un autre qui a nié toute sa vie l'immortalité de Tàme : l'en-
treprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il
y a plus : une certaine envie d'attirer les autres dans nos opi-
nions nous tourmente sans cesse , et est pour ainsi dire atta-
cliée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyait
les Européens travailler, en faveur de la nature humaine ,
à blanchir le visage des Africains. Nous troublons l'État ,
nous nous tourmentons nous-mêmes, pour faire recevoir des
points de religion qui ne sont point fondamentaux ; et nous
ressemblons à ce conquérant de la Chine , qui poussa ses su-
jets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se
rogner les cheveux ou les ongles.
Le zèle même que nous avons pour faire remplir à ceux
dont nous sommes chargés les devoirs de notre sainte rehgion
est souvent dangereux, et il ne saurait être accompagné de trop
de prudence. Un empereur nommé Théodose fit passer au fil
de l'épée tous les habitants d'une ville , même les femmes et
les petits enfants : s'étant ensuite présenté pour entrer dans
une égUse , un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les por-
tes comme à un meurtrier et un sacrilège ; et en cela il fit une
action héroïque. Cet empereur ayant ensuite fait la pénitence
qu'un tel crime exigeait , ayant été admis dans l'église , alla
se placer parmi les prêtres. Le même évêque l'en fit sortir ;
et en cela il commit l'action d'un fanatique et d'un fou : tant
il est vrai que l'on doit se défier de son zèle. Qu'importait à la
religion ou à l'État que ce prince eût ou n'eût pas une place
parmi les prêtres ?
A Paris, ie I" de la lune de Rebiab I, 1714.
I,XII. ZÉLIS A USBEK.
A Paris.
Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il était
temps de la faire passer dans les appartements intérieurs du
sérail . et de ne point attendre qu'elle ait dix ans pour la con-
330 LETTRKS PERSANKS.
fier aux ennuqucs Doirs. On ne saurait de trop bonne heure
priver une jeune personne des libertés de l'enfance , et lui
donner une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur
habite.
Car je ne puis être de l'avis de ces mères qui ne renferment
leurs filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner
un époux; qui, les condamnant au sérail plutôt quelles ne
les y consacrent , leur font embrasser violemment une ma-
nière de vie qu'elles auraient dû leur inspirer. Faut-il tout at-
tendre de la force et de la raison , et rien de la douceur de
l'habitude?
.• C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la
nature nous a mises : ce n'est pas assez de nous la faire sentir;
il faut nous la faire pratiquer, afin qu'elle nous soutienne
dans ce temps critique où les passions commencent à naître
et à nous encourager à l'indépendance.
Si nous n'étions attachées à vous que par le devoir, nous
pourrions quelquefois l'oublier ; si nous n'y étions entraînées
que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pour-
rait l'affaiblir. Mais quand les lois nous donnent à un homme ,
elles nous dérobent à tous les autres, et nous mettent aussi
loin d'eux que si nous en étions à cent mille lieues.
La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est
pas l>ornée à leur donner des désirs ; elle a voulu que nous
en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments
animes de leur félicité : elle nous a irtises dans le feu des pas-
sions , pour les faire vivre tranquilles ; s'ils sortent de leur in-
sensibilité . elle nous a destinées à les y faire rentrer sans que
nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les
mettons.
Cependant , Usbek , ne t'imagine pas que ta situation soit
plus heureuse que la mienne ; j'ai goûté ici mille plaisirs que
tu ne connais pas. IMon imagination a travaillé sans cesse à
nrenfaire connaître le prix ;j'aivécu,ettu n'as fait que languir.
Dans la prison même où tu me retiens , je suis plus libre
LETTRES PERSANES. 337
que toi. Tu ne saurais redoubler tes attentions pour nie faire
garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes ; et tes soupçons,
ta jalousie , tes chagrins , sont autant de marques de ta dé-
pendance.
Continue . cher Usbek; fais veiller sur moi nuit et jour : ne
te (ie pas même aux précautions ordiraires ; augmente mon
bonheur en assurant le tien , et sache que je ne redoute rien
que ton indifférence.
Du sérail dTspahan, le 2 de la lune de Rebiab i , I7ii.
LXIII. RICA A USBEK.
A "♦.
Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne. Je ne te
perdais au commencement que pour deux ou trois jours ; et
en voilà quinze que je ne t'ai vu ! Il est vrai que tu es dans
une maison charmante ; que tu y trouves une société qui te con-
vient; que tu y raisonnes tout à ton aise : il n'en faut pas davan-
tage pour te faire oublier tout l'univers.
Pour moi , je mène à peu près la même vie que tu m'as vu
mener ; je me répands dans le monde , et je cherche à le con-
naître : mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui reste
d'asiatique, et se plie sans effort aux mœurs européennes.
Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six
femmes avec cinq ou six hommes, et je trouve que cela n'est
pas mal imaginé.
Je le puis dire , je ne connais les femmes que depuis que je
suis ici ; j'en ai plus appris dans un mois que je n'aurais fait
en trente ans dans un sérail.
Chez nous les caractères sont tous uniformes, parce qu'ils
sont forcés; on ne voit point les gens tels qu'ils sont, mais
tels qu'on les oblige d'être : dans cette servitude du cœur et
de l'esprit on n'entend parler que la crainte , qui n'a qu'un
langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment,
et qui paraît sous tant de formes.
338 LETTRES PERSAJVES.
La dissiiuulatioii , cet art parmi nous si pratiqué et si ué-
cessaire , est ici inconnue : tout parle , tout se voit , tout s'en-
tend ; le cœur se montre comme le visage : dans les mœurs ,
dans la vertu , dans le vice même , on aperçoit toujours quel-
que chose de naïf.
Il faut pour plaire aux femmes un certain talent différent
de celui qui leur plaît encore davantage : il consiste dans
une espèce de badinage dans l'esprit , qui les amuse en ce qu'il
semble leur promettre à chaque instant ce qu'on ne peut tenir
que dans de trop longs intervalles.
Ce badinage , naturellement fait pour les toilettes , semble
être venu à former le caractère général de la nation ; on badine
au conseil , on badine à la tête d'une armée , on badine avec
un ambassadeur. Les professions ne paraissent ridicules qu'à
proportion du sérieux qu'on y met : un médecin ne le serait
plus si ses habits étaient moins lugubres , et s'il tuait ses ma-
lades en badinant.
A. Paris, le lo delà lune de Rebiab l, 1714.
LXIV. LE CHEF DES EUNUQUES NOIRS A USBEIv.
A Paris.
^e suis dans un embarras que je ne saurais t'exprimer,
magnifique seigneur ; le sérail est dans un désordre et une
confusion épouvantable ; la guerre règne entre tes femmes ;
tes eunuques sont partagés; on n'entend que plaintes, que
murmures, que reproches ; mes remontrances sont méprisées ;
tout semble permis dans ce temps de licence ; je n'ai plus qu'un
vain titre dans le sérail, j
Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des
autres par sa naissance, par sa beauté , par ses richesses , par
son esprit , par ton amour, et qui ne fasse valoir quelques-
uns de ces titres-là pour avoir toutes les préférences ; je perds
à chaque instant cette longue patience avec laquelle néan-
moins j'ai eu le malheur de les mécontenter toutes; ma pru-
LETTRES PERSANES. 33t)
dence , ma complaisance même , vertu si rare et si étrangère
dans le poste que j'occupe , ont été inutiles.
Veux-tu que je te découvre , magnifique seigneur, la cause
de tous ces désordres? Elle est toute dans ton cœur, et dans
les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenais
pas la main ; si au lieu de la voie des remontrances tu me
laissais celle des châtiments; si, sans te laisser attendrira
leurs plaintes et à leurs larmes , tu les envoyais pleurer devant
moi , qui ne m'attendris jamais , je les façonnerais bientôt au
joug qu'elles doivent porter, et je lasserais leur humeur impé-
rieuse et indépendante.
Enlevé dès l'âge de quinze ans du fond de l'Afrique , ma
patrie , je fus d'abord vendu à un maître qui avait plus de vingt
femmes ou concubines. Ayant jugé à mon air grave et taci-
turne que j'étais propre au sérail, il ordonna que l'on achevât
de me rendre tel , et me fit faire une opération pénible dans
les commencements , mais qui me fut heureuse dans la suite ,
parce qu'elle m'approcha de l'oreille et de la confiance de mes
maîtres. J'entrai dans ce sérail , qui fut pour moi un nouveau
monde. Le premier eunuque , l'homme le plus sévère que j'aie
vu de ma vie, y gouvernait avec un empire absolu. On n'y
entendait parler ni de divisions , ni de querelles ; un silence
profond régnait partout ; toutes ces femmes étaient couchées
à la même heure d'un bout de l'année à l'autre , et levées à la
même heure ; elles entraient dans le bain tour à tour , elles
en sortaient au moindre signe que nous leur en faisions : le
reste du temps elles étaient presque toujours enfermées dans
leurs chambres. II avait une règle , qui était de les faire tenir
dans une grande propreté , et il avait pour cela des attentions
inexprimables : le moindre refus d'obéir était puni sans mi-
séricorde. Je suis , disait-il , esclave ; mais je le suis d'un
homme qui est votre maître et le mien, et j'use du pouvoir
qu'il m'a donné sur vous : c'est lui qui vous châtie , et non
pas moi qui ne fais que prêter ma main. Ces femmes n'en-
traient jamais dans la chambre de mon maître qu'elles n'y
340 LETTRES PERSANES.
fussent appelées ; elles recevaient cette grâce avec joie , et s'en
voyaient privées sans se plaindre. Enfin moi , qui étais le der-
nier des noirs dans ce sérail tranquille , j'étais mille fois plus
respecté que je ne le suis dans le tien, oîi je les commande
tous.
"Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie , il tourna
les yeux de mon côté ; il parla de moi à mon maître, comme
d'un homme capable de travailler selon ses vues . et de lui suc-
céder dans le poste qu'il remplissait; il ne fut point étonné
de ma grande jeunesse, il crut que mon attention me tien-
drait lieu d'expérience. Que te dirai-je .? je fis tant de progrès
dans sa confiance , qu'il ne faisait plus difficulté de me con-
fier les clefs des lieux terribles qu'il gardait depuis si long-
temps. C'est sous ce grand maître que j'appris l'art difficile de
commander, et que je me formai aux maximes d'un gouverne-
jnent inflexible : j'étudiai sous lui le cœur des femmes; il
m'apprit à profiter de leurs fail)lesses et à ne point m'étonner de
leurs hauteurs. Souvent il se plaisait de me les faire exercer
même, et de me les faire conduire jusqu'au dernier retran-
chement de l'obéissance ; il les faisait ensuite revenir insensi-
blement, et voulait que je parusse pour quelque temps plier
moi-même. IMais il fallait le voir dans ces moments où il les
trouvait tout près du désespoir, entre les prières et les repro-
ches ! il soutenait leurs larmes sans s'émouvoir. Voilà , disait-
il d'un air content, comment il faut gouverner les femmes :
leur nombre ne m'embarrasse pas; je conduirais de même
toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme
peut-il espérer de captiver leur cœur, si ses fidèles eunuques
u'ont commencé par soumettre leur esprit?
11 avait non-seulement de la fermeté , mais aussi de la pé-
nétration. Il lisait leurs pensées et leurs dissimulations : leurs
gestes étudiés, leur visage feint, ne lui dérobaient rien. Il
savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles
les plus secrètes. Il se servait des unes pour connaître les
autres , et il se plaisait à récompenser la moindre confidence.
LETTUliS PEnSANIiS. 341
Comme elles n'abordaient leur mari que lorsqu'elles étaient
averties, l'eunuque y appelait qui il voulait, et tournait les
yeux de son maître sur celles qu'il avait en vue ; et cette dis-
tinction était la récompense de quelque secret révélé. Il avait
persuadé à son maître qu'il était du bon ordre qu'il lui laissât
ce choix, afin de lui donner une autorité plus grande. Voilà
comme on gouvernait , magnifique seigneur, dans un sérail
qui était, je crois, le mieux réglé qu'il y eût en Perse.
, T.aisse-moi les mains libres , permets que je me fasse obéir;
huit jours remettront l'ordre dans le sein de la confusion ; c'est
ce que ta gloire demande et que ta sûreté exige. ,
De ton sérail d'Ispahan , le 9 de la lune de Rebiab l , ni i.
LXV. USBEK A SES FEMMES.
Au sérail d'Ispalian.
J'apprends que le sérail est dans le désordre, et qu'il est
rempli de querelles et de divisions intestines. Que vous recom-
mandai-je en partant, que la paix et la bonne intelligence.^
Vous me le promîtes : était-ce pour me tromper ?
C'est vous qui seriez trompées si je voulais suivre les con-
seils que me donne le grand eunuque, si je voulais employer
mon autorité pour vous faire vivre comme mes exhortations
le demandaient de vous.
Je ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque
j'ai tenté tous les autres. Faites donc en votre considération
ce que vous n'avez pas voulu faire â la mienne.
Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre; il dit
que vous n'avez aucun égard pour lui. Comment pouvez-vous
accorder cette conduite avec la modestie de votre état ? N'est-
ce pas à lui que pendant mon absence votre vertu est confiée ?
(>'est un trésor sacré dont il est le dépositaire. IMais ces mépris
que vous lui témoignez font voir que ceux qui sont chargés
de vous faire vivre dans les lois de Thonueur vous sont à
cliarge.
30.
342 LETTJŒS l'EUSAMiS.
Changez donc de conduite , je vous prie , et faites en sorte
que je puisse une autre fois rejeter les propositions que l'on
me fait contre votre liberté et votre repos.
Car je voudrais vous faire oublier que je suis votre maître ,
pour me souvenir seulement que je suis votre époux.
De Paris , le 5 de la lune de Chahban . 17 14.
LXVI. RICA A ***.
Ou s'attache ici beaucoup aux sciences , mais je ne sais si
on est fort savant. Celui qui doute de tout comme philosophe
n'ose rien nier comme théologien : cet homme contradictoire
est toujours content de lui, pourvu qu'on convienne des
(jualités.
La fureur de la plupart des Français , c'est d'avoir de l'es-
prit; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit, c'est
de faire des li\Tes.
Cependant il n'y a rien de si mal imaginé : la nature sem-
blait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes
fussent passagères, elles livres les iinmortaUsent. Un sot
devrait être content d'avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu
avec lui ; il veut encore tourmenter les races futures ; il veut
que sa sottise triomphe de l'oubli dont il aurait pu jouir
comme du tombeau ; il veut que la postérité soit informée
qu'il a vécu, et qu'elle sache à jamais qu'il a été un sot.
De tous les auteurs il n'y en a point que je méprise plus que
les compilateurs , qui vont de tous côtés chercher des lam-
beaux des ouvrages des autres , qu'ils plaquent dans les leurs
comme des pièces de gazon dans un parterre : ils ne sont point
au-dessus de ces ouvriers d'imprimerie qui rangent des ca-
ractères , qui , combinés ensemble , font un livre où ils n'ont
fourni que la main. Je voudrais qu'on respectât les livres origi-
naux; et il me semble que c'est une espèce de profanation de
tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont ,
pour les exposer à un mépris qu'elles no méritent point.
LETTRES PERSAiNES. 343
Quand un homme n'a rien à dire de nouveau, que ne se
tait-il? Qu'a-t-on affaire de ces doubles emplois? Mais je veux
donner un nouvel ordre. Vous êtes un habile homme : c'est-
à-dire que vous venez dans ma bibliothèque et vous mettez
en bas les livres qui sont en haut , et en haut ceux qui sont en
bas ; et vous ^ivez fait un chef-d'œuvre !
Je t'écris sur ce sujet , *** , parce que je suis outré d'un livre
que je viens de quitter, qui est si gros qu'il semblait contenir
la science universelle ; mais il m'a rompu la tête sans m'avoir
rien appris. Adieu.
A Paris, le 8 de la lune de Chahban , iTi-i.
LXVII. IBBEN A USBEK.
A Paris.
Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m'avoir apporté au-
cune de tes nouvelles ! Es-tu malade? ou te plais-tu à m'in-
quiéter?
Si tu ne m'aimes pas dans un pays où tu n'es lié à rien , que
sera-ce au milieu de la Perse , et dans le sein de ta famille?
IMais peut-être que je me trompe; tu es assez aimable pour
trouver partout des amis ; le cœur est citoyen de tous les pays :
comment une âme bien faite peut-elle s'empêcher de former
des engagements? Je te l'avoue, je respecte les anciennes
amitiés ; mais je ne suis pas fâché d'en faire partout de nou-
velles.
En quelque pays que j'aie été , j'y al vécu comme si j'avais
du y passer ma vie : j'ai eu le même empressement pour les
gens vertueux , la même compassion ou plutôt la même ten-
dresse pour les malheureux, la même estime pour ceux que
la prospérité n'a point aveuglés. C'est mon caractère , Usbek ;
partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des
.unis.
Il y a ici un guèbre qui , après loi , a, je crois , la première
344 LETTRES PERSANES.
place dans mou cœur : c'est l'àme de la probité même. Des
raisons particulières l'ont obligé de se retirer dans cette ville ,
où il vit tranquille du produit d'un traûc honnête avec une
femme qu'il aime. Sa vie est toute marquée d'actions généreu-
ses ; et , quoiqu'il cherche la vie obscure , il y a plus d'hé-
roïsme dans son cœur que dans celui des plus grands mo-
narques.
Je lui ai parié mille fois de toi , je lui montre toutes tes
lettres ; je remarque que cela lui fait plaisir, et je vois déjà que
tu as un ami qui t'est inconnu.
Tu trouveras ici ses principales aventures : quelque répu-
gnance qu'il eût à les écrire , il n'a pu les refuser à mou amitié ,
et je les conGe à la tienne.
HISTOIRE
D'APHÉRIDON ET D'ASTARTÉ.
Je suis né parmi les guèbres , d'une religion qui est peut-
être la plus ancienne qui soit au monde. Je fus si malheureux
que l'amour me vint avant la raison. J'avais à peine six ans ,
que je ne pouvais vivre qu'avec ma sœur ; mes yeux s'atta-
chaient toujours sur elle; et lorsqu'elle me quittait un mo-
ment, elle les retrouvait baignés de larmes : chaque jour
n'augmentait pas plus mon âge que mon amour. IMon père ,
étonné d'une si forte sympathie , aurait bien souhaité de nous
marier ensemble , selon l'ancien usage des guèbres introduit
par Cambyse ; mais la crainte des mahométans , sous le joug
desquels nous vivons , empêche ceux de notre nation de penser
à ces alliances saintes que notre religion ordonne plutôt qu'elle
ne permet , et qui sont des images si naïves de l'union déjà
formée par la nature.
]Mon père , voyant donc qu'il aurait été dangereux de suivre
mon inclination et la sienne, résolut d'éteindre une flamme
(|u'il croyait naissante, mais qui était déjà à sou dernier pé-
riode : il prétexta un voyage , et m'emnteua avec lui , laissant
LETTRES PERSANES. 315
ma sœur eulre les mains d'une de ses parentes; car ma mère
était morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le
désespoir de cette séparation : j'embrassai ma sœur toute
baignée de lariiîes ; mais je n'en versai point , car la douleur
m'avait rendu comme insensible. Nous arrivâmes àTéflis; et
mon père , ayant confié mon éducation à un de nos parents ,
m'y laissa , et s'en retourna chez lui.
Quelque temps après j'appris qu'il avait , par le crédit d'un
de ses amis , fait entrer ma sœur dans le beiram du roi , où elle
était au service d'une sultane. Si l'on m'avait appris sa mort',
je n'eu aurais pas été plus frappé ; car, outre que je n'espérais
plus de la revoir, son entrée dans le beiram l'avait rendue ma-
hométane ; et elle ue pouvait plus , suivant le préjugé de cette
religion , me regarder qu'avec horreur. Cependant , ne pou-
vant plus vi\Te à Téflis , las de moi-même et de la vie , je
retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à
mon père ; je lui reprochai d'avoir mis sa fille en un lieu où
l'on ne peut entrer qu'en changeant de religion. Vous avez
attiré sur votre famille , lui dis-je , la colère de Dieu et du
soleil qui vous éclaire ; vous avez plus fait que si vous aviez
souillé les éléments , puisque vous avez souillé l'âme de votre
flUe , qui n'est pas moins pure : j'en mourrai de douleur et
d'amour ; mais puisse ma mort être la seule peine que Dieu
vous fasse sentir ! A ces mots , je sortis ; et pendant deux ans je
passai nia vie à aller regarder les murailles du beiram , et
considérer le lieu où ma sœur pouvait être , m' exposant tous
les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui font
la ronde autour de ces redoutables lieux.
Enfin mon père mourut ; et la sultane que ma sœur servait ,
la voyant tous les jours croître en beauté, en devint jalouse,
et la maria avec un eunuque qui la souhaitait avec passion.
Par ce moyen , ma sœur sortit du sérail , et prit avec son
eunuque une maison à Ispahan.
Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler , l'eunuque ,
le plus jaloux de tous les hommes, me remettant toujours.
346 LETTRES PEUSANES.
SOUS divers prétextes. Enfin j'entrai dans son beirani , et il me
lui fit parler au travers d'une jalousie. Des yeux de lynx ne
l'auraient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée d'ha-
bits et de voiles; et je ne la pus reconnaître qu'au son de sa
voix. Quelle fut mon émotion quand je me vis si près et si
éloigné d'elle ! Je me contraignis , car j'étais examiné. Quant
à elle , il me parut qu'elle versa quelques larmes. Son mari
voulut me faire quelques mauvaises excuses ; mais je le traitai
comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé quand
il vit que je parlai à ma sœur une langue qui lui était in-
connue : c'était l'ancieft persan , qui est notre langue sacrée.
Quoi ! ma sœur, lui drs-je , est-il vrai que vous avez quitté la
religion de vos pères ? Je sais qu'entrant au beiram vous avez
dû faire profession du mahométisme ; mais , dites-moi , votre
cœur a-t-il pu consentir, comme votre bouche , à quitter une
religion qui me permet de vous aimer ? Et pour qui la quittez-
vous, cette religion qui doit nous être si chère .^ pour un
misérable encore flétri des fers qu'il a portés , qui , s'il était
homme , serait le dernier de tous. Mon frère , dit-elle , cet
homme dont vous parlez est mon mari ; il faut que je l'honore,
tout indigne qu'il vous paraît ; et je serais aussi la dernière
des femmes si... Ah ! ma sœur, lui dis-je , vous êtes guèbré;
il n'est ni votre époux , ni ne peut l'être : si vous êtes fidèle
comme vos pères , vous ne devez le regarder que comme un
monstre. Hélas! dit-elle, que cette religion se montre à moi
de loin ! à peine en savais-je les préceptes , qu'il les fallut
oublier. Vous voyez que cette langue que je vous parle ne
m'est plus familière , et que j'ai toutes les peines du monde à
m'exprimer ; mais comptez que le souvenir de notre enfance
me charme toujours ; que , depuis ce temps-là , je n'ai eu que
de fausses joies ; qu'il ne s'est pas passé de jour que je n'aie
pensé à vous ; que vous avez eu plus de part que vous ne croyez
à mon mariage , et que je n'y ai été déterminée que par l'espé-
rance de vous revoir. Mais que ce jour qui m'a tant coûté
va me coûter encore ! Je vous vois tout hors de vous-même :
LETTRES PERS.OES. 347
mon mari frémit de rage et de jalousie : je ne vous verrai plus ;
je vous parle sans doute pour la dernière fois de ma vie :
si cela était , mon frère , elle ne serait pas longue. A ces mots
elle s'attendrit; et , se voyant hors d'état détenir la conversa-
tion , elle me quitta le plus désolé de tous les hommes.
Trois ou quatre jours après je demandai à voir ma sœur : le
barbare eunuque aurait bien voulu m'en empêcher ; mais ,
outre que ces sortes de maris nont pas sur leurs femmes la
même autorité que les autres , il aimait si éperdumeut ma
sœur, qu'il ne savait rien lui refuser. Je la vis encore dans le
même lieu et dans le même équipage , accompagnée de deux
esclaves ; ce qui me ût avoir recours à notre langue particu-
lière. Ma sœur, lui dis-je , d'oîi vient que je ne puis vous voir
sans me trouver dans une situation affreuse ? Les murailles
qui vous tiennent enfermée , ces verrous et ces grilles , ces mi-
sérables gardiens qui vous obsenent , me mettent en fureur.
Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissaient
vos ancêtres? Votre mère, qui était si chaste, ne donnait à
son mari , pour garant de sa vertu , que sa vertu même : ils
vivaient heureux l'un et l'autre dans une confiance mutuelle ;
et la simplicité de leurs mœurs était pour eux une richesse
plus précieuse mUle fois que le faux éclat dont vous semblez
jouir dans cette maison somptueuse. En perdant votre religion ,
vous avez perdu votre liberté , votre bonheur, et cette précieuse
égalité qui fait l'honneur de votre sexe. Mais ce qu'il y a de pis
encore, c'est que vous êtes , non pas la femme , car vous ne
pouvez pas l'être , mais l'esclave d'un esclave qui a été dégradé
de l'humanité. Ah ! mon frère , dit-elle , respectez mon époux ,
respectez la religion que j'ai embrassée : selon cette religion ,
je n'ai pu vous entendre ni vous parler sans crime. Quoi ! ma
sœur, lui dis-je tout transporté , vous la croyez donc véritable ,
celte religion ? Ah ! dit-elle , quil me serait avantageux qu'elle
ne le fût pas! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour
que je puisse ne la pas croire; et si mes doutes... A ces mots
elle se tut. Oui, vos doutes, ma sœur, sont bien fondés,
3i8 LETTRES PERSANES.
quels qu'ils soient. Qu'attendez-vous d'une religion qui vous
rend malheureuse dans ce monde-ci , et ne vous laisse point
d'espérance pour l'autre ? Songez que la nôtre est la plus an-
cienne qui soit au monde; qu'elle a toujours fleuri dans la
Perse, et n'a pas d'autre origine que cet empire, dont les
commencements ne sont point connus ; que ce n'est que le ha-
sard qui y a introduit le niahométisme ; que cette secte y a été
établie , non par la voie de la persuasion , mais de la conquête.
Si nos princes naturels n'avaient pas été faibles , vous verriez
régner encore le culte de ces anciens mages. Transportez-vous
dans ces siècles reculés : tout vous parlera du magisme , et rien
de la secte mahométane, qui, plusieurs miUiers d'années
après, n'était pas même dans son enfance. Mais, dit-elle,
quand ma religion serait plus moderne que la vôtre , elle est au
moins plus pure , puisqu'elle n'adore que Dieu ; au lieu que
vous adorez encore le soleil , les étoiles , le feu , et même les
éléments. Je vois , ma sœui:, que vous avez appris parmi les
musulmans à calomnier notre sainte religion. jN'ous n'adorons
ni les astres ni les éléments, et nos pères ne les ont jamais
adorés; jamais ils ne leur ont élevé des temples, jamais ils ne
leur ont offert des sacrifices. Ils leur ont seulement rendu un
culte religieux , mais inférieur, comme à des ouvrages et des
manifestations de la Divinité. Mais , ma sœur, au nom de
Dieu qui nous éclaire , recevez ce livre sacré que je vous porte ;
c'est le livTe de notre législateur Zoroastre ; lisez-le sans pré-
vention ; recevez dans votre cœur les rayons de lumière qui
vous éclaireront en le lisant; souvenez-vous de vos pères,
qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de
Balk ; et enOn souvenez-vous de moi , qui n'espère de repos ,
de fortune , de vie , que de votre changement. Je la quittai tout
transporté , et la laissai seule décider la plus grande affaire
que je pusse avoir de ma vie.
J'y retournai deux jours après. Je ne lui parlai point ; j'at-
tendis dans le sdence l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous
êtes aimé, mon frère, me dit-elle, et par une guèbro. J'ai
LETTRES PERSANES. 3i9
longtemps combattu ; mais, dieux ! que rameur lève de diffi-
cultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop ai-
mer, je puis ne mettre point de bornes à mon amour ; l'excès
même en est légitime. Ah! que ceci convient bien à l'état de
mon cœur! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que
mon esprit s'était forgées , quand romprez-vous celles qui me
lient les mains ? Dès ce momentje me donne à vous : faites voir,
par la promptitude avec laquelle vous m'accepterez, combien ce
présent vous est cl>er. Mon frère, la première fois que je pourrai
vousembrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. Je n'ex-
primeraisjamais bienlajoiequejesentis à ces douces paroles : je
me crus et je me vis en effet, en un instant, le plus heureux de
tous les hommes ; je vis presque accomplir tous les désirs
que j'avais formés en vingt-cinq ans de vie , et évanouir tous
les chagrins qui me l'avaient rendue si laborieuse. Mais,
quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées , je
trouvai que je n'étais pas si près de mon bonheur que je m'é-
tais figuré tout à coup , quoique j'eusse surmonté le plus
grand de tous les obstacles. Il fallait surprendre la vigilance
de ses gardiens : je n'osais confier à personne le secret de ma
vie ; il fallait que nous fissions tout , elle et moi : si je manquais
mon coup, je courais risque d'être empalé; mais je ne voyais
pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes
qu'elle m'enverrait demander une horloge que son père lui
avait laissée , et que j'y mettrais dedans une lime pour scier
les jalousies d'une fenêtre qui donnait dans la rue, et une
corde nouée pour descendre; que je ne la verrais plus doré-
navant, mais que j'irais toutes les nuits sous cette fenêtre
attendre qu'elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze
nuits entières sans voir personne , parce qu'elle n'avait pas
trouvé le temps favorable. Enfin, la seizième, j'entendis une
scie (Jui travaillait; de temps en temps l'ouvrage était inter-
rompu, et dans ces intervalles ma frayeur était inexprimable.
Enfin , après une heure de travail , je la vis qui attachait la
corde ; elle se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne cou-
30
:iùO LCTTHES PERSANES.
nus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là ,
je la conduisis hors de la ville , où j'avais un cheval tout prêt ;
je la mis en croupe derrière moi , et m'éloignai , avec toute la
promptitude imaginable, d'un lieu qui pouvait nous être si fu-
neste. Nous arrivâmes avant le jour chez un guèbre , dans im
lieu désert oij il était retiré , vivant frugalement du travail de
ses mains; nous ne jugeâmes pas à propos de rester chez lui ,
et , par son conseil , nous entrâmes dans une épaisse forêt , et
nous nous mîmes dans le creux d'un vieux chêne , jusqu'à ce
que le bruit de notre évasion se fiît dissipé. Nous vivions tous
deux dans ce séjour écarté , sans témoins , nous répétant sans
cesse que nous nous aimerions toujours , attendant l'occasion
que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage
prescrite par nos livres sacrés. Ma sœur, lui dis-je, que cette
union est sainte ! la nature nous avait unis , notre sainte loi va
nous unir encore. Enfin un prêtre vint calmer notre impatience
amoureuse. Il fit dans la maison du paysan toutes les cérémo-
nies du mariage; il nous bénit, et nous souhaita mille fois
toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté de l'Hohoraspe.
Bientôt après nous quittâmes la Perse, où nous n'étions pas
en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Nous y vécû-
mes un an, tous les jours plus charmés l'un de l'autre. Mais
comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère
pour ma sœur, non pas pour moi , je la quittai pour aller cher-
cher quelque secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut
plus tendre. Mais mon voyage me fut non-seulement inutile ,
mais funeste : car, ayant trouvé d'un côté tous nos biens con-
fisqués , de l'autre mes parents presque dans l'impuissance de
me secourir, je ne rapportai d'argent précisément que ce qu'il
fallait pour mon retour. ]Mais quel fut mon désespoir! je ne
trouvai plus ma sœur. Quelques jours avant mon arrivée, des
Tartares avaient fait une incursion dans la ville où elle était ;
et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent, et la vendi-
rent à des Juifs qui allaient en Turquie , et ne laissèrent qu'une
petite fille dont elle était accouchée quelques mois atiparavant.
LETTRES PERSANES. 351
Je suivis ces Juifs , et les joiguis à trois lieues de là : mes
prières , mes larmes furent vaines ; ils me demandèrent tou-
jours trente tomans, et ne se relâchèrent jamais d'un seul.
Après m' être adressé à tout le monde, avoir imploré la protec-
tion des prêtres turcs et chrétiens , je m'adressai à un marchand
arménien ; je lui vendis ma fille , et me vendis aussi pour trente-
cinq tomans. J'allai aux Juifs , je leur donnai trente tomans ,
et portai les cinq autres à ma sœur, que je n'avais pas encore
vue. Vous êtes libre , lui dis-je , ma sœur, et je puis vous em-
brasser : voilà cinq tomans que je vous porte ; j'ai du regret
qu'on ne m'ait pas acheté davantage. Quoi ! dit-elle , vous
vous êtes vendu ? Oui , lui dis-je. Ah ! malheureux , qu'avez-
vous fait? n'étais-je pas assez infortunée , sans que vous tra-
vaillassiez à me le rendre davantage? Votre liberté me conso-
lait , et votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah ! mon
frère, que votre amour est cruel! Et ma fdle? je ne la vois
point. Je l'ai vendue aussi , lui dis-je. Nous fondîmes tous deux
en larmes, et n'eûmes pas la force de nous rien dire. Eulin
j'allai trouver mon maître , et ma sœur y arriva presque aus-
sitôt que moi ; elle se jeta à ses genoux. Je vous demande , dit-
elle , la servitude comme les autres vous demandent la liberté ;
prenez-moi : vous me vendrez plus cher que mon mari. Ce fut
alors qu'il se fit un combat qui arracha les larmes des yeux de
mon maître. Malheureux! dit-elle, as-tu pensé que je pusse
accepter ma liberté aux dépens de la tienne? Seigneur, vous
voyez deux infortunés qui mourront si vous nous séparez. Je
me donne à vous , payez-moi ; peut-être que cet argent et mes
services pourront quelque jour obtenir de vous ce que je
n'ose vous demander. Il est de votre intérêt de ne nous point
séparer ; comptez que je dispose de sa vie. L'Arménien était
un homme doux, qui fut touché de nos malheurs. Servez-moi
l'un et l'autre avec fidélité et avec zèle, et je vous promets
que dans un an je vous donnerai votre liberté. Je vois que
vous ne méritez , ni l'un ni l'autre , les malheurs de votre
condition. Si, lorsque vous serez libres, vous êtes aussi heu-
362 Lli TTRCS l'KKSANES.
reux que vous le méritez ; si la fortuue vous rit, je suis cer-
tain que vous me satisferez de la perte que je souffrirai. Nous
embrassâmes tous deux ses genoux , et le suivîmes dans son
voyage. Nous nous soulagions l'un et l'autre dans les travaux
de la servitude , et j'étais charmé lorsque j'avais pu faire l'ou-
vrage qui était tombé à ma sœur.
La fin de l'année arriva : notre maître tint sa parole , et
nous délivra. Nous retournâmes à Téflis : là je trouvai un an-
cien ami de mon père , qui exerçait avec succès la médecine
dans cette ville; il me prêta quelque argent avec lequel je lis
quelque négoce. Quelques affaires m'appelèrent ensuite à
Smyriie, où je m'établis. J'y vis depuis six ans, etj'y jouisdela
plus aimable et de la plus douce société du monde : l'union
règne dans ma fauiille, et je ne changerais pas ma condition
pour celle de tous les rois du monde. J'ai été assez heureux
pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout , et je
lui ai rendu des services signalés.
A Smyrne, le 27 de la lune de Gemmadi 2, 17 14.
LXVIII. RICA A USBEK.
A "*.
J'allai l'autre jour dîner chez un homme de robe qui m'en
avait prié plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des cho-
ses, je lui dis : Monsieur, il me paraît que votre métier est
bien pénible. Pas tant que vous vous imaginez , répondit-il :
de la manière dont nous le faisons , ce n'est qu'un amusement.
TVIais comment ! n'avez-vous pas toujours la tête remplie des
affaires d'autrui? n'étes-vous pas toujours occupé de choses
qui ne sont point intéressantes ? Vous avez raison : ces choses
ne sont point intéressantes , car nous nous y intéressons si peu
que rien ; et cela même fait que le métier n'est pas si fatigant
que vous dites. Quand je vis qu'il prenait la chose d'une ma-
nière si dégagée, je continuai , et lui dis : Monsieur, je n'ai
point vu votre cabinet. Je le crois , car je n'en ai point. Quand
LETTRES PEP.SAî^ES. 353
je pris cette charge, j'eus besoin d'argent pour payer mes pro-
visions ; je vendis ma bibliothèque ; et le libraire qui la prit ,
d'un nombre prodigieux de volumes , ne me laissa que mou
livre de raison. Ce n'est pas que je les regrette : nous autres
juges ne nous enflons point d'une vaine science. Qu'avous-
nous affaire de tous ces volumes de lois.' Presque tous les
cas sont hypothétiques et sortent de la règle générale. ]Mais
ne serait-ce pas , monsieur, lui dis-je , parce que vous les en
faites sortir? Car enfin pourquoi chez tous les peuples du
monde y aurait-il des lois si elles n'avaient pas leur applica-
tion? et comment peut-on les appliquer si on ne les sait pas?
Si vous connaissiez le Palais , reprit le magistrat , vous ne
parleriez pas comme vous faites : nous avons des livres vi-
vants , qui sont les avocats ; ils travaillent pour nous , et se
chargent de nous instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi
quelquefois de vous tromper? lui repartis-je. Vous ne feriez
donc pas mal de vous garantir de leurs embûches. Ils ont des
armes avec lesquelles ils attaquent votre équité : il serait bon
que vous en eussiez aussi pour la défendre , et que vous n'al-
lassiez pas vous mettre dans la mêlée, habillé à la légère,
parmi des gens cuirassés jusqu'aux dents.
-jL.De Paris, le 13 de la lune de Chalibau, 1714.
J^. LXIX. USBEK A RHÉDI. ù^ •
^ A Venise.
u pe te serais jamais unàgme que je tusse devenu plus
metaphj'sicien que je ne Tétais^Mîela^st pourtant , et tu en
seras convaincu quand tu auras essuyé ce débordement de ma
philosophie. ',^^i{
Les philosophes les plus sensés qui ont réflécliLsur la^
nature de Dieu ont dit qu'il était un étrejoi^^înemSiLpai:^
tait-;jnais ils ont extrêmement abusé de cette idée. Us ont fait
une énumération de toutes les perfections différentes que
rhoinme est capable d'avoir et d imaginer, et en ont changé
.{ai . ^ , LETTRES PERSANES.
-wA-^ t ^^.^^ ^ ^,^
l'idce do lj Jlivinile , saus songer que souwint ces attributs
s eutr cinpcclient , et qu ils ne peuvent subsister daus un nicme
sujet sans se détruire.
Les poètes d'Occident disent qu'un peintre' ayant voulu
faire le portrait de la «oee^e^e la beauté , assembla les plus
belles Grecques^^j^;it^de^^kacune^e_qu^e^£j;a^^ plus
gracieux , dont il fit un tout pour ressembler à la plus belîe de
toutes les déesses. Si un bomme en avait conclu qu'elle était
blonde et brane , qu'elle avait les yeux noirs et bleus , qu'elle
était douce et lière, il aurait passé pour ridicule.
Souvent Dieu manque d'une perfection qui pourrait lui
donner une grande imperfection ; mais il n'est jamais limité
que par lui-même : il est lui-même sa nécessité. Ainsi , quoi-
que Dieu soit tout-puissant, il ne peut pas violer ses pro-
messes , ni tromper les bommes. Souvent même l'impuissance
n'est pas dans lui , mais dans les cboses relatives ; et c'est
la raison pourquoi il ne peut pas cbanger les essences.
Ainsi il n'y a point sujet de s'/étonner que auelques-uns de
nos_jlocteuTs_menl_i)Sfi ni^X-ljaL^ ,
sur ce ftJnSem'ent qu'elle pst inpnmpntible.avec sa justice.
^^Qtielque Karcljè que soit cette idée, la métapbysique s'y
prête lîierveilleuserpent. Selon ses principes , il n'est pas possi-
ble queBiey^preBMÎg&jçllQSfiS-quIdépendent de la détgrniina-
limi des causes libres , parce que ce qui n'est point arrivé' n est''
pomi , et par conséquent ne peut être connu ; car le rien ,
qui n'a point de propriétés , if^eut être aperçu : Dieu ne peut
point lire dans une volonté qui n'est point^et yoii:.dans l'àme
une cbose qui n'existe point en elle ; car, jusqu à ce qifeTIé st;
^JortcTêfernnnée , cette action qui la détermine n'est point en
L'àme est l'ouvrière de sa détermination; mais il y a des
occasions où elle est tellement indéterminée qu'elle jiesaitj)as
jnçine Je queTcofe's^dé^rminer. Souvent même elle ne le fait
«lue pour faire usage (lésa liberté ; de manière que Dieu ne peut
■ Zouxis. Il \ix.iil ioo nns Inviron avant Jésus Christ. (P.)
^^ )Jyu^\^ ^éA Vv-<U)5 --L*- p^M^, \iXf^
LETTRILS PERSANES. 355
voir cette deteniiination par avance ni dans l'action de l'àme,
ni dans l'action que les objets ont sur elle.
Comment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent
de la détermination des causes libres? 11 ne pourrait les voir
que de deu.x manières : par conjecture, ce qui est contradic-
toire avec la prescience infinie ; ou bien il les verrait comme des
effets nécessaires qui suivraient infailliblement d'une cause
qui les produirait de même , ce qui est encore plus contra-
dictoire : car l'âme serait libre par la supposition ; et dans
le fait, elle ne le serait pas plus qu'une boule de billard uest
libre de se remuer lorsqu'elle est poussée par une autre.
>'e crois pas pourtant que je veuille borner la science de
Dieu. Comme il fait agir les créatures à sa fantaisie , U con-
naît tout ce qu'il veut connaître. Mais , quoiqiTil j>uisse voir
tout , il ne se sert pas toujours de cette faculté QDâîss£_ûldi-
nairgment à la çréaturela^ faculté d'a.^ir ou de ne pas agir, pour
lui laisser {^elîeae mérit^ ou de démériter : cest pour lors
qu'irrénonce^au droit qu'il a d'agir sur elle , et de la détermi-
ner. Mais quand il veut savoir quelque chose , il le sait tou-
jours , parce qu'il n'a qu'à vouloir qu'elle arrive comme il la
voit , et déterminer les créatures conformément à sa volonté.
C'est ainsi qu'il tire ce qui doit arriver du nombre des choses
purement possibles , en fixant par ses décrets les détermina-
tions futures des esprits, et les privant de la puissance qu'il
leur a donnée d'agir ou de ne pas agir.
Si l'on peut se sen ir d'une comparaison dans une chose qui
est au-dessus des comparaisons , un monarque ignore ce que
son ambassadeur fera dans une affaire importante : s'U le veut
savoir, il n'a qu'à lui ordonner de se comporter d'une telle
manière, et il pourra assurer que la chose arrivera comme il
la projette.
L'alcoran et les livres des Juifs s'élèvent sans cesse contre
le dogme de la prescience absolue : Dieu y paraît j)artout igno-
rer la détermination future des esprits; et il semble que ce
soit la première vérité que ^loïseait enseignée aux hommes.
350 LETTRES PERSANES.
Dieu met Adam dans le paradis terrestre , à condition qu'il
ne mangera pas d'un certain fruit : précepte absurde dans un
être qui connaîtrait les déterminations futures des âmes ; car
enfin un tel être peut-il mettre des conditions à ses grâces sans
les rendre dérisoires ? C'est comme si un homme qui aurait su
la prise de Bagdad avait dit à un autre : Je vous donne mille
écus ' si Bagdad n'est pas pris. Ne ferait-il pas là une bien
mauvaise plaisanterie > ?
(^lon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie ? Dieu est si
haut, que nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le
connaissons bien que dans ses préceptes. Il est immense, spi-
rituel , infini. Que sa grandeur nous ramène à notre faiblesse.
S'humilier toujours , c'est l'adorer toujours. \
De Paris, le dernier de la lune de Chahban , I7U.
LXX. ZÉLIS A USBEK.
A Paris.
Soliman , que tu aimes, est désespéré d'un affront qu'il vient
de recevoir. Un jeune étourdi , nommé Suphis, recherchait de-
puis trois mois sa fiile en mariage : il paraissait content de la
figure de la fille sur le rapport et la peinture que lui en avaient
faits les femmes qui l'avaient \Tie dans son enfance ; on était
convenu de la dot , et tout s'était passé sans aucun incident.
Hier, après les premières cérémonies, la fille sortit à cheval ,
accompagnée de son eunuque , et couverte , selon la coutume ,
depuis la tête jusqu'aux pieds. Mais, dès qu'elle fut arrivée
devant la maison de son mari prétendu, il lui fit fermer la porte,
et il jura qu'il ne la recevrait jamais si on n'augmentait la dot.
Les parents accoururent, de côté et d'autre , pour accommoder
l'affaire ; et, après bien de la résistance , ils firent convenir So-
' Tous les éditeurs modernes mettent ici cent tomans. Nous soupçon-
nons bien le motif de celle correction ; mais nous avons préféré con-
server le texte de Montesquieu. (P.)
^ Dans les premières éiiitions , celte Icllrc se termine ici. Les réllexions
qui suivi-nl ne se trouvent (|ue dans le supplément de I7ii. (V.)
LETTRFS PERSANES. ^57
limnn de faire un pelit présent à son gendre. Enfin , les cérémo-
nies du mariage accomplies, on conduisit la fille dans le lit avec
assez de violence-, mais, une heure après, cet étourdi se leva fu-
rieux,lui coupa le risage en plusieurs endroits, soutenant qu'elle
n'était pas vierge , et la renvoya à son père. On ne peut pas
être plus frappé qu'il l'est de cette injure. Il y a des personnes
qui soutiennent que cette fille est innocente. Les pères sont
bien malheureux d'être exposés à de tels affronts! Si pareil
traitement arrivait à ma fille, je crois que j'en mourrais de
douleur. Adieu.
Du sérail de Fatnié, le 9 de la lune de Gemmadi l , iVli.
LXXI. USBEK A ZÉLiS.
Je plains Soliman , d'autant plus que le mal est sans remède,
et que son gendre n'a fait que se servir de la liberté de la loi.
Je trouve cette loi bien dure , d'exposer ainsi l'honneur d'une
famille aux caprices d'un fou. On a beau dire que l'on a des
indices certains pour connaître la vérité, c'est une vieille er-
reur dont on est aujourd'hui revenu parmi nous; et nos mé-
decins donnent des raisons invincibles de l'incertitude de ces
preuves. 11 n'y a pas jusqu'aux chrétiens qui ne les regardent
comme chimériques, quoiqu'elles soient clairement établies
par leurs livres sacrés , et que leur ancien législateur en ait fait
dépendre l'innocence ou la condamnation de toutes les filles.
J'apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l'éduca-
tion de la tienne. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle
et aussi pure que Fatima ; quelle ait dix eunuques pour la
garder; qu'elle soit l'honneur et l'ornement du sérail où elle
est destinée; qu'elle n'ait sur sa tète que des lambris dorés,
et ne marche que sur des tapis superbes! Et, pour comble de
souhaits , puissent mes yeux la voir dans toute sa gloire!
h Paris, le r, de la lunedeClialval, I7ii.
33S LETTRES PERSANES.
LXXII. RICA A USBEK.
.le me trouvai l'autre jour dans une compagnie où je vis un
homme bien content de lui. Dans un quart d'heure, il décida
trois questions de morale , quatre problèmes historiques , et
cinq points de physique. Je n"ai jamais vu un décisionnaire si
universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre
doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ;
il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je
dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ;
je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse ;
mais à peine lui eus-je dit quatre mots , qu'il me donna deux
démentis , fondés sur l'autorité de MM. Tavernier et Char-
din. Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même , quel homme est-ce
là.' Il connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que
moi ! ;Mou parti fut bientôt pris : je me tus , je le laissai par-
ler, et il décide encore.
A Paris, le 8 de la lune de Zilcailc, 1715.
LXXIIF. RICA A **'. cy,-^^ 1
luaiqu'i
L^^^
J'ai oui parler d'iineespèce de tribuuaïciu'Qn^appelle J'Acil:,^
ilémjp frnnrai.sp._ Il n y en^ a poiril'Tîé liiofiis respect e^ns" le
monde; car on dit qu'aùssitof qu'il a décidé, le peuple Casse
ses arrêts Tel lui hnpose des lois qu'il est oiîiîgeae suivre.
( 11 y a quelque temps que, pour lixer son autorité, il (K)bna
un cûiLi de ses lugéinfents '. Cet enfant de tafit 'H^pferes était
presque vieux quand il naquit ; et , quoiqu'il Fût légitime , un
bâtard ' , qui avait déjà paru , l'avait presque étouffé dans sa
"nâissanfee. \ >-*^ '''^77 ^^
Ceux qyi le composent n'oSt^ u ouh"/ lonction que de jaser ^
sans cesse : l'éloge ya se placer comme de lui-même dans leur
' Son iliclionndire. (P.) ' ' ' ^-t-<-o(
' Le ilictiininuirc de Furclière. L'auteur fut cliassétle l'Académie. (P.i
LETTRES PERSANES. 359
babil éternel; et^tôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, kt
iuxeuT du panefrjTÏi^ife^vient les saisir, et ne les quitte p|us^^
( Ce corps a quarante têtes , toutes remplies de fi^es\(ïf
métaphores et d'antithèses^ tant de bouches ne parlent presque
que ^exclamation ; ses oreilles veulent toujours être. frappées _
par la cîEdence et l'harmonie. Pou£ les yeux , il n^ est j^as
question : il semble qulU^oîttait pour parler, et non pas pour
i'oir, 11 n'est point wnies^r ses pieds : car le temps , qui est /
5on (léarf , rébranie a todsles instants , et détruit toiit ce qu il
a fait. On a dit autrefois que ses mains étaient avlàe^fe ne
t'en dirai rien, et je laisse décider cela à ceux qui le savent
mieux que moi '. / j^j^.
Voilà des bizarreries, ***, que l'on ne voit noint dans notre
Perse. ISous n'avons point l'esprit porte a ces^etabliss^erits'
smgulrers et bizarres; nous cherchons toujours la nature dans
nos coutumes simples et nos manières naïves.
De Paris, le Ti de la lune deZilhagé, 171.5.
LXXIV. RICA A USBEK. Q j-t^-
Il y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me
dit : Je vous ai prorais de vous produire dans les bonnes mai-
sons de Paris; je vous mène à présent chez un grand seigneur
([uiest un des hommes du royaume qui représentent le mieux.
Que cela veut-il dire, monsieur.' est-ce qu'il est plus poli,
plus affable qu'un autre.' Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah!
j'entends : il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il
' S'il est aisé de donner à un bomme de mérite un bon ridicule sans
que cela tire à conséquence, à plus forte raison a une compagnie Litté-
raire, ou les titres et les prétentions sont péie-méle, sans que personne
se croie solidaire pour la compagnie . ou la compagnie pour personne.
Ce tribut, qu'il fallait payer a la gaieté française , ne compromettait pas
plus r.\cadémie que Montesquieu , et n'embarrassa ni l'un ni l'autre ,
quand l'auteur des Lettres persanes vint prendre la place qui lui était
due. (L. H) — H fut reçu à l'Académie française le 24 janvier 1728.
3<Î0 I.ETTr.KS PERSANES.
il sur tous ceux qui rapprochent ; si cela est, je n'ai que faire
d'y aller ; je prends déjà condamnation , et je la lui passe tout
entière.
Il fallut pourtant marcher, et je vis un petit homme si fier,
il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha
si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa
ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que
je ne pouvais me lasser de l'admirer : Ah ! bon Dieu ! dis-je en
moi-même , si , lorsque j'étais à la cour de Perse , je représen-
tais ainsi, je représentais un grand sot! Il aurait fallu , Usbek,
que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire
cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours
chez nous nous témoigner leur bienveillance. Ils savaient bien
que nous étions au-dessus d'eux ; et s'ils l'avaient ignoré, nos
bienfaits le leur auraient appris chaque jour. JS'ayant rien à
faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous
rendre aimables ; nous nous communiquions aux plus petits :
au milieu des grandeurs , qui endurcissent toujours, ils nous
trouvaient sensibles ; ils ne voyaient que notre cœur au-des-
sus d'eux ; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lors-
qu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies
publiques , lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étran-
gers, lorsque enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait
animer les soldats , nous remontions cent fois plus haut que
nous n'étions descendus ; nous ramenions la fierté sur notre
visage , et l'on trouvait quelquefois que nous représentions as-
sez bien.
De Paris, le I5 de la lune de Sapliar, I7I5.
LXXV. USBEK A RHÉDI.
« l < ■ A Venise.
y^iï faut que je te l'avoue , je n'ai point remarqué eliez les chré-
liens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi
les musulmans. Il v a bien loin chez eux de la |)rofes.sion à la
LETTRES PERSANES. 361
cropnce , de la croyance à la conviction , de la conviction à
la pratique. La religion est moins un sujet de sanctification
qu'un sujet de disputes qui appartient à tout le monde. Les
gens de cour, les gens de guerre , les femmes même , s'élèvent
contre les ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce
qu'ils sont résolus de ne pas croire. Ce n'est pas qu'ils se soient
déterminés par raison, et qu'ils aient pris la peine d'examiner la
vérité ou la fausseté de cette religion qu'ils rejettent : ce sont
des rebelles qui ont senti le joug, et l'ont secoué avant de l'avoir
connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité
que dans leur foi ; ils vivent dans un flux et reflux qui les
porte sans cesse de l'un à l'autre. Un d'eux me disait un jour :
Je crois l'immortalité de l'âme par semestre ; mes opinions
dépendent absolument de la constitution de mon corps ; selon
que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac
digère bien ou mal , que l'air que je respire est siibtil ou gros-
sier, que les ràndes dont je me nourris sont légères ou solides,
je suis spinosiste, socinien , catholique , impie , ou dévot.
Quand le médecin est auprès de mon lit, le confesseur me
trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion de
m' affliger quand je me porte bien ; mais je lui permets de me
consoler quand je suis malade : lorsque je n'ai plus rien à
espérer d'un côté, la religion se présente et me gagne par ses
promesses; je veux bien m'y livrer, et mourir du côté de l'es-
pérance.
Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent
tous les esclaves de leurs États, parce, disaient-ils, que le
christianisme rend tous les hommes é§aux. Il est vrai que cet
acte de religion leur était très-utile : ils abaissaient par là les
seigneurs , de la puissance desquels ils retiraient le bas peu-
ple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont
vu qu'il leiu" était avantageux d'avoir des esclaves; ils ont per-
mis d'en acheter et d'en vendre , oubliant ce principe de reli-
gion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise? vérité
dans un temps , erreur dans un autre. Que ne faisons-nous
MONTESniltl. .Il
c
3B2 LETTRES PERSANES.
comme les cliréliens? Nous sommes bien sioiplos de refuser
lies établissements et des conquêtes faciles dans des climats
heureux ■ , parce que l'eau n'y est pas assez pure pour nous la-
ver selon les principes du saint Alcoran !
Te rends grâces au Dieu tout-puissant , qui a envoyé Hali
on grand prophète, de ce que je professe une religion qui se
fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure con>nie
le ciel , dont elle est descendue. )
De Paris, le 13 de la lune deSaphav, I"I5.
LXXVI. USBEK A SON AMI IBBEN.
A Smyrne.
Les lois sont furieuses eu Europe contre ceux qui se tuent
t ux-mémes. On les fait mourir, pour ainsi dire , une seconde
fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; ou les note
d'infamie; ou confisque leurs biens.
Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand
je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi
\ eut-on m'empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver
cruellement d'un remède qui est en mes mains?
Pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je
consens de n'être plus; que je tienne malgré moi une conven-
tion qui s'est faite sans moi ? La société est fondée sur un
avantage mutuel; mais lorsqu'elle me devient onéreuse, qui
m'empêche d'y renoncer ? La vie m'a été donnée contme une
faveur ; je puis donc la rendre lorsqu'elle ne l'est plus : la
cause cesse, l'effet doit donc cesser aussi.
Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire
point les avantages de la sujétion? Mes concitoyens peuvent-
ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon dé -
' Les maliomélans ne se soucient point de prendre Venise, parce
((u'ils n'y trouveraient point d'eau pour leurs purilicalions. — Voyeï
ti-(lc\anl la lellre XXXI.
LETTRtS PERSANES. US
Sïspoir? Dieu, dilïéreat de tous les bienfaiteurs, veut-il me
coudainner à recevoir des grâces qui nraocablent?
Je suis obligé de suivre les lois quaud je vis sous les loisi
mais quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore?
Mais, dira-t-on, vous troublez l'ordre de la Providence.
Dieu a uni votre àme avec votre corps , et vous l'en séparez :
vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.
Que veut dire cela ? troublé-je l'ordre de la Providence lors-
que je cbange les modifications de la matière, et que je rends
carrée une boule que les premières lois du mouvement,
c'est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avaient
faite ronde? Non sans doute .je ne fais qu'user du droit qui
m'a été donné ; et , en ce sens , je puis troubler à ma fantaisie
toute la nature, sans que Ton puisse dire que je m'oppose à
la Providence.
Lorsque mon àme sera séparée de mon corps , y aura-t-il
tnoins d'ordre et moins d'arrangement dans l'univers ? Croyez-
vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et
moins dépendante des lois générales , que le monde y ait perdu
quelque chose, et que les ouvrages de Dieu soient moins
grands , ou plutôt moins immenses ?
Croyez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, im ver,
un gazon , soit changé en un ou\Tage de la nature moins di-
gne d'elle, et que mon anse, dégagée de tout ce qu'elle avait
de terrestre , soit devenue moins sublime?
Toutes ces idées, mon cher Ibben , n'ont d'autre source que
notre orgueil. Nous ne sentons point notre petitesse ; et , mal-
gré qu'on en ait , nous voulons être comptés dans l'univers ,
y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons
que l'anéantissement d'un êtreaussi parfait que nous dégrade-
rait toute la nature ; et nous ne concevons pas qu'un homme de
plus ou de moins dans le monde , que dis-je? tous les hom-
mes ensemble, cent millions de terres comme la nôtre, ne
sont qu'un atome subtil etdélié que Dieu n'aperçoit qu'à cause
de l'immensité de ses connaissances.
A Paris , le I j (le la lune de Saphir, 17! 5.
éSi LETTRES PERSANES.
LXXVII. IBBEN A USBEK.
A Paris.
Mou cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musul-
man , les malheurs sont moins des châtiments que des mena-
ces. Ce sont des jours bien précieux que ceu\ qui nous portant
à expier les offenses. C'est le temps des prospérités qu'il fau-
drait abréger. Que servent toutes ces impatiences, qu'à faire
voir que nous voudrions être lieureux , indépendamment de
celui qui donne les félicités , parce qu'il est la félicité même ?
Si un être est composé de deux êtres , et que la nécessité
de conserver l'union marque plus la soumission aux ordres
du Créateur, on en a pu faire une loi religieuse ; si cette
nécessité de conserver l'union est un meilleur garant des ac-
tions des lionnnes , on en a pu faire une loi civile.
De Smyrne , le dernier jour de la lune de Sapbar, I7I&.
LXXVni. RICA A USBEK.
Je t'envoie la copie d'une lettre qu'un Français qui est eu
Espagne a écrite ici; je crois que tu seras bien aise de la voir.
Je parcours depuis six mois l'Espagne et le Portugal, et je
vis parmi des peuples qui , méprisant tous les autres , font
aux seuls Français l'honneur de les haïr.
La gravité est le caractère brillant des deux nations; elle se
manifeste principalement de deux manières , par les lunettes
et par la moustache.
Les lunettes font voir démonstrativement que celui qui les
porte est un homme consommé dans les sciences et enseveli
dans de profondes lectures , à un tel point que sa vue s'en est
affaiblie ; et tout nez qui en est orné ou chargé peut passer,
sans contredit, pour lé nez d'un savant.
Pour la moustache, elle est respectable par elle-même , et
indépendamment des conséquences ; quoique pourtant on ne
laisse pas d'en tirer souvent de grandes utilités pour le ser-
LETTRES PERSANES. 3fi5
vice du prince et l'honneur de la nation, comme le fit bien
voir un fameux général portugais dans les Indes ' : car, se
trouvant avoir besoin d'argent, il se coupa une de ses mous-
taches, et envoya demander aux habitants de Goa vingt mille
pistoles sur ce gage ; elles lui furent prêtées d'abord , et dans
la suite il retira sa moustache avec honneur.
On conçoit aisément que des peuples graves et flegmati-
ques comme ceux-là peuvent avoir de la vanité; aussi en ont-
ils. Ils la fondent ordinairement sur deux choses bien con-
sidérables. Ceux qui vivent dans le continent de l'Espagne
et^u Portugaise sentent le cœur extrêmement élevé, lorsqu'ils
sont ce qu'ils appellent de vieux chrétiens , c'est-à-dire qu'ils
ne sont pas originaires de ceux à qui l'inquisition a persuadé
dans ces derniers siècles d'embrasser la religion chrétienne.
Ceux qui sont dans les Indes ne sont pas moins flattés lors-
qu'ils considèrent qu'ils ont le sublime mérite d'être , comme
ils disent, hommes de chair blanche. Il n'y a jamais eu dans
le sérail du Grand Seigneur de sultane si orgueilleuse de sa
beauté que le plus vieux et le plus vilain mâtin ne l'est de la
blancheur olivâtre de son teint , lorsqu'il est dans une ville
du Mexique , assis sur sa porte , les bras croisés. Un homme
de cette conséquence, une créature si parfaite, ne travaillerait
pas pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait ja-
mais , par une vile et mécanique industrie , de compromettre
l'honneur et la dignité de sa peau.
Car il faut savoir que lorsqu'un homme a un certain mé-
rite en Espagne , connue , par exemple , quand il peut ajouter
aux qualités dont je viens de parler celle d'être le propriétaire
d'une grande-épée , ou d'avoir appris de son père l'art de faire
jurer une discordante guitare , il ne travaille plus ; son hon-
neur s'intéresse au repos de ses membres. Celui qui reste
assis dix lieures par jour obtient précisément la moitié plus
de considération qu'un autre qui n'en reste que cinq , parce
que c'est sur les chaises que la noblesse s'acquiert.
' Jean de Castro.
31.
3f.G LLTTRES PERSANES.
Mais (iuoi(jue ces invincibles ennemis du travail fassent
parade d'une tranquillité philosophique, ils ne l'ont pourtant
pas dans le cœur; car ils sont toujours amoureux. Ils sont
les premiers honnnes du monde pour mourir de langueur
sous la fenêtre de leurs maîtresses ; et tout Espagnol qui n'est
pas enrhumé ne saurait passer pour galant.
Ils sont premièrement dévots, et secondement jaloux. Us
se garderont bien d'exposer leurs femmes aux entreprises d'un
soldat criblé de coups, ou d'un magistrat décrépit; mais ils
les enfermeront avec un novice fervent qui baisse les yeux ,
ou un robuste franciscain qui les élève.
Ils connaissent mieux que les autres le faible des femmes ;
ils ne veulent pas qu'on leur voie le talon, et qu'on les sur-
prenne par le bout des pieds : ils savent que l'imagination va
toujours , que rien ne l'amuse en chemin ; elle arrive , et là
on était quelquefois averti d'avance.
On dit partout que les rigueurs de iamour sont cruelles ,
elles le sont encore plus pour les Espagnols. Les femmes les
guérissent de leurs peines ; mais elles ne font que leur en
faire changer, et il leur reste souvent un long et fâcheux sou-
venir d'une passion éteinte.
Us ont de petites politesses qui en France paraîtraient mal
placées : par exemple , un capitaine ne bat jamais son soldat
sans lui en demander permission ; et l'inquisition ne fait ja-
mais brûler un Juif sans lui faire ses excuses.
Les Espagnols qu'on ne brûle pas paraissent si attachés à
l'inquisition, qu'il y aurait de la mauvaise humeur de la leur
ôter. Je voudrais seulement qu'on en établît une autre ; non
pas contre les hérétiques , mais contre les hérésiarques qui
attribuent à de petites pratiques monacales la même efficacité
(pi'aux sept sacrements , qui adorent tout ce qu'ils vénèrent ,
( t qui sont si dévots qu'ils sont à peine chrétiens.
Vous pourrez trouver de l'esprit et du bon sens chez les
l'.spagnols ; uiais n'en cherchez point dans leurs livres. Voyez
une de leurs bibliothèques, les romans d'un côté, et les sco-
Li;i rULS rhRSANtS. 36?
lasUques de l'autre ; vous diriez que les parties en ont été fai-
tes , et le tout rassemblé par quelque euuemi secret de la rai-
son humaine.
Le seul de leurs livres qui soit l)on est celui qui a fait voir
le ridicule de tous les autres ' .
Ils ont fait des découvertes immenses dans le nouveau
monde, et ils ne connaissent pas encore leur propre conti-
nent : il y a sur Icui's rivières tel port qui n'a pas encore été
découvert , et dans leurs montagnes des nations qui leur sont
inconnues ^
Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays :
mais il faut dire aussi qu'en faisant sa course il ne rencontre
que des campagnes ruinées et des contrées désertes.
Je ne serais pas fâché , Usbek , de voir une lettre écrite à
Madrid par un Espagnol qui voyagerait en France ; je crois
qu'il vengerait bien sa nation. Quel vaste champ pour un
homme flegmatique et pensif! Je m'imagine qu'il connnen-
cerait ainsi la description de Paris :
Il y a ici une maison où l'on met les fous ; on croirait d'a-
bord qu'elle est la plus grande de la ville; non ; le remède
<'st bien petit pour le mal. Sans doute que les Français, extrê-
mement décriés chez leurs voisins , enferment quelques fous
flans une maison, pour persuader que ceux qui sont dehors ne
le sont pas.
Je laisse là mon Espagnol. Adieu , mon cher Usbek.
De Paris, le 17 de la lune de Sapliar, 1715.
KIX. USBEK A RlIltDI. l^/'^ ^>'
LXXIX.
A Venise.
La plupart des législateurs ont été des honnnes bornés que
' Le Don QutchuUc. Voyez le chapitre vi de la première partie , ou
le curé et le barbier, après avoir passé en revue la bibliothèc)ue du che-
valier de la Manche , l'on! justice des livres qu'elle renferme. (P.)
^ Les Batuécas.
3M LETTRES PERSANES.
le hasard a mis à la tête des autres , et qui n'ont presque con-
sulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.
11 semble qu'ils aient méconnu la grandeur et la dignité
même de leur ouvrage : ils se sont amusés à faire des institu-
tions puériles, avec lesquelles ils se sont à la vérité confor-
més aux petits esprits , mais décrédités auprès des gens de bon
sens.
Ils se sont jetés dans des détails inutiles; ils ont donné
dans les cas particuliers : ce qui marque un génie étroit qui
ne voit les choses que par parties , et n'embrasse rien d'une
vue générale.
Quelques-uns ont affecté de se servir d'une autre langue
que la vulgaire ; chose absurde pour un faiseur de lois : com-
ment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues?
Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trou-
vées établies, c'est-à-dire qu'ils ont jeté les peuples dans les
désordres inséparables des changements.
11 est vrai que , par une bizarrerie qui vient plutôt de la na-
ture que de l'esprit des hommes , il est quelquefois nécessaire
de changer certaines lois. Mais le cas est rare; et lorsqu'il
arrive , il n'y faut toucher que d'une main tremblante : on y
doit observer tant de solennité , et apporter tant de précau-
tions, que le peuple en conclue naturellement que les lois
sont bien saintes , puisqu'il faut tant de formalités pour les
abroger.
Souvent ils les ont faites trop subtiles , et ont suivi des idées
logiciennes plutôt que l'équité naturelle. Dans la suite elles
ont été trouvées trop dures, et, par un esprit d'équité, on a
cru devoir s'en écarter; mais ce remède était un nouveau mal.
Quelles que soient les lois , il faut toujours les suivre , et le^s
regarder comme la conscience pubhque, à laquelle celle des
particuliers doit se conformer toujours.
Il faut pourtant avouer que quelques-uns d'entre eux ont
eu une attention qui marque beaucoup de sagesse ; c'est qu'ils
ont donné aux pères une grande autorité sur leurs enfants ;
LETTRES PERSANES. 389
rien ne soulage plus les magistrats , rien ne dégarnit plus les
tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquillité dans un
État , où les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que
les lois.
C'est de toutes les puissances celle dont on abuse le moins ;
c'est la plus sacrée de toutes les magistratures ; c'est la seule
qui ne dépend pas des conventions , et qui les a même pré-
cédées.
On remarque que, dans les pays où l'on met dans les
mains paternelles plus de récompenses et de punitions , les
familles sont mieux réglées : les pères sont l'image du Créateur
de l'univers , qui , quoiqu'il puisse conduire les hommes par
son amour , ne laisse pas de se les attacher encore par les
motifs de l'espérance et de la crainte.
Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remarquer la bi-
zarrerie de l'esprit des Français. On dit qu'ils ont retenu
des lois romaines un nombre infini de choses inutiles , et
même pis; et ils n'ont pas pris d'elles la puissance paternelle ,
qu'elles ont établie comme la première autorité légitime.
A Paris, le 18 de la lune de Saphar, 1715.
LXXX. LE GR.\ND EUNUQUE A USBER.
A Paris.
Hier des Arméniens menèrent au sérail une jeune esclave
deCircassie, qu'ils voulaient vendre. Je la fis entrer dans les
appartements secrets , je la déshabillai , je l'examinai avec
les regards d'un juge; et plus je l'examinai, plus je lui trou-
vai de grâces. Une pudeur virginale semblait vouloir les dé-
rober à ma vue ; je vis tout ce qu'il lui en coûtait pour obéir :
elle rougissait de se voir nue , même devant moi , qui ,
exempt des passions qui peuvent alarmer la pudeur, suis
inanimé sous l'empire de ce sexe, et qui, ministre de la mo-
destie dans les actions les plus libres , ne porte que de chastes
r^ards, et ne puis inspirer que l'innocence.
370 J.LTTRILS l'ERSANES.
Dès que je Teus jugée digne de toi, je baissai les yeux, je
lui jetai un manteau d'écarlate , je lui mis au doigt un anneau
d'or , je me prosternai à ses pieds , je l'adorai comme la reine
de ton cœur. Je payai les Arméniens ; je la dérobai à tous
les yeux. Heureux Usbek ! tu possèdes plus de beautés que
n'en enferment tous les palais d'Orient. Quel plaisir pour toi
de trouver à ton retour tout ce que la Perse a de plus ravis-
sant, et de voir dans ton sérail renaître les grâces à mesure
(jue le temps et la possession travaillent à les détruire!
Du sérail de Falmé, le i" de la lune de Rebiab 1 , 1715.
LXXXI. USBEK A RHEDI.
A Venise.
Depuis que je suis en Europe, mon cher Rliédi, j'ai vu
bien des gouvernements. Ce n'est pas comme en Asie, où les
règles de la politique se trouvent partout les mêmes.
rai souvent pensé en moi-même pour savoir quel de tous
les gouvernements était le plus conforme à la raison. 11 m'a
semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins
de frais, et qu'ainsi celui qui conduit les liommes de la ma-
nière qui convient le plus à leur pencbant et à leur inclina-
tion est le plus parfait.
Si, dans un gouvernement doux, le peuple est aussi sou-
mis que dans un gouvernement sévère , le premier est pré-
férable , puisqu'il est plus conforme à la raison , et que la sé-
vérité est un motif étranger.
Compte , mon cher Rhédi , que dans un État les peines plus
ou moins cruelles ne font pas que l'on obéis.se plus aux lois.
Dans les pays où les châtiments sont modérés, on les craint
comme dans ceux où ils sont t)Tanuiques et affreux.
Soit que le gouvernement soit doux, soit qu'il soit cruel,
on punit toujours par degrés, on inflige un châtiment plus ou
moins grand à un crime plus ou moins grand. 1/imaginalion
se plie d'elle-même aux mœurs du pays où l'on vit : huit jours
LETTRES PERSANES. 37 i
de prison, OU une légère amende, frappent autant l'esprit
(l'un Européen nourri dans un pays de douceur, que la perte
d'un bras intimide un Asiatique. Ils attachent un certain de-
gré de crainte à un certain degré de peine , et chacun la par-
tage à sa façon : le désespoir de l'infamie vient désoler un
Français qu'on vient de condamnera une peine qui n'oterait
pas un quart d'heure de sonnneil à un Turc.
D'ailleurs je ne vois pas que la police, Injustice et l'équi-
té soient mieux observées en Turquie , en Perse , chez le iMo-
gol, que dans les républiques de Hollande, de Venise, et
dans l'Angleterre même; je ne vois pas qu'on y commette
moins de crimes, et que les hommes, intimidés par la
grandeur des châtiments, y soient plus soumis aux lois.
,1e remarque au contraire une source d'injustice et de vexa-
lions au milieu de ces mêmes États.
Je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître
que partout ailleurs.
,fe vois que, dans ces moments rigoureux, il y a toujours
des mouvements tumultueux , où personne n'est le chef; et
que quand une fois l'autorité violente est méprisée , il n'en
reste plus assez à personne pour la faire revenir ;
Que le désespoir même de l'impunité confirme le désor-
dre, et le rend plus grand ;
Que, dans ces États, il ne se forme [joint de petite révolte,
et qu'il n'y a jamais d'intervalle entre le murmure et la sé-
dition ;
Qu'il ne faut point que les grands événements y soient
préparés par de grandes causes; au contraire, le moindre ac-
cident produit une grande révolution , souvent aussi imprévue
lie ceux qui la font que de ceux qui la souffrent.
Lorsque Osman , empereur des Turcs, fut déposé, aucun
de ceux qui commirent cet attentat ne songeait à le com-
mettre ; ils demandaient seulement en suppliants qu'on leur
fit justice sur quelque grief : une voix, qu'on n'a jamais con-
372 LETTRES PERSANES.
nue, sortit de la foule par hasard; le nom de Mustapha fut
prononcé , et soudain Mustapha fut empereur.
De Paris , le 2 de la lune de Rcbiab l , 1715.
LXXXII. NARGUM, ENVOYÉ DE PERSE EN MOS-
COVIE, A USBEK.
A Paris.
De toutes les nations du monde, mou cher Usbek, il n'y
en a pas qui ait surpassé celle des Tartares ni eu gloire ni
dans la grandeur des conquêtes. Ce peuple est le vrai domi-
nateur de l'univers ; tous les autres semblent être faits pour
le servir : il est également le fondateur et le destructeur des
empires ; dans tous les temps il a donné sur la terre des mat-
ques de sa puissance , dans tous les âges il a été le fléau des
nations.
Les Tartares ont conquis deux fois la Chine , et ils la tien-
nent encore sous leur obéissance.
Ils dominent sur les vastes pays qui forment l'empire du
]Mogol.
INIaîtres de la Perse , ils sont assis sur le trône de Cyrus et
de Gustape. Ils ont soumis la Moscovie. Sous le nom de
Turcs , ils ont fait des conquêtes immenses dans l'Europe ,
l'Asie et l'Afrique, et ils dominent sur ces trois parties de
l'univers.
Et , pour parler de temps plus reculés , c'est d'eux que sont
sortis presque tous les peuples qui ont renversé l'empire ro-
mahi.
Qu'est-ce que les conquêtes d'Alexandre , en comparaison
de celles de Gengis-kan ?
Il n'a manqué à cette victorieuse nation que des historiens
pour célébrer la mémoire de ses merveilles.
Que d'actions immortelles ont été ensevehes dans l'oubli !
que d'empires par eux fondés dont nous ignorons l'origine ! .
LETTRES PERSANES. 373
Cette belliqueuse nation , uniquement occupée de sa gloire
présente, sûre de vaincre dans tous les temps , ne songeait
point à se signaler dans l'avenir par la mémoire de ses con-
quêtes passées.
De Moscou, le 4 de la lune de Rebiab l , I7I5.
LXXXIII. RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Quoique les Français parlent beaucoup , il y a cependant
parmi eux une espèce de dervis taciturnes qu'on appelle
chartreux. On dit qu'ils se coupent la langue en entrant dans
le couvent; et on souhaiterait fort que tous les autres dervis
se retranchassent de même tout ce que leur profession leur
rend inutile.
A propos de gens taciturnes , il y en a de bien plus singu-
liers que ceux-là , et qui ont un talent bien extraordinaire :
ce sont ceux qui savent parler sans rien dire , et qui amusent
une conversation pendant deux heures de temps sans qu'il
soit possible de les déceler, d'être leur plagiaire , ni de retenir
un mot de ce qu'ils ont dit.
Ces sortes de gens sont adorés des femmes : mais ils ne le
sont pourtant pas tant que d'autres qui ont reçu de la na-
ture l'aimable talent de sourire à propos, c'est-à-dire à cha-
que instant , et qui portent la grâce d'une joyeuse approba-
tion sur tout ce qu'elles disent. "
Mais ils sont au comble de l'esprit lorsqu'ils savent enten-
dre finesse à tout, et trouver mille petits traits ingénieux
dans les choses les plus communes.
J'en connais d'autres qui se sont bien trouvés d'introduire
dans les conversations les choses inanimées , et d'y faire par-
ler leur habit brodé , leur perruque blonde , leur tabatière ,
leur canne , et leurs gants. Il est bon de commencer de la
nie à se faire écouter par le bruit du carrosse, et du marteau
qui frappe rudement la porte : c?t avant-propos prévient pour
374 LETTRES PERSANES.
le reste du discours ; et quand l'exorde est beau , il rend sup-
portables toutes les sottises qui viennent ensuite, mais qui
par bonheur arrivent trop tard.
Je te promets que ces petits talents , dont on ne fait aucun
(<is chez nous , servent bien ici ceux qui sont assez heureux
pour les avoir, et qu'un homme de bon sens ne brille guère
devant ces sortes de gens.
De Paris, le G de la lune fie Rebiab :î , I7l.">.
LXXXIV. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
S'il y a un Dieu , mon cher Rhédi , il faut nécessairement
(ju'il soit juste car, s'il ne l'était pas , il serait le plus mau-
vais et le plus imparfait de tous les êtres.
La justice est un rapport de convenance qui se trouve réel-
lement entre deux choses ; ce rapport est toujours le même ,
quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu , soit que
ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.
Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rap-
ports; souvent même lorsqu'ils les voient , ils s'en éloignent,
et leur intérêt est toujours ce qu'ils voient le mieux. La jus-
tice élève sa voix; mais elle a peine à se faire entendre dans
le tumulte des passions.
Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu'ils ont
intérêt de les commettre , et qu'ils aiment mieux se satis-
faire que les autres. C'est toujours par un retour sur eux-
mêmes qu'ils agissent : nul n'est mauvais gratuitement; il
faut qu'il y ait une raison qui détermine, et cette raison est
toujours une raison d'intérêt.
ÎVIais il n'est pas possible que Dieu fasse jamais rien d'in-
juste : dès qu'on suppose qu'il voit la justice, il faut néces-
sairement qu'il la suive ; car, comme il n'a besoin de rien ,
et qu'il se suffit à lui-même , il serait le plus méchant de
tous les êtres , puisqu'il le serait sans intérêt.
LLT TRHS PERSANES. 375
Ainsi , quaad il u y aurait pas de Dieu , nous devrioub tou-
jours ainier la justice ; c est-à-di're faire nos efforts pour res-
sembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui,
s'il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous se-
rions du joug de la religion , nous ne devrions pas l'être de
celui de l'équité.
Voilà , Rhédi , ce qui m'a fait penser que la justice est éter-
nelle, et ne dépend point des conventions humaines; eî
quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible qu'il
faudrait se dérober à soi-même.
Nous sommes entourés d'hommes plus forts que nous;
ils peuvent nous nuire de mille manières différentes, les
trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément. Quel
repos pour nous de savoir qu'il y a dans le cœur de tous ces
iiomraes un principe intérieur qui combat en notre faveur, et
nous met à couvert de leurs entreprises ?
Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle,
nous passerions devant les hommes comme devant les lions;
et nous ne serions jamais assurés un moment de notre vie,
de notre bien , ni de notre honneur. iy\'J---^ \
Toutes ces pensées m'animent contre ces docteurs qui re-
présentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyranni-
que de sa puissance ; qui le font agir d'une manière dont nous
ne voudrions pas agir nous-mêmes , de peur de l'offenser ;
qui le chargent de toutes les imperfections qu'il punit en
nous , et , dans leurs opinions contradictoires , le représentent
tantôt comme un être mauvais , tantôt comme un être qui
liait le mal et le punit.
Quand un homme s'examine , quelle satisfaction pour lui
de trouver qu'il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu'il
est, doit le ravir : il voit son être autant au-dessus de ceux
qui ne l'ont pas , qu'il se voit au-dessus des tigres et des ours.
Oui , Rhcdi, si j'étais sûr de suivre toujours inviolablernent
cette équité que j'ai devant les yeux, je me croirais le pre-
mier des hommes.
De Paris, le T' de la lune de Gemmadi 1 , 1715.
a: 6 LETTRES PERSANES.
LXXXV. RICA A***.
Je fus hier aux Invalides : j'aimerais autant avoir fait cet
établissement , si j'étais prince , que d'avoir gagné trois ba-
tailles. On y trouve partout la main d'un grand monarque. Je
crois que c'est le lieu le plus respectable de la terre.
Quel spectacle que de voir dans un même lieu rassemblées
toutes ces victimes de la patrie , qui ne respirent que pour la
défendre , et qui , se sentant le même cœur et non pas la
même force, ne se plaignent que de l'impuissance où elles
sont de se sacriûer encore pour elle!
Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles,
dans cette retraite, observer une discipline aussi exacte que
s'ils y étaient contraints par la présence d'un ennemi , cher-
cher leur dernière satisfaction dans cette image de la guerre ,
et partager leur cœur et leur esprit entre les devoirs de la
religion et ceux de l'art militaire !
Je voudrais que les noms de ceux qui meurent pour la patrie
fussent écrits et conservés dans les temples , dans des regis-
tres qui fussent comme la source de la gloire' et de la noblesse.
A Paris , le 15 de la lune de Gemmadi l , 1715.
/
V LXXXVI. USBEK A MIRZA.
A Ispahan.
/Tu sais, Mirza, que quelques ministres^de Cha-Solunau
avaient formé le dessein d'obliger tous les Arméniens de P^r^'et'
de quitter le royaume , ou de se*faîre mahométans , dans la
pensée que notre empire serait toujours pollué tandis qu'il
garderait dansson sein cesinGdèles. )
/ C était teit de îa^ granÔeur persane , si dans cette occasion
l'aveugle dévotion avait été écoutée. , -v^-v^ -
/ On ne sair'cofitnïe la chose manqua. Ni ceux qui wentïa
proposition , ni ceux qui la rejetèrent , n'en conûurent les con-
^
LETTRES PERSANES. 377
séquences : le hasard fîtrofricejeJaxaisoiLet/ip In ^iLi^p.
et sauva rempirejillun périLplus grand que celui qu'il aurait
pu courir de la perte de trois batailles et de la prise de deux
villes. )
En proscrivant les Arméniens , on pensa détruire en un seul
jour tous les négociants et presque tous les artisans du royaume.
Je suis sur que le grand Cha-Abas aurait mieux aimé se faire '
couper les deux bras que de signer un ordre pareil , et qu'en
eiwoy^nt au Mogol et aux autres rois des Indes ses sujets les
plus industrieux , il aurait cru leur donner la moitié de ses
États. ^ ,^ /'-^^t^:.^C^ y^C-^
Les4)ersécutions que nos mahométans zélés ont faites aux
^S^M^\i^siiû.ii!^^^èÀ£^^&'^È\.iQ}A'S, dansl^lndes , et ont
privé la Perse de cette laborieuse liati^ , si appliquée au labou-
rage , qui seule , par son travail , était en état de vaincre la sté-
rilité de nos terres.
Une restait à la dévotion qu'un second coup à faire : c'était
de ruiner l' industrie ; moyennant quoi l'empire tôTmalLde
lui-même , et avec lui , par une suite nécessaire , cette même
religion qu'on voulait rendre si florissante.
S'il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s'il
n'est pas bon que dans un État il y ait plusieurs religions.
On r^rgarque que ceux qui vivent dansdes religions tolé-
rées se rendent ordinairement plus utiléâ àTleurpatrie que ceux
qui vivent dansja religion dojninante, parce que, éloignés des
honneurs , ne pouvant se distinguer f^uepar leur opulence et
leurs richesses , ils sont portés à en accp^nr par leur travail ,
et à embrasser les emplois de la société les plusnénibles.
D' ailleurs, comme toutes les religions contiennent des pré-
ceptes utiles à la société , il est bon qu'elles soient observées
avec zèle. Or qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle que
leur multiplicité "> û^
(Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie
cR^ceMjusqu'aux particuliers :bhacun se tient sur ses gardes ,
et craint défaire des choses qm déshonoreraient son parti^et
378 LKIiUKS l'KnSAN'KS.
rexposeraient aux mépris et aux censures inipardonuablcs du
parti contraire.
Aussi a-t-on toujours remarqué ^u une secte nouvelle, in-
troduite dans un État , était le moyen le plus sûrjour corriger
tous les abus de l'ancienne. * -^-^
On a beau dire quïl n'est pas de l'intérêt du prince de souf-
' frir plusieurs religions dans son État : quand toutes les sectes
du monde viendraient s'y rassembler, cela ne lui porterait aucun
préjudice , parce cju'il n'y eu a aucune qui ne prescrive l'obéis-
sance et ne prècbela soumission.
I J'avoue que les histoires sont remplies iles_guerres-de reli-
Cv^'^ion ; mais, qu'on y prenne bien garde ^£n]esLpûinLla_niul-
fipÏÏcitéjles religions qu] aj)roduit ces guerres, c'est l'esprit
d'^olérance qui a6fmîaft>ene quLse croyait la dominante.
( C'est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des
Égyptiens , et qui d'eux est passé comme une maladie épidé-
mique et populaire aux mahométans et aux chrétiens. ^
C'est enfin cet esprit de vertige dont les progrès ne p<^uven t
être regardés que comme une éclipse entière de la raison hu-
maine.
Car enfin , quand il n'y aurait pas de Tmlmmanité à affliger
la conscience des autres , quand il n'en résulterait aucun des
mauvais effets quLen germent à milliers, il faudrait être fou
pour s'en avjsjer/Ce^
^^^ nele fifft'sans doute que parce qu'il ^le changerairpas'la
y /_H.~'--<^t- éJi ,.£-1-, a--^^ -o^-* i-i '/_>^— V v^
-qrSînië on voudraitlV forcer *d trouve donc éfraqge^ue je nV
jCJl^ fassépa^lîtiè chose qu'il ne ferait pas lui-même peut-être pour
l'empire du monde. ) . , y- /^
^^-^if- J^^ — ^ ^ Vîsx\% , le 2G de la lune de Gemmadi l , 1715.
LXXXVII. RICV.A***.
Il semble ici que les familles se gouvernent toutes seules. Le
mari u a qu'une ombre d'autorité sur sa femme , le père sur ses
Olifants, le m.iîlre sur .ses esclaves. La ju.stice se mêle de tous
LliTTRES PERSANES. .{7!)
leurs différends ; cl sois sûr qu'elle est toujours contre le mari
jaloux, le père chagrin, le maître incommode.
J'allai l'autre jour dans le lieu où se rend la justice. Avant
que d'y arriver, il faut passer sous les armes d'un nombre
inûni de jeunes marchandes qui vous appellent d'une voix
trompeuse'. Ce spectacle d'abord e^t assez riant; mais il
devient lugubre lorsqu'on entre dans les grandes salles, où
l'on ne voit que des gens dont l'habit est encore plus grave que
la figure. Enfla on entre dans le lieu sacré où se révèlent tous
les secrets des familles , et où les actions les plus cachées sont
mises au grand jour.
Là , une fille modeste vient avouer les tourments d'une vir-
ginité trop longtemps gardée, ses combats , et sa douloureuse
résistance : elle est si peu (ière de sa victoire , qu'elle menace
toujours d'une défaite prochaine ; et pour que son père n'ignore
plus ses besoins , elle les expose à tout le peuple.
Une femme effrontée vient ensuite exposer les outrages
qu'elle a faits à sou époux, comme une raison d'eu être
séparée.
Avec une modestie pareille , une autre vient dire qu'elle est
lasse de porter le titre de femme sans en jouir; elle vient
révéler les mystères cachés dans la nuit du mariage; elle veut
qu'on la livre aux regards des experts les plus habiles , et
qu'une sentence la rétablisse dans tous les droits de la virginité.
11 y en a même qui osent défier leurs maris , et leur demander
en public un combat ^ que les témoins rendent si difficile :
épreuve aussi Hétrissante pour la femme qui la soutient que
pour le mari qui y succombe.
Un nombre infini de filles ravies ou séduites font les
' Les galeries du palais de Justice élaient alors fréquentées , cominc
le sont aujourd'hui celles du Palais-Royal, par les étrangers el les cu-
Tieux , (|ui y trouvaient tout ce qu'ils cherchaient, et souvent ce qu'ils
ne cherchaient pas. Elles avaient déjà fourni à l'ainé des Corneille le su
jet d'une comédie qui offre des détails pleins U'intérét. (P.)
^ Ce honteux usage, connu sous le nom de congrès, et déjà flétri par
Boileaudans sa huitième satire, ;(\ai( été aholi vers la lin du dix-sep-
tième siècle. (P.)
380 LETTRES PERSANES.
hommes beaucoup plus mauvais qu'ils ne sont. L'amour fait
retentir ce tribunal ; on n'y entend parler que de pères irrités ,
de filles abusées , d'amants infidèles , et de maris chagrins.
Par la loi qui y est observée , tout enfant né pendant le
mariage est censé être au mari : il a beau avoir de bonnes
raisons pour ne pas le croure , la loi le croit pour lui , et le sou-
lage de l'examen et des scrupules.
Dans ce tribunal , on prend les voix à la majeure ; mais on
a reconnu par expérience qu'il vaudrait mieux les recueillir à
la mineure : et cela est bien naturel , car il y a très-peu d'es-
prits justes , et tout le monde convient qu'il y en a une infinité
de faux.
A Paris, le I" de la lune de Gemmadi 2, I7i5.
LXXXVIII. RICA A ***.
'■J^ v^n dit que Tiiomme est un animal sociable, ^^cepied^^,
il me paraît que le Français ésf plus homme qu'un.aut^ c'est
l'homme par exceîfênce ; car il semble être fait unijjiîenwnt
pour la société.
Mais j'ai remarqué parmi eux des gens qui non-seulement
sont sociables , mais sont eux-mêmes la sodétéu^verselle.
Ils se multiplient dans tous les coins , et peuplent en un ins-
tant les quatre quartiers d'une ville : cent hommes decette
. p'à^tece'îibondenl'^ïîfs^ue deux mille citoyens ; ils pburraienl
r^jffer^x y^ des étrangers les ravages de la peste ou de la
■*-'' famine. On^emande dans les écoles si un corps peut être eli""^
uiHîtSta^llîn'plusieurs lieux : ils sont une preuve de ce que les
philosophes mettent en question.
Ils sont toujours ejn^ssés , parce qu'ils ont l'affaire impor-
tante de demander à tous ceux qu'ils voient où ils vont et d'où
ils viennent. , - iMj~Xj.
On ne leur teâit^jamais de la tête qu'il est de Id/bien-
séançed&jùsUer chaque joucie-publiç j'^jêtaiL sans compter
les visites qu'ils font en gros dans les lieux où l'on s'assemble;
LETTRES PERSANES. 381
mais , comme la voie en est trop abrégée , elles sont comptées
pour rien dans les rèdes de leur cérémonial, , j . S "^L^^
/Jls fatiguent plus les portes des maisonsacoîlps de marteau-"^
que les vents et les tempétesl Si Ton allait examiner la liste
de tous les portiers , on y trouverait chaque jour leur nom
de condoléance, ou dans des sôHicitations de mariage. Le roi
ne fait point de gratification à quelqu'un de ses sujets qu'il
ne leur en coûte une voiture pour lui en aller témoigner leur
joie. Enfin , ils reviennent chez eux , bien fatigués , se reposer,
pour pouvoir reprendre le lendemain le^rspémbles fonctionsr
Un d'eux mourut l'autre jour dej^situde, et on mit cette '
épitaphe sur soitiotûbeau. : « C'estici que repose celui qui ne
s'ejtjaniais reposé. Il s'est promené a cinq cent trente qq.-
terrements. Il s'est réjoui de la naissance de deux mille six
cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité ses
amis , toujours en des termes dîîîereuts , montent à At^ mil-
lions sLx cent mille li\Tes ; le chemin qu'il a lait sur le pavé,
à neuf mille six cents stades ; celui qu'il a fait dans la cam-
pagne, à trente-six. Sa conversation était amusante; il avait
un fonds tout fait de trois cent soLxaute-cinq contes ; il pos-
sédait d'ailleurs, depuis son jeune âge, cent'Hïx^huit épd^-^
phthegmes tirés des anciens, qu'U employait dans les occa-
sioîîs'brillantes. Il est mort enfin à la soixantième année de
son âge. Je me tais, voyageur; car comment pourrai.s-je
achever de te dire ce qu'il a fait et ce qu'il a vu .' >>
De Paris, le 3 de la lune de Gemmadl 2, 1715.
LXXXIX. USBEK A RHEDI.
A Venise. „
A Paris rgone, la libei;té4t^ l'égalité. La naissance, la ver-
tu , le méritêmémé de la guerre , quelque brillant qu'il soit.
ne sauve pas un homm.e de la foule dans laquelle il est con-
382 LETTRES FliRSANl^S.
fondu. I^.i;ilcmsi»-4ks_rnn^rs y est tm^uinîT?. On dit que le
premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son
carrosse. /
J (^ /Un grand seigneur est un homme qui voit le roi , qui parle
' aux ministrëFTqui a des ancêtr^ , des dettes et des pensions.
S'il peut avec cela cacher son Js^fi?^ par un air empressé,
ou par un feint attachement pour les plaisirs , il croit être le
plus heureux de tous les hommesj)
^ j En Perse, il n'y a de grands que ceux à qui le monarque
\^^' oOnne quelque part au gouvernement. Ici , il y a des gens qui
sont grands par leur naissance ; mais ils sont sans crédit. Les
rois font comme ces ouvriers hahiles qui , pour exécuter leurs
ouvrages, se servent toujourSjdes^ machines les plus simples.
La faveur est la grande (imnité des Français. Le |sii^istre_
ostlegrand prêtre, qui lui offrehien des victimes. Ceux qui l'en-
tourent ne sont point habillés de blanc : tantôt sacrificateurs,
et tantôt sacrifiés , ils se dévouent eux-mêmes à leur idole
avec tout le peuple.
A Paris , le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1715.
XC. USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Le désir de la gloire n'est point différent de cet instinct que
toutes les créatures ont pour leur conservation. 11 semble que
nous augmentons notre être lorsque nous pouvons le porter
dans la mémoire des autres : c'est une nouvelle vie que nous
acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que
nous avons reçue du ciel.
Mais comme tous les hommes ne sont pas également at-
tachés à la vie , ils ne sont pas aussi également sensibles à la
gloire. Cette noble passion est bien toujours gravée dans leur
cœur; mais l'imagination cl l'éducation la modifient de mille
manières.
LETTRES PERSANES. 383
Otte différence , qui se trouve d'hoiiinie a lioninie, se fiiit
encore plus sentir de peuple à peuple.
On peut poser pour maxime que , dans chaque État , le
ilésir de la gloire croît avec la liberté des sujets, et diminue
avec elle : la gloire n'est jamais compagne de la servitude.
Un homme de bon sens me disait l'autre jour : On est eu
France , à bien des égards , plus libre qu'en Perse ; aussi y
aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à
un Français, avec plaisir et avec goût, ce que votre sultau
n'obtient de ses sujets qu'en leur mettant sans cesse Rêvant
les yeux les supplices et les récompenses.
Aussi , parmi nous, le prince est-il jaloux de l'honneur du
dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux
respectables : c'est le trésor sacré de la nation , et le seul dont
le souverain n'est pas le maître, parce qu'il ne peut l'être sans
choquer ses intérêts. Ainsi , si un sujet se trouve blessé dans
son honneur par son prince , soit par quelque préférence ,
soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ
sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.
La différence qu'il y a des troupes françaises aux vôtres,
c'est que les unes , composées d'esclaves naturellement lâches,
ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châti-
ment , ce qui produit dans l'àme ua nouveau genre de terreui
qui la rend comme stupide; au lieu que les autres se présen-
tent aux coups avec délice , et bannissent la crainte par une
satisfaction qui lui est supérieure.
Mais le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la
vertu , semble être établi dans les républiques , et dans les pays
où l'on peut prononcer le mot de patrie. A Rome, à Athè-
nes, à Lacédémone, l'honneur payait seul les services les
plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une sta-
tue, un éloge, était une récompense immense pour une ba-
taille gagnée ou une ville prise.
Là, un homme qui avait fait une belle action se trouvait
suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pou-
384 LETTRES PERSANES.
vait voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentît le plaisir
d'être son bienfaiteur ; il comptait le nombre de ses services
par celui de ses concitoyens. Tout bomme est capable défaire
du bien à un homme ; mais c'est ressembler aux dieux que de
contribuer au bonheur d'une société entière.
Mais cette noble émulation ne doit-elle point être entière-
ment éteinte dans le cœur de vos Persans , chez qui les em-
plois et les dignités ne sont que des attributs de fantaisie du
souverain? La réputation et la vertu y sont regardées comme
imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du
prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un
homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sur de
ne pas être déshonoré demain. Le voilà aujourd'hui général
d'armée : peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et
qu'il n'aura plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait
un bon ragoût.
De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 2, 1715.
XCL USBEK AU MÊME.
A Smyrne.
De cette passion générale que la nation française a pour la
gloire , il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain
je ne sais quoi qu'on appelle point d'honneur : c'est propre-
ment le caractère de chaque profession ; mais il est plus mar-
qué chez les gens de guerre , et c'est le point d'honneur par
excellence. Il me serait bien difficile de te faire sentir ce que
c'est ; car nous n'en avons point précisément d'idée.
Autrefois les Français , surtout les nobles , ne suivaient
guère d'autres lois que celles de ce point d'honneur : elles
réglaient toute la conduite de leur vie ; et elles étaient si sé-
vères qu'on ne pouvait, sans une peine plus cruelle que la
mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus pe-
tite disposition.
Quand U s'agissait de régler les différends , elles ne près-
LETTRES PERSANES. 3S5
crivaient guère qu'une manière de décision , qui était le duel,
qui tranchait toutes les difficultés ; mais ce qu'il y avait de
mal, c'est que souvent le jugement se rendait entre d'autres
parties que celles qui y étaient intéressées '.
Pour peu qu'un homme fût connu d'un autre , il fallait
qu'il entrât dans la dispute , et qu'il payât de sa personne ,
comme s'il avait été lui-même en colère. Il se sentait toujours
honoré d'un tel choix et d'une préférence si flatteuse; et tel
qui n'aurait pas voulu donner quatre pistoles à un homme
pour le sauver de la potence, lui et toute sa famille, ne fai-
sait aucune difficulté d'aller risquer pour lui mille fois sa vie.
Cette manière de décider était assez mal imaginée; car de
ce qu'un homme était plus adroit ou plus fort qu'un autre .
il ne s'ensuivait pas qu'il eût de meilleures raisons.
Aussi les rois l'ont-ils défendue sous des peines très-sévè-
res; mais c'est en vain : l'honneur, qui veut toujours régner,
se révolte , et il ne reconnaît point de lois.
Ainsi les Français sont dans un état bien violent, car les
mêmes lois de l'honneur obligent un honnête homme de se
venger quand il a été offensé; mais, d'un autre côté, la jus-
tice le punit des plus cruelles peines lorsqu'il se venge. Si
l'on suit les lois de l'honneur, ou périt sur un échafaud ; si
l'on suit celles delà justice, on est banni pour jamais delà
société des hommes : il n'y a donc que cette cruelle alterna-
tive, ou de mourir, ou d'être indigne de vi\Te.
De Paris , le i s de la lune de Gemmadi 2, I7I3.
XCII. USBER A RUSTAN.
A Ispahau.
Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de
Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du
monde. 11 apporte au monarque des Français des présents
' On se faisait ordinairement représenter par des champions merce-
naires. (P.)
386 LETTRES PERSANES.
que le mUre ne saurait donner à un roi d'Irinietle ou de Géor-
gie; et, par sa lâclie avarice, il a flétri la majesté des deux
empires.
11 s'est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le
plus poli de l'Europe, et il a fait dire en Occident que le roi
des rois ne domine que sur des barbares.
Il a reçu des honneurs qu'il semblait avoir voulu se faire
refuser lui-même; et, comme si la cour de France avait eu
plus à cœur la grandeur persane que lui , elle l'a fait paraître
avec dignité devant un peuple dont il est le mépris.
Ne dis point ceci à Ispahan : épargne la tète d'un malheu-
reux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur
propre imprudence et de l'indigne choix qu'ils ont fait.
De Paris , le dernier de la lune de Gemmadi 2 , 1715.
XCIII. USBEK A RHEDI.
A Venise.
Le monarque qui a si longtemps régné n'est plus ■. Il a bien
fait parler des gens pendant sa vie; tout le monde s'est tu à
sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment , il a
paru ne céder qu'au destin. Ainsi mourut le grand Cha-Abas,
après avoir rempli toute la terre de son nom.
Ne crois pas que ce grand événement n'ait fait faire ici que
(les réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à
prendre ses avantages dans ce changement. Le roi , arrière -
petit-fds du monarque défunt, n'ayant que cinq ans, un prince
son oncle ^ a été déclaré régent du royaume.
Le feu roi avait fait un testament qui bornait l'autorité du
régent. Ce prince habile a été au parlement; et, y exposant tous
les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du nio-
' Il mourut le I" septembre 1715.
' Philippe d'Orléans , pelit-lils de Louis XIII. Il niourul le 2 décembre
1723 , Agé de cinquante ans. (P.)
LETTRES PERSANES. 387
narquc , qui , voulant se survivre à lui-même , semblait avoir
prétendu régner encore après sa mort.
Les parlements ressemblent à ces ruines que l'on foule aux
pieds , mais qui rappellent toujours l'idée de quelque temple
fameux par l'anciemie religion des peuples. Ils ne se mêlent
guère plus que de rendre la justice; et leur autorité est tou-
jours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue
ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi
le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps , qui dé-
truit tout; à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli; à
l'autorité suprême, qui a tout abattu.
INIais le régent , qui a voulu se rendre agréable au peuple ,
a paru d'abord respecter cette image de la liberté publique ;
et , comme s'il avait pensé à relever de terre le temple et l'i-
dole, il a voulu qu'on les regardât comme l'appui de la
monarchie et le fondement de toute autorité légitime.
A Paris , le 4 de la lune de Rhégeb , 17I5.
XCIV. USBEK A sors FRÈRE,
SANTON AU MONASTÈRE DE CASBIX.
Je m'humilie devant toi , sacré santon , et je me prosterne ;
je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes
yeux. Ta sainteté est si grande, qu'il semble que tu aies le
cœur de notre saint prophète ; tes austérités étonnent le ciel
même ; les anges t'ont regardé du sommet de la gloire , et ont
dit : Comment est-il encore sur la terre , puisque son esprit est
avec nous , et vole autour du trône qui est soutenu par les
nuées ?
Et comment ne t'honorerais-je pas , moi qui ai appris de nos
docteurs que les dervis, même infidèles, ont toujours un ca-
ractère de sainteté qui les rend respectables aux vrais croyants ;
et que Dieu s'est choisi dans tous les coins de la terre dos
Jimes plus pures que les autres, qu'il a .séparées du monde
impie , afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes
388 LETTRES PERSANES
suspendisseut sa colère , prête à tomber sur tant de peuples
rebelles ?
Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers san-
tons , qui se réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de
la Thébaïde, et eurent pour chefs Paul , Antoine et Pacôme.
Si ce qu'ils en disent est vrai , leurs vies sont aussi pleines de
prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passaient
quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme ; mais ils
habitaient la nuit et le jour avec des démons : ils étaient sans
cesse tourmentés par ces esprits malins ; ils les trouvaient au
lit, ils les trouvaient à table; jamais d'asile contre eux. Si tout
ceci est vrai , santon vénérable , il faudrait avouer que per-
sonne n'aurait jamais vécu en plus mauvaise compagnie.
Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires connue
une allégorie bien naturelle , qui nous peut servir à nous faire
sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-
nous dans le désert un état tranquille , les tentations nous sui-
vent toujours ; nos passions , figurées par les démons , ne nous
quittent point encore ; ces monstres du cœur, ces illusions de
l'esprit, ces vains fantômes de l'erreur et du mensonge, se
montrent toujours à nous pour nous séduire , et nous attaquent
jusque dans les jeûnes et les cilices, c'est-à-dire jusque dans
notre force même.
Pour moi , santon vénérable , je sais que l'envoyé de Dieu
a enchaîné Satan , et l'a précipité dans les abîmes : il a purifié
la terre , autrefois pleine de son empire, et l'a rendue digne
du séjour des anges et des prophètes.
A Paris, le 9 de la lune de Chalihan, 1715.
XCV. USBElv A RHÉDI.
A Venise.
Je n'ai jamais ouï parler du droit public, qu'on n'ait com-
mencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des
sociétés ; ce qui me paraît ridicule. Si les liommes n'en for-
LETTRES PEIISA>ES. 389
maient point , s'ils se quittaient et se fuyaient les uns les au-
tres , il faudrait en demander la raison , et chercher pourquoi
ils se tiennent séparés : mais ils naissent tous liés les uns aux
autres ; un fils est né auprès de son père , et il s'y tient : voila
la société et la cause de la société.
Le droit public est plus connu en Europe qu'en Asie; ce-
pendant on peut dire que les passions des princes , la patience
des peuples , la flatterie des écrivains , en ont corrompu tous
les principes.
Ce droit, tel qu'il est aujourd'hui , est une science qui ap-
prend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la
justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein, Rhédi, de
vouloir, pour endurcir leur conscience , mettre l'iniquité en
système, d'en donner des règles , d'en former des principes ,
et d'en tirer des conséquences !
La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n'a d'au-
tre règle qu'elle-même, ne produit pas plus de monstres que
cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible
qu'elle est.
On dirait, Rhédi, qu'il y a deux justices toutes différentes :
lune qui règle les affaires des particuliers , qui règne dans le
droit civil ; l'autre qui règle les différends qui surviennent de
peuple à peuple, qui tjTannise dans le droit public : comme
si le droit public n'était pas lui-même un droit civil, non pas
a la vérité d'un pays particulier, mais du monde.
Je t'expliquerai dans une autre lettre mes pensées la-
dessus.
De Paris , le l" de la lune de Zilhagé , I7)c.
XCVI. USBEK AU MÊME.
Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen :
chaque peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peu-
ple. Dans cette seconde distribution de justice, on ne peut
employer d'autres maximes que dans la première.
33.
390 LETTRES l'ERSANES.
De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger,
parce que les sujets de disputes sont presque foujours clairs
et faciles à ferniiner. Les intérêts de deux nations sont ordi-
nairement si séparés , qu'il ne faut qu'aimer la justice pour
la trouver : on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.
Il n'en est pas de même des différends qui arrivent entre
particuliers. Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont
si mêlés et si confondus , il y en a tant de sortes différentes ,
qu'il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité
des parties ciierche à obscurcir.
ii n'y a que deux sortes de guerres justes : les unes qui se
font pour repousser un ennemi qui attaque , les autres pour
secourir un allié qui est attaqué.
Il n'y aurait point de justice de faire la guerre pour des
querelles particulières du prince, à moins que le cas ne fût si
grave qu'il méritât la moi't du prince , ou du peuple qui Ta
commis. Ainsi un prince ne peut faire la guerre parce qu'on
lui aura refusé un honneur qui lui est dû ; ou parce qu'on aura eu
quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs,
et autres choses pareilles; non plus qu'un particulier ne peut
tuer celui qui lui refuse le pas. La raison en est que, comme
la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans le-
(|uel il faut toujours que la peine soit proportionnée à la
faute , il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la
mort : car faire la guerre à quelqu'un , c'est vouloir le punir
de mort.
Dans le droit public, l'acte de justice le plus sévère c'est la
puerre : puisqu'elle peut avoir l'effet de détruire , son but est
la destruction de la société.
lies représailles sont du second degré : c'est une loi que les
tribunaux n'ont pu s'empêcher d'observer, de mesurer la peine
par le crime.
Un troisième acte de justice est de priver un prince des
avantages qu'il peut tirer de nous, proportiomiant toujours la
peine à l'offense.
LETTRES PERSANES. 391
Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent ,
est la renonciation àralliance du peuple dont on a à se plain-
dre. Cette peine répond à celle du bannissement établi par les
tribunaux, qui retranche les coupables de la société. Ainsi un
prince à l'alliance duquel nous renonçons est retranché par là
de notre société , et n'est plus un de nos membres.
On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que
de renoncer à son alliance , ni lui faire de plus grand honneur
que de la contracter. Il n'y a rien parmi les hommes qui leur
soit plus glorieux et même plus utile que d'en voir d'autres
toujours attentifs à leur conservation.
Mais pour que l'alliance nous lie, il faut qu'elle soit juste :
ainsi une alliance faite entre deux nations pour en opprimer
une troisième n'est pas légitime, et on peut la violer sans
crime.
Il n'est pas même de l'honneur et de la dignité du prince
de s'allier avec un tyran. Ou dit qu'un monarque d'Egypte
lit avertir le roi de Samos de sa cruauté et de sa tyrannie , et
le somma de s'en corriger : comme il ne le fit pas, il lui
envoya dire qu'il renonçait à sou amitié et à son alliance.
' La conquête ne donne point un droit par elle-même.
Lorsque le peuple subsiste, elle est un gage de la paix et de
• Var. 'c Le droit de conquête n'est point un droit. Une société ne
peut être fondée que sur la volonté des associés, si elle est détruite par
la conquête, le peuple redevient libre : il n'j' a plus de nouvelle société;
et si le vainqueur en veut former, c'est une tyrannie.
« A l'égard des traités de paix, ils ne sont jamais légitimes lorsqu'ils
ordonnent une cession ou dédommagement plus considérable que le dom ■
mage causé : autrement c'est une pure violence , contre laquelle on peut
toujours, revenir ; à moins que , pour ravoir ce qu'on a perdu , on ne soit
o])ligé de se servir de moyens si violents qu'il en arrive un mal plus
grand que le bien que l'on en doit retirer.
« Voilà , cher lîhédi , ce que j'appelle le droit public ; voilà le droit des
gens, ou plutôt celui de la raison. »
Cette leçon fut changée par l'aulcur dans la dernière édition des
Lettres persanes (I75i); mais jusqu'ici sa correction n'a pas encore été
faite exactement : le dernier alinéa, qui)i<iue supprimé , a été reproduit
par les éditeurs mudiines. (P.)
392 Ll'TTRES PERSANES.
1.1 réparation du torl ; et , si le peuple est détruit ou dispersé ,
elle est le nionuinent d'une tyrannie.
Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes , qu'il
semble qu'ils soient la voix de la nature qui réclame ses droits.
Ils sont tous légitimes lorsque les conditions en sont telles
que les deux peuples peuvent se conserver ; sans quoi , celle
des deux sociétés qui doit périr , privée de sa défense naturelle
par la paix , la peut chercher dans la guerre.
Car la nature , qui a établi les différents degrés de force et
de faiblesse parmi les hommes, a encore souvent égalé la
faiblesse à la force par le désespoir.
A Paris , le 4 de la lune de Zilhage , 1713.
XCVII. LE PREMIER EUNUQUE A USBEK.
A Paris.
Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes • du royaume
de Visapour : j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur
de Mazenderan , qui m'envoya il y a un mois son commande-
ment sublime et cent tomans.
Je me connais en femmes , d'autant mieux qu'elles ne me
surprennent pas , et qu'en moi les yeux ne sont point troublés
par les mouvements du cœur.
Je n'ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite : ses
yeux brillants portent la vie sur son visage , et relèvent l'éclat
d'une couleur qui pourrait effacer tous les charmes de la Cir-
cassie.
Le premier eunuque d'un négociant d'Ispahan la marchan-
dait avec moi ; mais elle se dérobait dédaigneusement à ses
regards , et semblait chercher les miens , comme si elle avait
voulu me dire qu'un vil marchand n'était pas digne d'elle , et
qu'elle était destinée à un plus illustre époux.
• » On dit que le roi de Maroc a dans son sérail des femmes blancbes ,
des femmes noires , (fes femmes Jaunes. Le malheureux ! à peine a-t-il
besoin d'une couleur. {Esprit des lois , liv. XVI, ch. vi.)
LETTRES PERSANES. 393
Je te l'avoue , je sens dans moi-même une joie secrète quand
je pense aux charmes de cette belle personne : il me semble
que je la vois entrer dans le sérail de ton frère; je me plais à
prévoir l'étonnement de toutes ses femmes , la douleur im-
périeuse des unes , l'affliction muette mais plus douloureuse
des autres, la consolation maligne de celles qui n'espèrent
plus rien, et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.
Je vais d'un bout du royaume à l'autre faire changer tout un
sérail de face- Que de passions je vais émouvoir ! que de crain-
tes et de peines je prépare!
Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera
pas moins tranquille; les grandes révolutions seront cachées
dans le fond du cœur; les chagrins seront dévorés, et les joies
contenues; l'obéissance ne sera pas moins exacte, et les règles
moins inflexibles ; la douceur, toujours contrainte de paraître,
sortira du fond même du désespoir.
Nous remarquons que plus nous avons de femmes sous nos
yeux, moins elles nous donnent d'embarras. Une plus grande
nécessité de plaire , moins de facilité de s'unir, plus d'exem-
ples de soumission, tout cela leur forme des chaînes. Les unes
sont sans cesse attentives sur les démarches des autres : il
semble que , de concert avec nous , elles travaillent à se ren-
dre plus dépendantes; elles font presque la moitié de notre
office, et nous ou\Tentles yeux quand nous les fermons. Que
dis-je ? elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales, et
elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles
qu'on punit.
IVIais tout cela , magnifique seigneur, tout cela n'est rien
sans la présence du maître. Que pouvons-nous faire avec ce
vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout
entière? Nous ne représentons que faiblement la moitié de
loi-même ; nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sé-
vérité. Toi , tu tempères la crainte par les espérances ; plus
absolu quand tu caresses , que tu ne l'es quand tu menaces.
Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux
394 LLITRES PliRSANKS.
porter partout les marques de ton empire. Viens adoucir des
passions désespérées ; viens ôter tout prétexte de faillir; viens
apaiser l'amour qui murmure , et rendre le devoir même ai-
mable ; viens enlin soulager tes fidèles eunuques d'un fardeau
qui s'appesantit chaque jour.
Du sérail d'Ispahan , le 3 de la lune de Zilhagé, I7i6.
XCVIII USBEK A HASSEIN, DERVIS DK LA
MONTAGNE DE JARON.
0 toi , sage dervis , dont l'esprit curieux brille de tant de
connaissances , écoute ce que je vais te dire.
Il y a ici des philosophes qui , à la vérité, n'ont point at-
teint jusqu'au faite de la sagesse orientale; ils n'ont point été
ravis jusqu'au trône lumineux ; ils n'ont ni entendu les pa-
roles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti
les formidables accès d'une fureur divine; mais, laissés à
eux-mêmes , privés des saintes merveilles , ils suivent dans
le silence les traces de la raison humaine.
Tu ne saurais croire jusqu'où ce guide les a conduits. Ils
ont débrouillé le chaos , et ont expliqué , par une mécanique
simple , l'ordre de l'architecture divine. L'auteur de la nature
a domiédu mouvement à la matière : il n'en a pas fallu da-
vantage pour produire cette prodigieuse variété d'effets que
nous voyons dans l'univers.
Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour
régler les sociétés des liommes, des lois aussi sujettes au
changement que l'esprit de ceux qui les proposent et des
peuples qui les observent ; ceux-ci ne nous parlent que des lois
générales , immuables , éternelles , qui s'observent sans au-
cune exception , avec un ordre , une régularité et une promf)-
titude infinie , dans l'immensité des espaces.
Et que crois -tu , homme divin, que soient ces lois? Tu t'i-
magines peut-être qu'entrant dans le conseil de l'Éternel, tu
vas être étonné par la sublimité des mystères ; tu renonces
LETTRES PERSANES. 395
j)ar avance à comprendre, tu ne te proposes que d'admirer.
"Mais tu changeras bientôt de pensée : elles n'éblouissent
|)oint par un faux respect; leur simplicité les a fait longtemps
méconnaître, et ce n'est qu'après bien des réflexions qu'on en
a vu toute la fécondité et toute l'étendue.
La première est que tout corps tend à décrire une ligue
droite, à moins qu'il ne rencontre quelque obstacle qui l'eu
détourne; et la seconde , qui n'eu est qu'une suite, c'est que
tout corps qui tourne autour d'un centre tend à s'en éloi-
gner , parce que , plus il en est loin , plus la ligne qu'il dé-
crit approche de la ligne droite.
Voilà, sublime dervis, la clef de la nature; voilà des prin-
cipes féconds dont on tire des conséquences à perte de vue,
comme je te le ferai voir dans une lettre particulière.
La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philo-
sophie pleine de miracles, et leur a fait faire plus de prodiges et
de merveilles que tout ce qu'on nous raconte de nos saints
prophètes.
Car enOn je suis persuadé qu'il n'y a aucun de nos docteurs
qui n'eût été embarrassé, si on lui eût dit de peser dans une
balance tout l'air qui est autour de la terre , ou de mesurer
toute l'eau qui tombe chaque année sur sa surface; et qui
n'eût pensé plus de quatre fois avant de dire combien de
lieues le son fait dSns une heure ; quel temps un rayon de lu-
mière emploie à venir du soleil à nous ; combien de toi.ses il
va d'ici à Saturne ; quelle est la courbe selon laquelle un
vaisseau doit être taillé pour être le meilleur voilier qu'il soit
possible.
Peut-être que si quelque homme divin avait orné les ou-
vrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes , s'il y
avait mêlé des Ogures hardies et des allégories mystérieuses ,
il aurait fait un bel ouvrage qui n'aurait cédé qu'au saint Al-
coran.
Cependant, s'il te faut dire ce que je pense, je ne m'ac-
commode guère du sty4e figuré. 11 V a dans notre Alcoran un
396 LETTRES PERSANES.
grand nombre de clioses puériles qui nie pariiissent toujours
telles , quoiqu'elles soient relevées par la force et la vie de l'ex-
pression. Il semble d'abord que les li\Tes inspirés ne sont que
les idées divines rendues en langage humain; au contraire,
dans nos livres saints , on trouve le langage de Dieu et les idées
des hommes : commesi,par un admirable caprice, Dieuy avait
dicté les paroles , et que l'homme eût fourni les pensées.
Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu'il y
a de plus saint parmi nous; tu croiras que c'est le fruit de
''indépendance où l'on vit dans ce pays. Non : grâces au ciel ,
l'esprit n'a pas corrompu le cœur; et, tandis que je vivrai , llali
sera mon prophète.
De Paris, le I5 de Ja lune de Chalibaii, l'ic.
Q)-
\y^ XCIX. USBER A IBBEN.
A Smvrne.
11 n'y a point de pays au monde où la fortune soit si incons-
tante que dans celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolu-
tions qui précipitent le riche dans la misère, et enlèvent le
pauvre, avec des ailes rapides, au comble des richesses. Celui-ci
est étonné de sa pauvreté , celui-là l'est de son abondance. Le
nouveau riche admire la sagesse delaProvidence; le pauvre,
l'aveugle fatalité du destin. '^'^
Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors :
parmi eux il y a peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce
métier parla dernière misère. Ils sont méprisés comme de la
boue pendant qu'ils sont uauvres ; quand ijs sont riches , ou
les estime assez : aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de
l'estinië^
Ils sont à présent dans une situation bien terrible. On vient
d'établii^ une chambre qu'on appelle de justice , parce qu'elle
valeur ravir toi^t leur bien. Us ne peuvent ni détourner ni cacher
leurs effets ; ca(r on les oblige de les déclarer au juste, sous peine
?/^
LETTRES PERSANES. 3'J7
delà vie: ainsi on les fait passer par un déQlé bien étroit, je veux
dire entre la vie et leur argent. Pour comble d'infortune, il y
a un ministre connu par son esprit , qui les honore de ses-
plaisanteries, et badine sur toutes les délibérations du con-
seil. On ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à
faire rire le peuple; et Ton doit savoir bon gré à celui-ci de
l'avoir entrepris.
Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ail-
leurs : c'est un séminaire de grands seigneurs; il remplit le
vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place
des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentils-
hommes tués dans les fureurs de la guerre ; et quand ils ne
peuvent pas suppléer par eux-mêmes , ils relèvent toutes les
grandes maisons parle moyen de leurs filles, qui sont comme
une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses
et arides.
.Te trouve, Ibben, la Providence admirable dans la manière
dont elle a distribué les richesses. Si elle ne les avait accordées
qu'aux gens de bien , on ne les aurait pas assez distinguées de
la vertu, et on n'en aurait plus senti tout le néant. Mais
quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus char-
gés ; à force de mépriser les riches , on vient enfin à mépriser
les richesses.
A Paris, le 26 de la lune de Maliarram , I7I7.
C. RICA A RHÉDI.
/' A Venise.
Je trouve les caprices de la mode , chez les Français , éton-
nants. Ils ont oublié comment"TÎs étaient h^^e^cet été ; ils -'^^^^
i^^hîfen^ encore plS's comnient ils le seront cet TîiverS mais (}\cij--
surtout on ne saurait croire combien il en coûte a un mari^
pour mettre sa femjme ^ '"QJ^/- i,
Que me'Sëfvi^it de'te tai?ei^^e^iiption exacte de leur
habillement et de leurs'panfrès*?une mode nouvelle viendrait
détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvTiers,
ilONTF.SQClEU. ' / •^'
aaient
398 LETTRES PERSANES.
et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout se
Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la
campague en revient j^s^jntiqiLeqaesi^eJJ^s'y^^r^^
trente ans. Lejils meccgnaîtll portrait de sa mère , tant l'ha-
bit aveclequel elle est peinte lui paraît étranger; il s'imagine
que c'est queUfiugAjnmçain£_(|ui^^ , ou que le
peintre ^oufuexpÈmer quelqu'^uïîel^^^ fantaisies,
l^^uelquefois les coiffures montent insensiblement, et une
révolution les fait descendre tout à coup. Il a^êîe^m temps que
leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu
d'elle-même : dans un autre . c'étaient les pieds qui pccupaien
. cette place; l^T^om^afeaientun pltresfal^ tëhàt ei
"^^rair. Qui pourrait le croire? les architecîfis ont été souvent
obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes , selon
que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement;
et les règles de leur art ont été asservies à ces fantaisies. On
voit quelquefois sur un visage une quantité ^To^Hîgï'euse de
"moucHes , et elles dispyaisseni toutes lejendemain. Autrefois
les femmes avaient de /'^amé et desd^ts; aujourd'hui il n'en
est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en
dise le critique , les Olles se trouvent autrement faites que leurs
"lères.^^ i,.^ a:^ V cU^j J£ -^ ^^ '^^ ^j^ *
Il en est des manières et de la façon de vivre comme des
> 'ijfîoÏÏ^ : les.Erancais changent de lUQpuiVselonXfl^gj^
roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation
grave, s il lajvait entrepris. Le prmce imprimeTe caractère
de son esprit à la cour, la cou^îlSville, la ville aux provinces.
T/âme du souverain est uri'iiioiiifô qui d^uSel^t^îne à toutes
les autres.
A Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.
CI. RICA AU MÊME.
Je te parlais l'autre jour de l'inconstance prodigieuse des
Français sur leurs modes. Cependant il est inconcevable à
i
LETTRES PERSANES. 399
quel point ils en sont entêtés ; c'est la règle avec laquelle ils
jugent (le tout ce qui se fait chez les autres nations ; ils y rap-
pellent tout : ce qui est étranger leur parait toujours ridicule.
Je t'avoue que je ne saurais guère ajuster cette fureur pour
leurs costumes avec l'inconstance avec laquelle ils en changent
tous les jours.
Quand je te dis qu'ils méprisent tout ce qui est étranger , je
ne te parle que des bagatelles ; car , sur les choses i mportantes ,
ils semblent s'être méfiés d'eux-mèmesjusqu'à se dégrader. Ils
avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages ,
pourvu qu'on convienne qu'ils sont mieux vêtus ; ils veulent
bien s'assujettir aux lois d'une nation rivale, pourvu que les
perruquiers français décident en législateurs sur la forme des
perruques étrangères. Rien ne leur paraît si beau que de voir
le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi , et
les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toi-
lettes de l'Europe.
Avec ces nobles avantages , que leur importe que le bon sens;
leur vienne d'ailleurs, et qu'ils aient pris de leurs voisins tout
ce qui concerne le gouvernement politique et civil ?
Qui peut penser qu'un royaume , le plus ancien et le plus
puissant de l'Europe , soit gouverné , depuis plus de dix siècles,
par des lois qui ne sont pas faites pour lui.^ Si les Français
avaient été conquis , ceci ne serait pas difficile à comprendre;
mais ils sont les conquérants.
Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs pre-
miers rois dans les assemblées générales de la nation ; et ce
qu'il y a de singulier, c'est que les lois romaines, qu'ils ont
prises à la place , étaient en partie faites et en partie rédigées
par des empereurs contemporains de leurs législateurs.
Et afin que l'acquisition fut entière, et que tout le bon sens
leur vînt d'ailleurs , ils ont adopté toutes les constitutions des
papes , et en ont fait une nouvelle partie de leur droit : nouveau
genre de servitude.
Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédige par
400 LETTRES PERSANES.
écrit quelques statuts des villes et des provinces -, mais ils sont
presque tous pris du droit romain.
Celte abondance de lois adoptées , et , pour ainsi dire , natu-
ralisées , est si grande qu'elle accable également la justice et
les juges. IMais ces volumes de lois ne sont rien en compa-
raison de cette armée effroyable de glossateurs, de commen-
tateurs, de compilateurs, gens aussi faibles parle peu de
justesse de leur esprit qu'ils sont forts par leur nombre pro-
digieux.
Ce n'est pas tout : ces lois étrangères ont introduit des
formalités qui sont la honte de la raison humaine. 11 serait
assez difficile de décider si la forme s'est rendue plus perni-
cieuse lorsqu'elle est entrée dans la jurisprudence , ou lors-
qu'elle s'est logée dans la médecine ; si elle a fait plus de rava-
ges sous la robe d'un jurisconsulte que sous le large chapeau
d'un médecin ; et si dans l'une elle a plus ruiné de gens qu'elle
n'en a tué dans l'autre.
De Paris , le 12 de la lune de Zaphar, I7I7
Cil. USBEK A***.
On parle toujours ici de la constitution. J'entrai l'autre jour
dans une maison où je vis d'abord un gros homme avec un
teint vermeil, qui disait d'une voix forte : J'ai donné mou
mandement; je n'irai point répondre à tout ce que vous dites ;
mais lisez-le, ce mandement; et vous verrez que j'y ai résolu
tous vos doutes. Il m'a fallu bien suer pour le faire, dit-il en
portant la main sur le front : j'ai eu besoin de toute ma doc-
trine ; et il m'a fallu lire bien des auteurs latins. Je le crois ,
dit un homme qui se trouva là , car c'est un bel ouvrage ; et
je défie ce jésuite qui vient si souvent vous voir d'en faire un
meilleur. Eh bien , lisez-le donc , reprit-il , et vous serez plus
instruit sur ces matières dans un quart d'heure que si je vous
vn avais parlé deux heures. Voilà comme il évitait d'entrer en
LETTRES PERSANES. 401
couversalion et de commettre sa suffisance. Mais , comme il
se vit pressé , il fut obligé de sortir de ses retranchements ;
et il commença à dire théologiquement force sottises , soutenu
d'un dervis qui les lui rendait très-respectueusement. Quand
deux hommes qui étaient là lui niaient quelque principe , il
disait d'abord : Cela est certain , nous l'avons jugé ainsi; et
nous sommes des juges infaillibles. Et comment, lui dis-je
pour lors, êtes- vous des juges infaillibles? Ne voyez- vous pas,
reprit-il , que le Saint-Esprit nous éclaire? Cela est heureux ,
lui répondis-je ; car, de la manière dont vous avez parlé tout
aujourd'hui, je reconnais que vous avez grand besom d'être
éclairé.
A Paris , le 18 de la luue de Reliiab l , 17I7.
cm. USBEK A IBBEN.
A Smynie.
Les plus puissants États de l'Europe sont ceux de l'empe-
reur, des rois de France , d'Espagne , et d'Angleterre. L'Italie
et une grande partie de l'Allemagne sont partagées en un
nombre inflni de petits États , dont les princes sont , à pro-
prement parler, les martyrs de la souveraineté. Nos glorieux
sultans ont plus de femmes que la plupart de ces princes
n'ont de sujets. Ceux d'Italie, qui ne sont pas si unis, sont
plus à plaindre ; leurs États sont ouverts comme des cara-
vansérails, où Us sont obhgés de loger les premiers qui
viennent : il faut donc qu'ils s'attachent aux grands prin-
ces , et leur fassent part de leur frayeur plutôt que de leur
anntié.
/La plupart des gouvernements d'Europe sont monarchi-
ques<-ou plutôt sont ainsi appelés : car je ne sais pas s'il y
enajamais eu véritablement de tels ; au moins est-il impos-
sible qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est
un état violent qui dégénère toujours en despotisme ou en
république. La puissance ne peutjamîus être également par-
402 LETTRES PERSANES.
tagée entre le peuple et le prince ; Téquilibre est trop difficile
à garder 1 il faut que le poyi«ir diminue d'un côté pendant
qu'U atigmente de l'autre ; (mais l'avantage est ordinair-eraent
du côté du prince , qui est à leTtéte des armées.)
Aussi le pouvoir des rois d'Europe est-U Bien grand , et on
peut dire qu'ils l'ont tel qu'ils le veulent ; mais ils ne l'exer-
cent point avec tant d'étendue que nos sultans : première-
ment , parce qu'ils ne veulent point choquer les mœurs et la
religion des peuples ; secondement , parce qu'il n'est pas de
leur intérêt de le porter si loin.
Rien ne rapproche plus les priaces de la condition de leurs
sujets que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux ; rien
ne les soumet plus aux revers et aux caprices de la fortune.
L'usage où ils sont de faire mourir tous ceux qui leur dé-
plaisent , au moindre signe qu'ils font , renverse la proportion
qui doit être entre les fautes et les peines , qui est comme
l'âme des États et l'harmonie des empires; et cette proportion,
scrupuleusement gardée par les princes chrétiens , leur donne
un avantage inQni sur nos sultans.
Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s'est attiré
la disgrâce du prince, est sûr de mourir : la moindre faute ou le
moindre caprice le met dans cette nécessité. Mais s'U avait at-
tenté à la vie de son souverain, s'il avait voulu li\Ter ses places
aux ennemis , il en serait quitte aussi pour perdre la vie : il
ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que dans
le premier.
Aussi dans la moindre disgrâce , voyant la mort certaine ,
et ne voyant rien de pis , il se porte naturellement à troubler
l'État , et à conspirer contre le souverain , seule ressource qui
lui reste.
Il n'en est pas de même des grands d'Europe , à qui la
disgrâce n'ôte rien que la bienveillance et la faveur. Us se
retirent de la cour, et ne songent qu'à jouir d'une vie tran-
quille et des avantages de leur naissance. Conmie on ne les fait
guère périr que pour le crime de lèse-majesté, ils craignent d y
LETTRES PERSANES. 403
tomber, par la considération de ce qu'ils ont à perdre , et du
peu qu'ils ont à gagner ; ce qui fait qu'on voit peu de révoltes ,
et peu de princes morts d'une mort violente.
Si , dans cette autorité illimitée qu'ont nos princes , ils n'ap-
portaient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sû-
reté, ils ne vivraient pas un jour; et s'ils n'avaient à leur
solde un nombre innoml)rable de troupes pour t}Tanniser le
reste de leurs sujets, leur empire ne subsisterait pas un mois.
Il n'y a que quatre ou cinq siècles qu'un roi de France •
prit des gardes , contre l'usage de ces temps-là , pour se ga-
rantir des assassins qu'un petit prince d'Asie ^ avait envoyés
pour le faire périr : jusque-là les rois avaient vécu tranquilles
au milieu de leurs sujets , comme des pères au milieu de leurs
enfants.
Bien loin que les rois de France puissent de leur propre
mouvement ôterlavie à un de leurs sujets, comme nos sul-
tans , ils portent au contraire toujours avec eux la grâce de
tous les criminels ; il sufflt qu'un homme ait été assez heu-
reux pour voir l'auguste visage de son prince , pour qu'il cesse
d'être indigne de vivre. Ces monarques sont comme le soleil ,
qui porte partout la chaleur et la vie.
A Paris, le 8 de la lune de Rebiab 2, I7I7.
CIV. USBEK AU MEME.
Pour suJNTe l'idée de ma dernière lettre , voici à peu près ce
que me disait l'autre joiu* un Européen assez sensé :
Le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient pu pren-
dre, c'est de se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre
plus respectables ; mais ils font respecter la royauté , et non
pas le roi , et attachent l'esprit des sujets à un certain trône ,
et non pas à une certaine personne.
Cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même
' Philippe-Aufiusle. (P.i
' l/c Vieux de la Monlagoe. (P ;
404 LKTTRKS PERSANKS.
pour le peuple. Quoique dix rois, qu'il ne counaît que de
nom , se soient égorgés l'un après l'autre , il ne sent aucune
différence: c'estcomme s'il avait été gouverné successivement
perdes esprits.
Si le détestable parricide • de notre grand roi Henri IV avait
porté ce coup sur un roi des Indes , maître du sceau royal et
d'un trésor immense qui aurait semblé amassé pour lui , i)
aurait pris tranquillement les rênes de l'empire sans qu'un
seul homme eût pensé à réclamer sou roi, sa famille et ses
enfants.
On s'étonne de ce qu'il n'y a presque jamais de changement
dans le gouvernement des princes d'Orient ; et d'où vient cela ,
si ce n'est de ce qu'il est t}'rannique et affreux ?
Les changements ne peuvent être faits que par le prince
ou par le peuple ; mais là les princes n'ont garde d'en faire ,
parce que dans un si haut degré de puissance ils ont tout ce
qu'ils peuvent avoir : s'ils changeaient quelque chose , ce ne
pourrait être qu'à leur préjudice.
Quant aux sujets , si quelqu'un d'eux forme quelque réso-
lution , il ne saurait l'exécuter sur l'État ; il faudrait qu'il
contre-balançàt tout à coup une puissance redoutable-, et
toujours unique; le temps lui manque comme les moyens :
mais il n'a qu'à aller à la source de ce pouvour; et il ne lui
faut qu'un bras et qu'un instant.
Le meurtrier monte sur le trône pendant que le monarque
eu descend, tombe, et va expirera ses pieds.
Un mécontent en Europe songe a entretenir quelque inlelLi-
gence secrète , à se jeter chez les ennemis , à se saisir de quel-
que place , à exciter quelques vains murmures parmi les su-
jets. Un mécontent en Asie va droit au prince, étonne, frappe,
renverse: il en efface jusqu'à l'idée; dans un instant, l'esclave
et le maître ; dans un instant , usurpateur et légitime.
Mallieureiuc le roi qui n'a qu'une tête ! il semble ne réunir
' Ravaillac. 11 cnmmit son forfait le li mai 1610. (P.)
LETTRES PERSANES. 405
sur elle toute sa puissance que pour indiquer au premier nm-
bitieux l'endroit oi'i il la trouvera tout entière.
A Paris, le 17 de la lune de Rebiab 2, 17I7.
CV. USBEK AU MEME.
Tous les peuples d-'Europe ne sont pas également soumis à
leurs princes : par exemple , l'humeur impatiente des Anglais
ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité .
La soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se pi-
quent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extraor-
dinaires. Selon eux, il n'y a qu'un lien qui puisse attacher
les hommes , qui est celui de la gratitude : im mari , une
femme , un père et un fils , ne sont liés entre eux que par l'a-
mour qu'ils se portent , ou par les bienfaits qu'ils se procurent ;
et ces motifs divers de reconnaissance sont l'origine de tous les
royaumes et de toutes les sociétés.
Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heu-
reux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l'obéis-
sance cesse; rien ne les lie, rien ne les attache à lui ; et ils
rentrent dans leur Uberté naturelle. Ils soutiennent que tout
pouvoir sans bornes ne saurait être légitime , parce qu'il n'a
jamais pu avoir d'origine légitime. Car nous ne pouvons pas ,
disent-ils , donner à un autre plus de pouvoir, sur nous que
nous n'en avons nous-mêmes : or nous n'avons pas sur nous-
mêmes un pouvoir sans bornes ; par exemple , nous ne pou-
vons pas nous ôter la vie : personne n'a donc , concluent-ils ,
.sur la terre un tel pouvoir.
Le crifne de lèse-majesté n'est autre chose , selon eux, que
le crime que le plus faible commet contre le plus fort en lui dés-
obéissant, de quelque manière qu'il lui désobéisse. Aussi le
peuple d'Angleterre, quisetrouvale plusfort contre un de leure
rois, déclara-t-il que c'était un crime de lèse-majesté à un prince
de faire la guerre à ses sujets. Us ont donc grande raison
quand ils disent que le précepte de leur Alcoran , qui ordonne
406 LETTRES PERSANES.
de se soumettre aux puissances , n'est pas bien difficile à sui-
vre, puisqu'il leur est impossible de ne le pas observer;
d'autant que ce n'est pas au plus vertueux qu'on les oblige de
se soumettre , mais à celui qui est le plus fort.
Les Anglais disent qu'un de leurs rois qui avait vaincu
et pris prisonnier un prince qui s'était révolté et lui disputait
la couronne , ayant voulu lui reprocher son infidélité et sa
perfidie : Il n'y a qu'un moment, dit le prince infortuné,
qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux est le traître.
Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n'ont point
opprimé la patrie comme lui : et , croyant qu'il n'y a pas de
loi là où il ne voit point déjuges, il fait révérer comme des
arrêts du ciel les caprices du hasard et de la fortune.
A Paris, le 20 de la lune de Rebiab 2, 17 17.
CVI. RHÉDI A USBEK.
A Paris.
Tu m'as beaucoup parlé, dans une de tes lettres, des sciences
et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme
un barbare; mais je ne sais si l'utilité que l'on en retire dé-
dommage les hommes du mauvais usage que l'on en fait tous
les jours.
J'ai ouï dire que la seule invention des bombes avait ôté
la liberté à tous les peuples d'Europe. Les princes ne pouvant
plus confier la garde des places aux bourgeois , qui , à la pre-
mière bombe , se seraient rendus , ont eu un prétexte pour
entretenir de gros corps de troupes réglées , avec lesquelles ils
ont dans la suite opprimé leurs sujets.
Tu sais que depuis l'invention de la poudre il n'y a plus
de places imprenables ; c'est-à-dire , Usbeck , qu'il n'y a plus
d'asile sur la terre contre l'injustice et la violence.
Je tremble toujours qu'on ne parvienne à la fin à découvrir
quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire
périr les hommes , détruire les peuples et les nations entières.
LETTRES PERSANES. 40?
Tu as lu les historiens; fais-y bien attention ; presque tou-
tes les monarchies n'ont été fondées que sur l'ignorance des
arts , et n'ont été détruites que parce qu'on les a trop cultivés.
L'ancien empire de Perse peut nous en fournir un exemple
domestique.
Il n'y a pas longtemps que je suis en Europe ; mais j'ai ouï
parler à des gens sensés des ravages de la chimie. Il semble
que ce soit im quatrième fléau qui ruine les hommes et les
détruit en détail, mais continuellement; tandis que la guerre,
la peste , la famine , les détruisent en gros , mais par intervalles .
Que nous a servi l'invention de la boussole et la découverte
de tant de peuples , qu'à nous communiquer leurs maladies
plutôt que leurs richesses ? L'or et l'argent avaient été établis
par une convention générale pour être le prix de toutes les
marchandises et un gage de leur valeur, par la raison que ces
métaux étaient rares , et inutiles à tout autre usage : que nous
importait-il donc qu'ils devinssent plus communs, et que,
pour marquer la valeur d'une denrée , nous eussions deux ou
trois signes au lieu d'un ? Cela n'en était que plus incommode.
Mais , d'un autre côté , cette invention a été bien pernicieuse
aux pays qui ont été découverts. Les nations entières ont été
détruites; et les hommes qui ont échappé à la mort ont été
réduits à une servitude si rude , que le récit en a fait frémir
les musulmans.
Heureuse l'ignorance des enfants de Mahomet ! Aimable
simplicité si chérie de notre saint prophète , vous me rappelez
toujours la naïveté des anciens temps , et la tranquillité qui
régnait dans le cœur de nos premiers pères.
A Paris, le 2 de la lune de Rhamazan, 17I7.
CVII. USBEK A RHEDI.
A Venise.
Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais mieux
que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour t'instruire, et
i'iS LETTRES PERSANES.
lu méprises toute instruction : tu viens pour te former dans
un pays où l'on cultive les beaux-arts, et tu les regardes
comme pernicieux. Te ledirai-je, Rhédi? je suis plus d'accord
avec toi que tu ne l'es avec toi-même.
As-tu bien réfléchi à l'état barl)are et malheureux où nous
entraînerait la perte des arts? Il n'est pas nécessaire de se
l'imaginer, on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la
terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait
vivre avec honneur ; il s'y trouverait à peu près à la portée
des autres habitants : on ne lui trouverait point l'esprit sin-
gulier, ni le caractère bizarre; il passerait tout comme un au-
tre, et serait distingué même par sa gentillesse.
Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous
ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares
n'aient pu , comme des torrents impétueux , se répandre sur
la terre , et coumr de leurs armées féroces les royaumes les
mieux policés. Mais, prends-y garde, ils ont appris les
arts ou les ont fait exercer aux peuples vaincus ; sans cela
leur puissance aurait passé comme le bruit du tonnerre et des
tempêtes.
Tu crains, dis-tu, cjue l'on n'invente quelque manière de
destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non : si
une fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt
prohibée par le droit des gens ; et le consentement unanime
des nations ensevelirait cette découverte. Il n'est point de l'in-
térêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies :
ils doivent chercher des sujets , et non pas des terres.
Tu te plains de l'invention de la poudre et des bombes ; tu
trouves étrange qu'il n'y ait plus de place imprenable : c'est-
ii<\ire quetu trouves étrange que les guerres soient aujourd'hui
terminées plus tôt qu'elles ne l'étaient autrefois.
Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires , que, depuis
l'invention de la poudre , les batailles sont beaucoup moins
sanglantes qu" elles ne l'étaient , parce qu'il n'y a presque plus
de mêlée.
LETTRES PERSANES. 409
Et quaud il se serait trouvé quelque cas particulier où un
artaurait été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter? Pen-
ses-tu, Riiédi , que la religion que notre saint prophète a ap-
portée du ciel soit pernicieuse , parce qu'elle servira quelque
jour à confondre les perfldes chrétiens?
Tu crois que les arts amollissent les peuples , et par là sont
Ctiuse de la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui
des anciens Perses , qui fut l'effet de leur mollesse ; mais il
s'en faut bien que cet exemple décide , puisque les Grecs , qui
les subjuguèrent, cultivaient les arts' avec infiniment plus
de soin qu'eux.
Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés ,
on ne parle pas du moins des gens qui s'y appliquent, puis-
qu'ils ne sont jamais dans l'oisiveté , qui , de tous les vices ,
est celui qui amollit le plus le courage.
Il n'est donc question que de ceux qui en jouissent. Mais
comme dans un pays policé ceux qui jouissent des commodi-
tés d'un art sont obligés d'en cultiver im autre , à moins que
de se voir réduits à une pauvreté honteuse , il s'ensuit que
l'oisiveté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.
Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle , et
où l'on raffine le plus sur les plaisirs ; mais c'est peut-être
celle où l'on mène une vie plus dure. Pour qu'un homme
vive délicieusement , il faut que cent autres travaillent sans
relâche. Une femme s'est mis dans la tête qu'elle devait paraî-
tre à une assemblée avec une certaine parure ; il faut que dès
ce moment cinquante artisans ne dorment plus, et n'aient
plus le loisir déboire et de manger : elle commande, et elle
est obéie plus promptement que ne serait notre monarque ;
parce que l'intérêt est le plus grand monarque de la terre.
Celte ardeur pour le travail , cette passion de s'enrichir,
passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu'aux
grands. Personne n'aime à être plus pamTe que celui qu'il
vient de voir immédiatement au-dessous de lui. Vous voyez
à Paris un homme qui a de quoi vi\Te jusqu'au jour du juge-
35
410 LETTRES PERSANES.
ment , qui tra\ aille sans cesse , et court risque d'accourcir ses
jours pour amasser, dit-il , de quoi vivre.
Le même esprit gagne la nation ; on n'y voit que travail et
qu'industrie. Où est donc ce peuple efféminé dont tu parles
tant?
Je suppose , Rhédi , qu'on ne souffrît dans un royaume que
les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont
pourtant en grand nombre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne
servent qu'à la volupté ou à la fantaisie, je le soutiens, cet
État serait le plus misérable qu'il y eût au monde.
Quand les habitants auraient assez de courage pour se pas-
ser de tant de choses qu'ils doivent à leurs besoins , le
peuple dépérirait tous les jours ; et l'État deviendrait si fai-
ble , qu'il n'y aurait si petite puissance qui ne fût en état de
le conquérir.
Je pourrais entrer ici dans un long détail , et te faire voir
que les revenus des particuliers cesseraient presque absolu-
ment, et par conséquent ceux du prince. Il n'y aurait presque
plus de relation de facultés entre les citoyens ; cette circula-
tion de richesses et cette progression de revenus , qui vient de
la dépendance où sont les arts les uns des autres , cesseraient
absolument ; chacun ne tirerait de revenu que de sa terre, et
n'en tirerait précisément ((ue ce qu'il lui faut pour ne pas
mourir de faim. Mais , comme ce n'est pas la centième par-
tie du revenu d'un royaume , il faudrait que le nombre des
habitants diminuât à proportion , et qu'il n'en restât que la
centième partie.
Fais bien attention jusqu'où vont les revenus de l'industrie.
Un fonds ne produit annuellement à son maître que la ving-
tième partie de sa valeur; mais, avec une pistole de couleur,
un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On eu
peut dire de même des orfèvres , des ouvriers en laine , en
soie, et de toutes sortes d'artisans.
De tout ceci il faut conclure , Rhédi , que pour qu'un prince
soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices;
LETTRES PERSANES. 411
il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités
avec autant d'attention que les nécessités de la vie.
A Paris, le 14 de la lune de Ctialval, 1717.
CVIII. RICA A IBBE^.
A Smyrne.
J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est bien précieuse à ses
sujets; elle ne l'est pas moins à toute l'Europe, par les grands
troubles que sa mort pourrait produire. Mais les rois sont
comme les dieux; et, pendant qu'ils vivent, on doit les
croire immortels. Sa physionomie est majestueuse, mais char-
mante : une belle éducation semble concourir avec un heu-
reux naturel , et promet déjà un grand prince.
On dit que l'on ne peut jamais connaître le caractère des
rois d'Occident jusqu'à ce qu'ils aient passé par les deux
grandes épreuves de leur maîtresse et de leur confesseur. On
verra bientôt l'un et l'autre travaillera se saisir de l'esprit de
celui-ci ; et il se livrera pour cela de grands combats. Car, sous
un jeune prince , ces deux puissances sont toujours rivales ;
mais elles se concilient et se réunissent sous un vieux. Sous
un jeune prince , le dervis a un rôle bien difGcUe a soute-
mr : la force du roi fait sa faiblesse ; mais l'autre triomphe
également de sa faiblesse et de sa force.
Lorsque j'arrivai en France, je trouvai le feu roi absolu-
ment gouverné par les femmes ; et cependant , dans l'âge où
il était, je crois que c'était le monarque de la terre qui en
avait le moins de besoin. J'entendis un jour une femme qui
disait : Il faut que l'on fasse quelque chose pour ce jeune co-
lonel , sa valeur m'est connue ; j'en parlerai au ministre. Une
autre disait : Il est surprenant que ce jeune abbé ait été ou-
blié ; il faut qu'il soit évoque : il est homme de naissance , et
je pourrais répondre de ses mœurs. 11 ne faut pas pourtant
que tu t'imagines que celles qui tenaient ces discours fussent
des favorites du prince ; elles ne lui avaient peut-être pas parlé
412 LETTRES PERSANES.
deux fois en leur vie : cliose pourtant très-facile à faire chez les
princes européens. INIais c'est qu'il n'y a personne qui ait
quelque emploi à la cour, dans Paris ou dans les provinces ,
qui n'ait une femme par les mains de laquelle passent toutes
les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire. Ces
femmes ont toutes des relations les unes avec les autres , et
forment une espèce de république dont les membres toujours
actifs se secourent et se servent mutuellement : c'est comme
un nouvel État dans l'État ; et celui qui est à la cour, à Pa-
ris , dans les provinces , qui voit agir des ministres , des
magistrats, des prélats, s'il ne connaît les femmes qui les gou-
vernent, est comme un homme qui voit bien une machine
qui joue , mais qui n'en connaît point les ressorts.
Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse
d'un ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! c'est
pour lui présenter cinq ou sbc placets tous les matins ; et
la bonté de leur naturel paraît dans l'empressement qu'elles
ont de faire du bien à une infinité de gens malheureux qui
leur procurent cent mille li\Tes de rente.
On se plaint en Perse de ce que le royaume est gouverné
par deux ou trois femmes : c'est bien pis en France , oii les
femmes en général gouvernent , et prennent non-seulement
on gros , mais même se partagent en détail, toute l'autorité.
A Paris, le dernier de la lune de Chalval, I7I7.
CIX. USBEK A ***.
11 y a une espèce de livres que nous ne connaissons point
en Perse , et qui me paraissent ici fort à la mode : ce sont les
journaux. La paresse se sent flattée en les lisant ; on est ravi
de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d'heure.
Dans la plupart des li\Tes , l'auteur n'a pas fait les compli-
ments ordinaires , que les lecteurs sont aux abois : il les fait
entrer à demi morts dans une matière noyée au milieu
d'une mer de paroles. Celui-ci veut s'immortaliser par un
LETTRES PERSANES. il3
in-douze ; celui-là , par un in-quarto ; un autre , qui a de plus
belles inclinations , vise à l'in-folio ; il faut donc qu'il étende
son sujet à proportion ; ce qu'il fait sans pitié , comptant pour
rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que
l'auteur a pris tant de peine à amplifier.
Je ne sais , *** , quel mérite il y a à faire de pareils ouvra-
ges : j'en ferais bien autant si je voulais ruiner ma santé et
un libraire.
Le grand tort qu'ont les journalistes , c'est qu'ils ne par-
lent que des livres nouveaux : comme si la vérité était jamais
nouvelle ! Il me semble que , jusqu'à ce qu'un bomme ait lu
tous les li\Tes anciens , il n'a aucune raison de leur préférer
les nouveaux.
Mais lorsqu'ils s'imposent la loi de ne parler que des ou-
vrages encore tout chauds de la forge, ils s'en imposent
une autre, qui est d'être très-ennuyeux. Ils n'ont garde de
critiquer les livres dont ils font les extraits , quelque raison
qu'ils en aient; et, en effet, quel est l'homme assez hardi
pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois ?
La plupart des auteurs ressemblent aux poètes, qui souffri-
ront une volée de coups de bâton sans se plaindre , mais quL,
peu jaloux de leurs épaules , le sont si fort de leurs ouvrages ,
qu'ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc
bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si
sensible ; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout
le contraire ; ils commencent par louer la matière qui est trai-
tée : première fadeur ; de là ils passent aux louanges de l'au
teur : louanges forcées ; car ils ont affaire à des gens qui sont
encore en haleine , tout prêts à se faire faire raison , et à fou-
droyer à coups de plume un téméraire journaliste.
A Paris, le 5 de la lune de Zilcadé, 1718.
414 LETTr.ES PERSANES.
ex. RICA A ***.
L'université de Paris est la fille aîuée des rois de France , et
très-aînée, car elle a plus de neuf cents ans ' : aussi rêve-t-
elle quelquefois.
On m'a conté qu'elle eut , il y a quelque temps , un grand
démêlé avec quelques docteurs à l'occasion de la lettre Q ' ,
qu'elle voulait que l'on prononçât comme un K. La dispute s'é-
chauffa si fort , que quelques-uns furent dépouillés de leurs
biens : il fallut que le parlement terminât le différend ; et il
accorda permission , par un arrêt solennel , à tous les sujets du
roi de France de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il
faisait beau voir les deux corps de l'Europe les plus respecta-
bles occupés à décider du sort d'une lettre de l'alphabet!
Il semble , mon cher *** , que les têtes des plus grands
hommes s' étrécissent lorsqu'elles sont assemblées, et que là
oii il y a plus de sages , il y ait aussi moins de sagesse. Les
grands corps s'attachent toujours si fort aux minuties , aux
formalités , aux vains usages , que l'essentiel ne va jamais
qu'après. J'ai ouï dire qu'un roi d'Aragon ^ ayant assemblé
les états d'Aragon et de Catalogne, les premières séances
s'employèrent à décider en quelle langue les délibérations se-
raient conçues : la dispute était vive , et les états se seraient
rompus mille fois , si l'on n'avait imaginé un expédient , qui
était que la demande serait faite en langage catalan, et la ré-
ponse en aragonais.
A Paris, le 25 de la lune de Zilhagé, I7is.
CXI. RICA A ***.
Le rôle d'une jolie femme est beaucoup plus grave que
l'on ne pense. 11 n'y arien de plus sérieux que ce qui se passe
' Elle fut fondée par Charlcmasno, dans son propre palais. (P.)
' Il veut parler de laf(aerellc de Ranwis.
^ CVIail en IGlo. — l'hilippe IV. (P.)
LETTRES PERSANES. 415
le matin à sa toilette , au milieu de ses domestiques ; un général
{l'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite ou son
corps de réserve , qu'elle en met à poser une mouche qui peut
manquer, mais dont elle espère ou prévoit le succès.
Quelle gêne d'esprit, quelle attention, pour concilier sans
cesse les intérêts de deux rivaux, pour paraître neutre à
tous les deux , pendant qu'elle est livrée à l'im et à l'autre , et
se rendre médiatrice sur tous les sujets de plainte qu'elle leur
donne !
Quelle occupation pour faire venir parties de plaisir sur
parties , les faire succéder et renaître sans cesse , et prévenir
tous les accidents qui pourraient les rompre !
Avec tout cela la plus grande peine n'est pas de se divertir,
c'est de le paraître. Ennuyez-les tant que vous voudrez , elles
vous le pardonneront , poursu que l'on puisse croire qu" elles
se sont bien réjouies.
Je fus , il y a quelques jours , d'un souper que des femmes
firent à la campagne. Dans le chemin, elles disaient sans
cesse : Au moins il faudra bien rire et bien nous divertir.
Kous nous trouvâmes assez mal assortis, et par conséquent
assez sérieux. Il faut avouer, dit une de ces femmes , que
nous nous divertissons bien : il n'y a pas aujourd'hui dans
Paris une partie si gaie que la nôtre. Comme l'ennui me ga-
gnait , une femme me secoua , et me dit : Eh bien ! ne som-
mes-nous pas de bonne humeur? Oui, lui répondis-je en
bâillant : je crois que je crèverai à force de rire. Cependant
la tristesse triomphait toujours des réflexions; et, quant à
moi , je me sentis conduit de bâillement en bâillement dans
un sommeil léthargique qui finit tous mes plaisirs.
A Paris, le u de la lone de Maharran , ITIS.
CXII. USBEK A "*.
Le règne du feu roi a été si long, que la fin en avait fait
oublier le cominencemcut. C'est aujourd'hui la mode de ne
416 LETTRES PERSANES.
s'occuper que des événements arrivés dans sa minorité ; et on
ne lit plus que les mémoires de ces temps-là.
Voici le discours qu'un des généraux de la ville de Paris
prononça dans un conseil de guerre ; et j'avoue que je n'y
comprends pas grand'chose.
« ]\Iessieurs , quoique nos troupes aient été repoussées avec
« perte , je crois qu'il nous sera facile de réparer cet échec.
« J'ai six couplets de chanson tout prêts à mettre au jour, qui,
« je m'assure, remettront toutes choses dans l'équilibre. J'ai
« fait choix de quelques voix très-nettes , qui , sortant de la
« cavité de certaines poitrines très-fortes , émouvront merveil-
« leusement le peuple. Ils sont sur un air qui a fait jusqu'à
« présent un effet tout particulier.
« Si cela ne suffit pas , nous ferons paraître une estampe qui
« fera voir Mazarin pendu.
« Par bonheur pour nous , il ne parle pas bien français ; et
« il l'écorche tellement', qu'il n'est pas possible que ses af-
« faires ne déclinent. Nous ne manquons pas de fairebienremar-
« quer au peuple le ton ridicule dont il prononce. Nous rele-
« vâmes , il y a quelques jours , une faute de grammaire si
«« grossière, qu'on en fit des farces par tous les carrefours.
« J'espère qu'avant qu'il soit huit jours le peuple fera du
« nom de Mazarin un mot générique pour exprimer toutes les
« bêtes de somme , et celles qui servent à tirer.
« Depuis notre défaite , notre musique l'a si furieusement
« vexé sur le péché originel , que , pour ne pas voir ses par-
« tisans réduits à la moitié , il a été obUgé de renvoyer tous
« ses pages.
« Ranimez-vous donc , reprenez courage ; et soyez sûrs que
« nous lui ferons repasser les monts à coups de sifflet. «
A Paris , le 4 de la lune de Cliahban , I7I8.
LETTRES PERSA>'ES. 417
CXIII. RHÉDI A USBEK.
A Paris.
Pendant le séjour que je fais en Europe , je lis les historiens
anciens et modernes ; je compare tous les temps ; j'ai du plai-
sir à les voir passer, pour ainsi dire, devant moi ; et j'arrête
surtout mon esprit à ces grands changements qui ont rendu
les âges si différents des âges, et la terre si peu semblable à
elle-même.
Tu n'as peut-être pas fait attention à une chose qui cause
tous les jours ma surprise. Comment le monde est-il si peu
peuplé, en comparaison de ce qu'il était autrefois ? Comment
la nature a-t-elle pu perdre cette prodigieuse fécondité des
premiers temps.' serait-elle déjà dans sa vieillesse, et tombe-
rait-elle de langueur ?
Pai resté plus d'un an en Italie , où je n'ai \u que le débris
de cette ancienne Italie si fameuse autrefois. Quoique tout le
monde habite les villes , elles sont entièrement désertes et dé-
peuplées : il semble qu'elles ne subsistent encore que pour
marquer le lieu où étaient ces cités puissantes dont l'histoire a
tant parlé.
Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome
contenait autrefois plus de peuple qu'un grand ro\aume de
l'Europe n'en a aujourd'hui. U y a eu tel citoyen romain qui
avait dix et même ^ingt mille esclaves , sans compter ceux
qui travaillaient dans les maisons de campagne; et, comme
on y comptait quatre ou cinq cent mille citoyens , on ne peut
fixer le nombre de ses habitants sans que l'imagination ne se
révolte.
Il y avait autrefois dans la Sicile de puissants royaumes et
des peuples nombreux qui en ont disparu depuis : cette île
n'a plus rien de considérable que ses volcans.
La Grèce est si déserte, cju'elle ne contient pas la centième
partie de ses anciens habitants.
L'Espagne , autrefois si remplie, ne fait voir aujourd'hui
4t8 LETTRES PERSANES.
que (les campagnes inhabitées ; et la France n'est rien en com-
paraison de cette ancienne Gaule dont parle César.
Les pays du Nord sont fort dégarnis ; et il s'en faut bien
que les peuples y soient , comme autrefois, obligés de se par-
tager, et d'envoyer dehors , comme des essaims , des colonies
et des nations entières chercher de nouvelles demeures.
La Pologne et la Turquie en Europe n'ont presque plus de
peuples.
On ne saurait trouver dans l'Amérique la deux-centième
partie des hommes qui y formaient de si grands empires.
L'Asie n'est guère en meilleur état. Cette Asie mineure qui
contenait tant de puissantes monarchies , et un nombre si
prodigieux de grandes villes, n'en a plus que deux ou trois.
Quant à la grande Asie , celle qui est soumise au Turc n'est
pas plus pleine ; et pour celle qui est sous la domination de
nos rois , si on la compare à l'état florissant oii elle était au-
trefois , on verra qu'elle n'a qu'une très-petite partie des habi-
tants qui y étaient sans nombre du temps des Xerxès et des
Darius.
Quant aux petits États qui sont autour de ces grands empi-
res, ils sont réellement déserts : tels sontles royaumes d'Iri-
mette, de Circassie, et de Guriel. Ces princes, avec de vastes
États, comptent à peine cinquante mille sujets.
L'Egypte n'a pas moins manqué que les autres pays.
Enfin je parcours la terre , et je n'y trouve que délabre-
ment ; je crois la voir sortir des ravages de la peste et de la
famine.
L'Afrique a toujours été si inconnue , qu'on ne peut en
parler si précisément que des autres parties du monde ; mais,
à ne faire attention qu'aux côtes de la Méditerranée connues
de tout temps , on voit qu'elle a extrêmement déchu de ce
qu'elle était province romaine. Aujourd'hui ses princes sont
si faibles, que ce sont les plus petites puissances du monde.
Après un calcul aussi exact qu'il peut l'être dans ces sortes
de choses , j'ai trouvé qu'il y a à peine sur la terre la dixième
LETTRES /PERSANES. 419
partie des hommes qui y étaient du temps de César. Ce qu'il
y a d'étonnant , c'est qu'elle se dépeuple tous les jours; et si
cela continue, dans dix siècles elle ne sera qu'un désert.
Voilà, mon cher Usbek , la plus terrible catastrophe qui soit
jamais arrivée dans le monde. Mais à peine s'en est-on aperçu,
parce qu'elle est arrivée insensiblement, et dans le cours d'un
grand nombre de siècles ; ce qui marque un vice intérieur, im
venin secret et caché , ime maladie de langueur, qui afflige
la nature humaine.
A Venise, le lO de la lune de Pvhégeb , I7i8.
CXIV. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Le monde , mon cher Rhédi , n'est point incorruptible ; les
cieux mêmes ne le sont pas : les astronomes sont des témoins
oculaires de tous leurs changements , qui sont les effets bien
naturels du mouvement universel de la matière.
La terre est soumise, comme les autres planètes , aux mê-
mes lois des mouvements ; elle souffre au dedans d'elle un
combat perpétuel de ses principes : la mer et le continent sem-
blent être dans une guerre éternelle ; chaque instant produit de
nouvelles combinaisons.
Les hommes, dans une demeure si sujette aux changements,
sont dans un état aussi incertain : cent mille causes peuvent
agir, dont la plus petite peut les détruire, et à plus forte raison
augmenter ou diminuer leur nombre.
Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières , si
communes chez les historiens , qui ont détruit des villes et
des royaumes entiers : il y en a de générales , qui ont mis
bien des fois le genre humain à deux doigts de sa perte.
Les histoires sont pleines de ces pestes universelles qui ont
tour à tour désolé l'univers. Elles parlent d'une , entre au-
tres, qui fut si violente, qu'elle brûla jusqu'à la racine des
420 LETTRES PERSANES.
plantes, el se lit sentir dans tout le monde connu, jusqu'à rein*
pire du Catay : un degré de plus de corruption aurait , peut-
être en un seul jour, détruit toute la nature humaine.
Il n'y a pas deux siècles que la plus honteuse de toutes les
maladies se lit sentir en Europe , en Asie et en Afrique ; elle
fit dans très-peu de temps des effets prodigieux : c'était fait
des hommes , si elle avait continué ses progrès avec la même
furie. Accablés de maux dès leur naissance, incapables de
soutenir le poids des charges de la société , ils auraient péri
misérablement.
Qu'aurait-ce été si le venin eût été un peu plus exalté ? et il
le serait devenu sans doute , si l'on n'avait été assez heureux
pour trouver un remède aussi puissant que celui qu'on a dé-
couvert. Peut-être que cette maladie , attaquant les parties de
la génération, aurait attaqué la génération même.
IMais pourquoi parler de la destruction qui aurait pu arriver
au genre humain? n'est-elle pas arrivée en effet, et le déluge
ne le réduisit-il pas à une seule famille?
Ceux qui connaissent la nature , et qui ont de Dieu une idée
raisonnable, peuvent-ils comprendre que la matière et les cho-
ses créées n'aient que six mille ans ? que Dieu ait différé pen-
dant toute l'éternité ses ouvrages, et n'ait usé que d'hier de sa
puissance créatrice ? Serait-ce parce qu'il ne l'aurait pas pu ,
ou parce qu'il ne l'aurait pas voulu ? Mais s'il ne l'a pas pu dans
un temps, il ne l'a pas pu dans l'autre. C'est donc parce qu'il
ne l'a pas voulu. Mais, comme il n'y a point de succession dans
Dieu , si l'on admet qu'il ait voulu quelque chose une fois , il
l'a voulu toujours, et dès le commencement.
11 ne faut donc pas compter les années du monde ; le nom-
bre des grains de sable de la mer ne leur est pas plus compara-
1)1 e qu'un instant.
Cependant tous les historiens nous parlent d'un premier
père; ils nous font voir la nature humaine naissante. N'est-il
pas naturel de pensvjr qu'Adam fut sauvé d'uu malheur com-
n)uu , comme Noé le fut du déluge , et que ces grands événe-
LETTRES PERSANES- 471
jnents ont été fréquents sur la terre depuis la création du
monde?
Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous
voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la
subsistance des hommes : que savons-nous si la terre entière
n'a pas des causes générales , lentes , et imperceptibles , de
lassitude ' ?
J'ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de
répondre plus particulièrement à ta lettre sur la diminution
des peuples, arrivée depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te
ferai voir dans une lettre suivante qu'indépendamment des
causes physiques il y en a de morales qui ont produit cet effet.
X Paris, le 8 de la lune de Cliahban , 1718.
CXV. USBEK AU MÊME.
Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée
qu'elle ne l'était autrefois ; et si tu y fais bien attention , tu
verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée
dans les mœurs.
Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont
partagé le monde romain , les choses sont bien changées ; il
s'en faut bien que ces deux religions soient aussi favorables à
la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.
Dans cette dernière , la polygamie était défendue ; et en cela
elle avait un très-grand avantage sur la religion mahométane :
le divorce y était permis; ce qui lui en donnait un autre non
moins considérable sur la chrétienne.
Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des
femmes permise par le saint Aicoran , et l'ordre de les satis-
faire ordonné dans le même livre. Voyez vos femmes , dit le
prophète , parce que vous leur êtes nécessaire comme leurs
vêtements , et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vête-
' Ol alinéa fut ajouté dans la dernière édition.
422 LETTRES PLRSANES.
ments. Voilà un précopte qui rend la vie d'un véritable
musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes
établies par la loi , et seulement autant de concubines et d'es-
claves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements?
Vos femmes sont vos labourages, dit encore le propbète;
approcbez-vous donc de vos labourages : faites du bien pour
vos âmes , et vous le trouverez un jour.
Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à
combattre sans relâche , mais qui , bientôt faible et accablé de
ses premières fatigues , languit dans le champ même de la
victoire, et se trouve pour ainsi dire enseveli sousses propres
triomphes.
La nature agit toujours avec lenteur, et pour ainsi dire avec
épargne : ses opérations ne sont jamais violentes. Jusque dans
SCS productions elle veut de la tempérance; elle. ne va jamais
qu'avec règle et mesure ; si on la précipite , elle tombe bientfjt
dans la langueur ; elle emploie toute la force qui lui reste à se
conserver , perdant absolument sa vertu productrice et sa pui.s-
sance générative.
C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce
grand nombre de femmes , plus propres à nous épuiser qu'à
nous satisfaire. Il est très -ordinaire parmi nous de voir un
homme dans un sérail prodigieux avec un très-petit nom-
bre d'enfants ; ces enfants même sont la plupart du temps fai-
bles et malsains , et se sentent de la langueur de leur père.
Ce n'est pas tout : ces femmes , obligées à une continence
forcée, ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peu-
vent être que des eunuques; la religion, la jalousie, et la
raison même , ne permettent pas d'en laisser approcher d'au-
tres : ces gardiens doivent être en grand nombre , soit aûu de
maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces
femmes se font sans cesse , soit enfin pour empêcher les entre-
prises du dehors. Ainsi un homme qui a dix femmes ou
concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder.
Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hoiii-
LETTRES PERSANES. 423
mes morts dès leur naissance ! quelle dépopulation ne doit-il
pas s'ensuivre !
Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec
les eunuques ce grand nombre de femmes , y vieillissent pres-
que toujours dans une affligeante virginité : elles ne peuvent
pas se marier pendant qu'elles y restent ; et leurs maîtresses ,
une fois accoutumées à elles , ne s'en défont presque jamais.
Voilà comment un seul homme occupe lui seul tant de sujets
de l'un et l'auti-e sexe à ses plaisirs , les fait mourir pour l'État ,
Bt les rend inutiles à la propagation de l'espèce.
Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus
grands empires du monde : c'est là que tout doit aboutir, et
que les peuples , attirés de mille manières , se rendent de
toutes parts. Cependant elles périssent d'elles-mêmes, et elles
seraient bientôt détruites , si les souverains n'y faisaient venir,
presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeu-
pler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.
A Paris, le l3delalunedeChahban, 17 18.
CXVI. USBEK AU MÊME.
Les Romains n'avaient pas moins d'esclaves que nous : ils
en avaient même plus -, mais ils en faisaient un meilleur usage.
Bien loin d'empêcher par des voies forcées la multiplication
de ces esclaves , ils la favorisaient au contraire de tout leur
pouvoir ; ils les associaient le plus qu'ils pouvaient par des
espèces de mariages. Par ce moyen, ils remplissaient leurs
maisons de domestiques de tous les sexes , de tous les âges ; et
l'État, d'un peuple innombrable.
Ces enfants, qui faisaient à la longue la richesse d'un
maître, naissaient sans nombre autour de lui : il était seul
chargé de leur nourriture et de leur éducation. Les pères, libres
de ce fardeau , suivaient uniquement le penchant de la nature ,
et multipliaient sans craindre une trop nombreuse famille.
Je t'ai dit que parmi nous tous les esclaves sont occupés à
424 LETTRES PERSANES.
garder nos femmes, et à rien de plus , qu'ils sont , à l'égard de
l'État , dans une perpétuelle léthargie : de manière qu'il faut
restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de fa-
mille , la culture des arts et des terres , lesquels même s'y
donnent le moins qu'ils peuvent.
Il n'en était pas de même chez les Romains. La républi-
que se servait avec un avantage infini de ce peuple d'esclaves.
Chacun d'eux avait son pécule , qu'il possédait aux condi-
tions que sou maître lui imposait; avec ce pécule il travaillait,
et se tournait du côté où le portait son industrie. Celui-ci fai-
sait la banque ; celui-là se donnait au commerce de la mer ;
l'un vendait des marchandises en détail ; l'autre s'appliquait
à quelque art mécanique, ou bien affermait et faisait valoir
des terres : mais il n'y en avait aucun qui ne s'attachât de
tout son pouvoir à faire profiter ce pécule , qui lui procurait
en même temps l'aisance dans la servitude présente , et l'es-
pérance d'une liberté future : cela faisait un peuple laborieux ,
animait les arts et l'industrie.
Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail ,
se faisaient affranchir, et devenaient citoyens. La république
se réparait sans cesse , et recevait dans son sein de nouvelles
familles , à mesure que les anciennes se détruisaient.
J'aurai peut-être , dans mes lettres suivantes , occasion de
te prouver que plus il y a d'hommes dans un État , plus le
commerce y fleurit ; je prouverai aussi facilement que plus le
commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente :
ces deux choses s'entr'aident, et se favorisent nécessairement.
Si cela est, combien ce nombre prodigieux d'esclaves, tou-
jours laborieux, devait-il s'accroître et s'augmenter ! L'in-
dustrie et l'abondance les faisaient naître ; et eux , de leur côté ,
faisaient naître l'abondance et l'industrie.
A Paris, le IG de laluncdcChaliban, 1718,
LETTRES PERSANES. 125
CXVII. USBEK AU MÊiME.
Nous avons jusqu'ici parlé des pays mahométans, et cher-
ché la raison pourquoi ils étaient moins peuplés que ceux qui
étaient soumis à la domination des Romains : examinons à
présent ce qui a produit cet effet cliez les chrétiens.
Le divorce était permis dans la religion païenne , et il fut
défendu aux chrétiens. Ce changement , qui parut d'abord de
si petite conséquence , eut insensiblement des suites terribles,
et telles qu'on peut à peine les croire.
On ôta non-seulement toute la douceur du mariage , mais
aussi l'on donna atteinte à sa fin : en voulant resserrer ses
nœuds , on les relâcha ; et au lieu d'unir les cœurs , comme
on le prétendait, on les sépara pour jamais.
Dans une action si libre , et où le cœur doit avoir tant de
part , on mit la gêne , la nécessité , et la fataUté du destin
nîéme. On compta pour rien les dégoûts , les caprices, et l'in-
sociabilité des humeurs ; on voulut fixer le cœur, c'est-à-dire
ce qu'il y a de plus variable et de plus inconstant dans la
natiure : on attacha sans retour et sans espérance des gens ac-
cablés l'un de l'autre, et presque toujours mal assortis; et l'on
fit comme ces tyrans qui faisaient Uer des hommes vivants à
des corps morts.
Rien ne contribuait plus à l'attachement mutuel que la fa-
culté du divorce : un mari et une femme étaient portés à sou-
tenir patiemment les peines domestiques, sachant qu'ils étaient
maîtres de les faire finir ; et ils gardaient souvent ce pouvoir
en main toute leur vie sans en user, par cette seule considé-
ration qu'ils étaient Ubres de le faire.
Il n'en est pas de môme des chrétiens , que leurs peines
présentes désespèrent pour l'avenir. Ils ne voient dans les
désagréments du mariage que leur durée , et , pour ainsi dire ,
leur éternité : de là viennent les dégoûts , les discordes , les
mépris ; et c'est autant de perdu pour la postérité. A peine
a-t-on trois ans de mariage, qu'on en néglige l'essentiel; on
30.
426 LETTIŒS PERSANES.
passe enseiiiH)le trente ans de froideur : il se forme des sépa-
rations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses
que si elles étaient publiques : chacun vit et reste de son côté ,
et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme,
dégoûté d'une femme étemelle, se livrera aux filles de joie ^ :
commerce honteux et si contraire à la société , lequel , sans
remplir l'objet du mariage , n'en représente tout au plus que
les plaisirs.
Si de deux personnes ainsi liées il y en a une qm n'est pas
propre au dessein de la nature et à la propagation de l'es-
pèce, soit par son tempérament, soit par son âge, elle ense-
velit l'autre avec elle , et la rend aussi inutile qu'elle Test elle-
même.
Il ne faut donc pas s'étonner si l'on voit chez les chrétiens
tant de mariages fournir un si petit nombre de citoyens. Le
divorce est aboli ; les mariages mal assortis ne se raccommo-
dent plus; les femmes ne passent plus, comme chez les Ro-
mains, successivement dans les mains de plusieurs maris,
qui en tiraient, dans le chemin , le meilleur parti qu'il était
possible.
J'ose le dire : si dans une république comme Lacédémone ,
où les citoyens étaient sans cesse gênés par des lois singuliè-
res et subtiles , et dans laquelle il n'y avait qu'une famille ,
qui était la république , il avait été établi que les maris chan-
geassent de femme tous les ans , il en serait né un peuple in-
nombrable.
Il est assez difllcile de faire bien comprendre la raison qui
a porté les chrétiens à abolir le divorce. Le mariage, chez
toutes les nations du monde, est uu contrat suscqjtible
de toutes les conventions, et on n'en a dû bannir que
celles qui auraient pu en affaiblir l'objet ; mais les chrétiens
ne le regardent pas dans ce point de vue : aussi ont-ils bien
de la peine à dire ce que c'est. Ils ne le font pas consister dans
■ Un Persan ne pouvait pas parler autrement : les hommes jugent do
lout relativement à leur àgc , à leur humeur, et à leurs passions. (P.)
LETTRES PERSANES. 427
le plaisir des sens; au contraire, comme je te l'ai déjà dit, il
semble qu'ils veulent l'en bannir autant qu'ils peuvent : mais
c'est une image, une Ggure, et quelque chose de mystérieux ,
que je ne comprends point.
A. Paris , le 19 de la lune de Chahban , I7i8.
CXVIII. USBEK AU MÊME.
La prohibition du divorce n'est pas la seule cause de la
dépopulation des pays chrétiens : le grand nombre d'eunuques
qu'ils ont parmi eux n en est pas un moins considérable.
Je parle des prêtres et des derùs de l'un et de l'autre sexe ,
qui se vouent à une continence étemelle : c'est chez les
chrétiens la vertu par excellence ; en quoi je ne les comprends
pas , ne sachant ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte
rien.
Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifeste-
ment quand ils disent que le mariage est saint , et que le cé-
libat, qui lui est opposé, l'est encore davantage , sans compter
qu'en fait de préceptes et de dogmes fondamentaux le bien
est toujours le mieux.
Le nombre de ces gens faisant profession de célibat est
prodigieux. Les pères y condanmaient autrefois les enfants
dès le berceau ; aujourd'hui ils s'y vouent eux-mêmes dès l'âge
de quatorze ans : ce qui revient à peu près à la même chose.
Ce métier de continence a anéanti plus d'hommes que les
pestes et les guerres les plus sanglantes n'ont jamais fait.
On voit dans chaque maison religieuse une famille éternelle ,
où il ne naît personne , et qui s'entretient aux dépens tle
toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes, comnie
autant de gouffres oij s'ensevelissent les races futures.
Cette poUtique est bien différente de celle des Romains , qui
établissaient des lois pénales contre ceux qui se refusaient
aux lois du mariage, et voulaient jouir d'une liberté si con-
traire à l'utilité publicjue.
428 LETTRES PERSANES.
Je ne te parle ici que des pays catholiques. Dans la religion
protestante , tout le monde est en droit de faire des enfants :
elle ne souffre ni prêtres ni dervis ; et si , dans l'établissement
de cette religion qui ramenait tout aux premiers temps , ses
fondateurs n'avaient été accusés sans cesse d'intempérance ,
il ne faut pas douter qu'après avoir rendu la pratique du ma-
riage universelle , ils n'en eussent encore adouci le joug , et
achevé d'ôter toute la barrière qui sépare, en ce point, le Na-
zaréen et Mahomet.
Mais , quoi qu'il en soit , il est certain que la religion donne
aux protestants un avantage infini sur les catholiques.
J'ose le dire : dans l'état présent où est l'Europe , il n'est
pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents
ans.
Avant l'abaissement de la puissance d'Espagne , les catholi-
ques étaient beaucoup plus forts que les protestants. Ces der-
niers sont peu à peu parvenus à un équilibre, et aujourd'hui
la balance commence à l'emporter de leur côté. Cette supé-
riorité augmentera tous les jours : les protestants deviendront
plus riches et plus puissants , et les catholiques plus faibles.
Les pays protestants doivent être et sont réellement plus
peuplés que les catholiques : d'oii il suit, premièrement, que
les tributs y sont plus considérables, parce qu'ils augmentent à
proportion de ceux qui les payent; secondement, que les ter-
res y sont mieux cultivées ; enfin , que le commerce y fleurit
davantage , parce qu'il y a plus de gens qui ont une fortune
à faire, et qu'avec plus de besoins on y a plus de ressour-
ces pour les remplir. Quand il n'y a que le nombre de gens
suffisants pour la culture des terres , il faut que le com-
merce périsse ; et lorsqu'il n'y a que celui qui est nécessaire
pour entretenir le commerce , il faut que la culture des terres
manque, c'est-à-dire il faut que tous les deux tombent en
même temps, parce que l'on ne s'attache jamais à l'un que ce
lie soit aux dépens de l'autre.
Quant aux pays catholiques, non-seulement la culture des
LETTRES PERSANES. 429
terres y est abandonnée, mais même l'industrie y est perni-
cieuse; elle ne consiste qu'à apprendre cinq ou six mots d'une
langue morte. Dès qu'un homme a cette provision par devers
lui, il ne doit plus s'embarrasser de sa fortune : il trouve dans
le cloître une vie tranquille, qui dans le monde lui aurait
coûté des sueurs et des peines.
Ce n'est pas tout , les dervis ont en leurs mains presque
toutes les richesses de l'État ; c'est une société de gens avares
qui prennent toujours, et ne rendent jamais : ils accumulent
sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant de
richesses tombent, pour ainsi dire , en paralysie; plus de cir-
culation, plus de commerce, plus d'arts, plus de manufac-
tures.
11 n'y a point de prince protestant qui ne lève sur ses peu-
ples beaucoup plus d'impôts que le pape n'en lève sur ses
sujets ; cependant ces derniers sont misérables , pendant que
les autres vivent dans l'opulence. Le commerce ranime tout
chez les uns , et le nionacMsme porte la mort partout chez
les autres.
A Paris , le 26 de la lune de Cliahban , I7I8.
CXIX. USBER AU MÊME.
Nous n'avons plus rien à dire de l'Asie et de l'Europe ; pas-
sons à l'Afrique. Ou ne peut guère parler que de ses côtes ;
parce qu'on n'en connaît pas l'intérieur.
Celles de Barbarie , où la religion mahométane est établie ,
ne sont plus si peuplées qu'elles étaient du temps des Ro-
mains, par les raisons que nous avons déjà dites. Quant aux
côtes de la Guinée , elles doivent être furieusement dégarnies
depuis deux cents ans que les petits rois , ou chefs des villa-
ges, vendent leurs sujets aux princes d'Europe , pour les por-
ter dans leurs colonies en Amérique.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette Amérique , qui re-
çoit tous les ans tant de nouveaux habitants , est elle-même dé-
/i30 LETTRES PERSANES.
serte, et ne profite point des pertes continuelles de l'Afrique.
Os esclaves , qu'on transporte dans un autre climat , y péris-
sent à milliers ; et les travaux des mines , où l'on occupe sans
cesse et les naturels du pays et les étrangers , les exhalaisons
malignes qui en sortent , le vif-argent dont il faut faire un
continuel usage , les détniisent sans ressource.
II n'y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre
innombrable d'hommes pour tirer du foud de la terre l'or el
l'argent, ces métaux d'eux-mêmes absolument inutiles, et
qui ne sont des richesses que parce qu'on les a choisis pour en
être les signes.
A Paris, le dernier de la lune de Cbahban, llih.
CXX. USBEK AU MÉMï:.
La fécondité d'un peuple dépend quelquefois des plus peti-
tes circonstances du monde : de manière qu'il ne faut sou-
vent qu'un nouveau tour dans son imagination pour le rendre
beaucoup plus nombreux qu'il n'était.
Les Juifs, toujours exterminés et toujours, renaissants ont
réparé leurs pertes et leurs destructions continuelles par cette
seule espérance qu'ont parmi eux toutes les familles , d'y voir
naître un roi puissant qui sera le maître de la terre.
Les anciens rois de Perse n'avaient tant de milliers de su-
jets qu'à cause de ce dogme de la religion des mages , que les
actes les plus agréables à Dieu que les hommes puissent faire,
c'était de faire un enfant , labourer un champ, et planter un
arbre.
Si la Chine a dans son sein un peuple si prodigieux , cela
ne vient que d'une certaine manière de penser ; car, conmu*
les enfants regardent leurs pères comme des dieux , quils les
respectent comme tels dès cette vie, qu'ils les honorent après
leur mort par des sacrifices dans lesquels ils croient que leurs
âmes, anéanties dans le Tien, reprennent une nouvelle vie,
LETTRES PERSANES. 431
chacun est porté à augmenter une famille si soumise dans cette
vie , et si nécessaire dans Fautre.
D'un autre côté , les pays des mahométans deviennent tous
les jours déserts, à cause d'une opinion qui, toute sainte
qu'elleest,nelaissepas d'avoir des effets très-pernicieux lors-
qu'elle est enracinée dans les esprits. Nous nous regardons
comme des voyageurs qui ne doivent penser qu'à une autre
patrie ; les travaux utiles et durables , les soins pour assurer la
fortune de nos enfants , les projets qui tendent au delà d'une
vie courte et passagère , nous paraissent quelque chose d'ex-
travagant. Tranquilles pour le présent , sans inquiétude pour
l'avenir, nous ne prenons la peine ni de réparer les édifices pu-
blics, ni de défricher les terres incultes, ni de cultiver celles
qui sont en état de i*ecevoir nos soins . nous vivons dans une
insensibilité générale , et nous laissons tout faire à ia Pro\ i-
dence.
C'est un esprit de vanité qui a établi chez les Européens
l'injuste droit d'aînesse, si défavorable à la propagation en ce
qu'il porte l'attention d'un père sur un seul de ses enfants , et
détourne ses yeux de tous les autres ; en ce qu'il l'oblige, pour
rendre solide la fortune dun seul, de s'opposer à l'établisse-
ment de plusieurs ; enfin en ce qu'il détruit l'égalité des ci-
toyens , qui en fait toute l'opulence.
A Paris, le 4 de la lune de Rhamazau, I718.
CXXI. USBEK AU MÊME.
Les pays habités par les sauvages sont ordinairement peu
peuplés, par l'éloignement qu'ils ont presque tous pour le tra-
vail et la culture de la terre. Cette malheureuse aversion est
si forte que, lorsqu'ils fout quelque imprécation contre quel-
qu'un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre chose que
d'être réduit à labourer un champ , croyant qu'il n'y a que
la chasse et la pêche qui soient un exercice noble et digne
d'eux.
'i32 LETTRES PERSANES.
Mais , comme il y a souvent des armées où la chasse et la
pêche rendent très-peu , ils sont désolés par des famines fré-
quentes ; sans compter qu'il n" y a pas de pays si abondant en
gibier et en poisson qui puisse donner la subsistance à un
grand peuple , parce que les animaux fuient toujours les en-
droits trop habités.
D'ailleurs , les bourgades de sauvages , au nombre de deux
ou trois cents habitants, isolées les unes des autres, ayant
des intérêts aussi séparés que ceux de deux empires , ne peu-
vent pas se soutenir, parce qu'elles n'ont pas la ressource des
grands États , dont toutes les parties se répondent et se secou-
rent mutuellement.
Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n'est pas
moins pernicieuse que la première : c'est la cruelle habitude
où sont les femmes de se faire avorter, afm que leur grossesse
ne les rende pas désagréables à leurs maris.
Il y a ici des lois terribles contre ce désordre , elles vont
jusqu'à la fureur. Toute iille qui n'a point été déclarer sa gros-
sesse au magistrat est punie de mort si son fruit périt : la pu-
deur et la honte , les accidents même, ne l'excusent jamais.
A Paris, le 9 de la lune de Rhamazan , 1718,
CXXII. USBEK AU MÊ^IE.
L'effet ordinaire des ^olo^sest d'auaiblir les pays d'où
^ les tire , sans peuplilei^'^êiiAOïl ontes envcte.
Il faut que les hommes restent où ils sont : il y a dgs mala-
dies qui viennent de ce qu'on cliang^^'ttn bon air contre un
mauvais; d'autros qui viennent préctseïî^t ffe^e^pnen
chan^ ^'^-"^Ti i\ '
•JZaiiL^chaige^, comme les plantes '^'^ae&-pafticules4eja
^rrc de chaque pays. Il agjtJ:eUemen_t*^^^jQoiji^_que_ notre
lempéraïupjit en pst fixé. T.nrsqup.jinn.s sommes transportées
' Ol alinéa sp trouve pour la première fois dans le supplément de
I7.yi. (P.;
LETTRES PERSANES. 433
dans un autre pays, nous devenons malades. Les liquides
étant accoutumés à une certaine consistance , les solides à
une certaine disposition , tous, les deux, à ^m certain degré de^
mouvement ,^n'en p€^'empIus'^ouffrir''d'aulres ^eTTls résT^ ;^^*^
lent à un nouveau pli. T ^ < tL-iù. . /> . />>^
Quand un paj:a_ÊStjifiseJl> c'est un préjuge de quelque vice /„<>,^
particulier de l'a nature du climat : ainsi , quand ou ôte les
hommes d'un''^^rieureux pour les envoyer dans un tel pays,
on fait précisément le, contcaire^de_ce,quj(m-S£-p£Qpose. p—^.
Les Romains savaient cela par expérience ; ils reléguaiei]^^, y
tous les criminels en Sardaigne, et ils y faisaient passer des Juifs.
Il fallut se consoler de leur pfeftè / cnÔse. que le^ mépris qu'ils
avaient pour ces misérables rendait très-facile.
Le grand Cha-Abas , voulant ôter aux Turcs le moyen d'en-
tretenir de grosses armées sur les frontières , transporta pres-
que tous les Arméniens hors de leur pays , et en envoya pl-.is
de vingt mille familles dans la province de Guilan , qui péri-
rent presquetoutes en très-peu de temps.
Tous leSiransports'de petfples faits à Constantinople n'ont
jamais réussi.
Ce nombre pfôcl^ïeïï^e nègres dont nous avons parlé n'a
point,i;empli l'Amérique.
Depuis la destruction des Juifs sous Adrien , la Palestine
est saijs-luUifen^ji^ '
Il faut donc avouer que Its grnndp« destnn'tmns sont près- ,
que irréparables, parce qu"un_4>Êi4ile_quijnan4]Ka^cenâ^
point reste.dansie^méme état ; et si par hasard il se rétablit ,
il faut des siècles pour cela. v_^ ^ '^^'^^T/-/,
Que si dans un état de defaillanœlaïiToiiciare oes civcm^^ i^^
tances dont nous avons parlé vient à concourir, non seulement
il ne se répare pas , mais il dépérit tn^^s les jours , et tend à
son anéantissei^ftéîïfr*''
L'expulsion des IMaures d'Espagna se fait encore sentir f- .
comme le premier jour : bien loin que ce vide se remplisse,
il devient tous les jours plus grand.
MONTESQUIEU. 37^
(Iy
434 LETTRES PERSANES.
Depuis la dévastartion de T Amérique, les Esjjagjiols , qui
ont pris la place de ses anciens habitants , ifCTatpu la fe^ei?^^'"'""^^^
pler ; au contraire , par une fatalité que je ferais mieux (lé ^^
lôôÎTinier une justice divine, jes^jkgtructeursje détruisent
jM)Y-mpmfis_^t se consument tous les^ jours.
Les princes ne doivent-ilmic point son^pr à-peiiplPT Ae-
fflrandjs_pay3 par des colonies. Je ne dis pas qu'elles ne réassis-
sent quelquefois ; il y a des climats si heureux , que l'espèce
s'y multiplie toujours : ténwin ces îles ' qui ont été peuplées
' par des malades que quelques vaisseaux y avaient abandon-
nés , et qui y recouvraient aussitôt la santé.
Mais quand ces colç|nies réus^aient , au lieu d'augmenter
la puissance, elles ne fendent que la _partagerj à ipoins quel-
les n'eussent très-peu d'étendue , comme sont celles que l'on
envoie pour occuper quelque place pour le commerce.
Les Carthaginois avaient , comme les Espagnols , décou-
vert l'Amérique , ou au moins de graiides îles dans lesquelles
ils faisaient un commerce prodigieux ; mais quand ils virent
le nombre de leurs habitants diminuer, cette sage république
défendit à ses sujets ce commerce et cette navigation.
J'ose le dire , au lieu de faire passer les Espagnols dans les
Indes , il faudrait foire repasser les Indiens et tous les métis
en Espagne ; il faudrait rendre à cette monarchie tous ses
peuples dispersés ; et, si la moitié seulement de ces grandes
colonies se conservait , l'Espagne deviendrait la puissance de
l'Europe la plus redoutable.
On peut comparer les empires à un arbre dont les branches
trop étendues ôtent tout le suc du tronc , et ne servent qu'à
faire de l'ombrage.
Rien ne devrait corriger les princes de la fureur des cou-
quêtes lointaines que l'exemple des Portugais et des Es:_
pagnols.
Ces deux nations ayant conquis , avec une rapidité inconce-
vable , des royaumes immenses , plus étonnées de leurs vic-
' I^auteur parle pettl-ètre de l'He de Botirbon. (P.) .
LETTRliS PERSANES. 4.1S
toires que les peuples vaincus de leur défeite (Songèrent aux
moyens de les conserver, et prirent imacime pour cela une
voie différente. ^
Les Fspngnnls , désesgéranLdfi retenir les^ stations vaincues ' '^'
dans la_fîdélitéijrirent le parti de les exterminer, et d'y ^
envoyer d'Espagne des peuples fidèles : jamais dessein horrible .
ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit im peuple, aussi ^^^
nombreux que tous ceux de l'Europe ensemble, disparaître de
la terre à l'arrivée de ces barbares , qui semblèrent , en décou-
vrant les Indes , avoir voulu en même temps découvrir aux
hommes quel était le dernier période de la crilaÏÏte/'
Par cette barbarie , ils conservèrent ce pays sous leur domi-
nation. Juge par là combien les conquêtes sont funestes . puis-
que les effets en sont tels : car enlln ce remède affreux était
unique. Comment auraient-ils pu retenir tant de mUlioas
d'iiommes dans l'obéissance? Comment soutenir une guerre
civile de si loin? Que seraient-ils devenus, s'ils avaient donné
le temps à ces peuples de revenir de l'admiration où ils étaient
de l'arrivée de ces nouveaux dieux et de la crainte de leurs
foudres ?
Quant aux Portugais , ils prirent une voie tout opposée ; ils
n'employèrent pas les cruautés : aussi furent-ils bientôt chassés
de tous les pays qu'ils avaient découverts. Les Hollandais
favorisèrent la rébellion de ces peuples , et en profitèrent.
Quel prince envierait le sort de ces conquérants? Qui vou-
drait de ces conquêtes à ces conditions ? Les uns en furent aus-
sitôt chassés ; les autres en firent des déserts , et rendirent
de même leur propre pays. 1; i/T L tSS^**^/, ^
^ C'est le destin de«; héros ilt». .se-.gw»f!r à conquérir desjiavF'^
qu'ils perdent_§dj!i3am , oS a 'souîiMtî^des nations qu'ils sont
obligés^eux- mêmes de détruire : comme cet insensé qui se
consumait à acheter des statues qu'il jetait dans la mer, et des
glaces qu'il brisait aussitôt. )
A Paris, le 17 de la lune de Rliamazan, 1718.
l-x
436 LETTRES PERSANES.
CXXIII. USBEK AU MÊME.
La douceur du gouvernement contribue merveilleusement
à la propagation de l'espèce. Toutes les républiques en sont
une preuve constante , et , plus que toutes , la Suisse et la
Hollande, qui sont les deux plus mauvais pays de l'Europe ,
si l'on considère la nature du terrain , et qui cependant sont
les plus peuplés.
Rien n'attire plus les étrangers que la liberté , et l'opu-
lence qui la suit toujours : l'une se fait rechercber par elle-
même, et les besoins attirent dans les pays oiî l'on trouve
l'autre.
L'espèce se multiplie dans un pays où l'abondance fournit
aux enfants , sans rien diminuer de la subsistance des pères.
L'égalité même des citoyens , qui produit ordinairement
l'égalité dans les fortunes , porte l'abondance et la vie dans
toutes les parties du corps politique , et la répand partout.
Il n'en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbi-
traire : le prince , les courtisans , et quelques particuUers ,
possèdent toutes les richesses, pendant que tous les autres
gémissent dans une pauvreté extrême.
Si un homme est mal à son aise, et qu'il sente qu'il fera
i\es enfants plus pauvTCS que lui , il ne se mariera pas : ou
s'il se marie , il craindra d'avoir un trop grand nombre d'en-
fants, qui pourraient achever de déranger sa fortime, et qui
descendraient de la condition de leur père.
J'avoue que le rustique ou paysan , étant une fois marié,
peuplera indifféremment, soit qu'il soit riche, soit qu'il soit
pauvre ; cette considération ne le touche pas : il a toujours un
héritage sûr à laisser à ses enfants , qui est son hoyau ; et
rien ne l'empêclie de suivre aveuglément l'instinct de la
nature.
IMais à quoi sert dans un État ce nombre d'enfants qui lan-
guissent dans la misère ? Ils périssent presque tous à mesure
qu'ils naissent; ils ne prospèrent jamais : faibles et débiles,
ils meurent en détail de mille manières , tandis qu'ils sont
LETTRES PERSA>ES. 437
emportés en gros par les fréquentes maladies populaires que
la misère et la mauvaise nourriture produisent toujours ;
ceux qui en échappent atteignent l'âge viril sans en avoir la
force , et languissent tout le reste de leur vie.
Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais
heureusement si elles ne sont bien cultivées ; chez les peuples
misérables l'espèce perd , et même quelquefois dégénère.
La France peut fournir un grand exemple de tout ceci.
Dans les guerres passées , la crainte où étaient tous les enfants
de famille qu'on ne les enrôlât dans la milice les obligeait
de se marier, et cela dans un âge trop tendre , et dans le sein
de la pauvreté. De tant de mariages il naissait bien des en-
fants que l'on cherche encore en France , et que la misère , la
famine et les maladies en ont fait disparaître.
Que si sous un ciel aussi heureux , dans un royaume aussi
policé que la France , on fait de pareilles remarques, que se-
ra-ce dans les autres États ?
A Paris , le 23 de la lune de Rbamazan , I7I8.
CXXIV. USBEK AU MOLLAH IMÉHÉMET ALI,
GARDIEN" DES TROIS TOMBEAIX.
A Com.
Que nous servent les jeûnes des immaums et les ciliées des
mollahs ? La main de Dieu s'est deux fois appesantie sur les
enfants de la loi. Le soleil s'obscurcit ; et semble n'éclairer plus
que leurs défaites : leurs armées s'assemblent , et elles sont
dissipées comme la poussière.
L'empire desOsmanlins est ébranlé par les deux plus grands
échecs qu'il ait jamais reçus. Un moufti chrétien nelesoutient
qu'avec peine : le grand vizir d'Allemagne ' est le fléau de
Dieu, envoyé pour châtier les sectateurs d'Omar; il porte
■ l.e p'ince Eugène , qui Ijattit les Turcs à Peterwaradin. (P.)
438 LETTRES PERSANES.
partout la colère du ciel , irrité contre leur rébellion et leur
perfidie.
Esprit sacré desiminaums, tu pleures nuit et jour sur les
enfants du propliète que le détestable Omar a dévoyés ; tes
entrailles s'émeuvent à la vue de leurs malheurs; tu désires
leur conversion , et non pas leur perte ; tu voudrais les voir
réunis sous l'étendard d'Hali par les larmes des saints , et non
pas dispersés dans les montagnes et dans les déserts par la ter-
reur des infidèles.
A Paris, le I" de la lune de Clialval , 1718.
^ . .j^ CXXV. USBEK A RHÉDI.
{y |)-Nr^ A. Venise.
Quel peu]: être le motif de ces libéralités nnmensesqueles
princes v'e^e'nt sur leurs cocfffe'âds^^'Teulent-ils se les àlta-
cnërTîIsTeur sont déjà acquis autant qu'ils peuvent l'être, lit
d'ailleurs , s'ils acquièrent quelques-uns de leurs sujets en
les achetant, il faut bien, parla même raison, qu'ils en per-
dent une infinité d'autres en les appauvrissant. ^^
Quand je pense à la situation des princes , toujours entourés
d'hommes avqÏÏés etf insatiables , je ne puis que les plaindre;
et je les plains encore davantage lorsqu'ils n'ont pas la force
de résister à des demandes toujours onéreuses à ceux qui ne
demandent rien. /Lr^srs^
Je n'entends jamais parler de leurs UliÊralités , des grâces
et des pensions qu'ils accordent, que je ne me livre à mille
véflexions : une foule d'idées se présente à mon esprit : il me
.semble que j'entends publier cette ordonnance :
« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous
n demander des pensions ayant exercé sans relâche notre
« magnificence royale , nous avons enfin cédé à la multitude
« des requêtes qu'ils nous ont présentées , lesquelles ont fait
"jusqu'ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont
LETTRES PERSANES. 430
« représenté qu'ils n ont point manqué , depuis notre avéue-
« nient à la couronne , de se trouver à notre lever; que nous
« les avons toujours vus sur notre passage , immobiles comme
« des bornes , et qu'ils se sont extrêmement élevés pour re-
« garder , sur les épaules les plus liauîes, notre sérénité. Nous
avons même reçu plusieurs requêtes de la part de quelques
personnes du beau sexe , qui nous ont supplié de faire aî-
■ tention qu'il était notoire qu'elles sont d'un entretien très-
n difficile; quelques-unes même très-surannées nous ont prié ,
branlant la tête , de faire attention qu'elles out fait l'orne-
ment de la cour des rois nos prédécesseurs ; et que , si les
généraux de leurs armées ont rendu l'État redoutable par
leurs faits militaires , elles n'ont point rendu la cour moins
célèbre par lew^sjntrigues. Ainsi , désirant traiter les sup-
pliants avec^^^JonteTeTleur accorder toutes leurspfîèfésT'
nous avons ordonné ce qui suit : / û-^^.^'tCL^
ij « Que toî^uiBoi|reur a^^^^dn^^enfants retranchera jour-
« nellement M cinquième partie du pain qu'il leur donne. En-
« joignons aux pères de famille de faire la diminution sur
« chacun d'eux aussijuste que faire se pourra. , , .
^ « Défen"3o^s^«(è^ssemienf à tous ceux qui ^pp'lïquent à
•' la cujM^eUe leûrsTiéritages , ou qui les ont doûn^'à titre ^
« de fern/è , d'y faire aucune réparation , de quelque espèce
« qu'elle soit.
« Ordonnons que toutes persormes qui s'exercent à des
« travaux vils et mécaniques , lesquelles n'ont jamais été
« au lever de notre majesté, n'achètent désormais d'habits ,
n à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre
<■ ans en quatre ans ; leur interdisons en outre très'étroite-
ment ces petites réjouissances qu'ils avaient coutume de
faire, dans leurs familles, les principales fêtes de l'année.
« Et , d'autant que nous demeurons averti que la plupart
« des bourgeois de nos bonnes villes sont entièrement occupés
« à pourvoir à l'établissement de leurs filles , les(p.iel]es ne se
« sont rendues reconiaiandaljles dans notre État que par
440 LETTRES PERSANES.
« uue triste et ennuyeuse modestie, nous ordonnons qu'ils
« attendront à les marier jusqu'à ce qu'ayant atteint l'âge
« limité par les ordonnances , elles <iennent à les y contrain-
<< dre. Défendons à nos magistrats de pourvoir à l'éducation
« de leurs enfants. »
A Paris , le 1" de la lune de Chalval, I718.
CXXVI. BICA A ***.
On est bien embarrassé dans toutes les religions , quand
il s'agit de donner une idée des plaisirs qui sont destinés à
ceux qui ont bien vécu. On épouvante facilement les méchants
par une longue suite de peines dont on les menace ; mais ,
pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Il
semble que la nature des plaisirs soit d'être d'une courte du-
rée : l'imagination a peine à en représenter d'autres.
Tai vu des descriptions du paradis capables d'y faire re-
noncer tous les gens de bon sens : les uns font jouer sans
cesse de la flûte ces ombres heureuses; d'autres les condam-
nent au supplice de se promener éternellement; d'autres en-
fin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d'ici-bas, n'ont
pas cru que cent millions d'années fussent un terme assez
long pour leur ôtcr le goût de ces inquiétudes amoureuses.
Je me souviens à ce propos d'une histoire que j'ai ouï racon-
ter à un homme qui avait été dans le pays du Mogol ; elle fait
voir que les prêtres indiens ne sont pas moins stériles que les
autres dans les idées qu'ils ont des plaisirs du paradis.
Une femme qui venait de perdre son mari vint en céré-
monie chez le gouveraeur de la ville lui demander la permis-
sion de se brûler ; mais, comme dans les pays soumis aux
mahométans on abolit tant qu'on peut cette cruelle coutume ,
il la refusa absolument.
Lorsqu'elle vit ses prières impuissantes , elle se jeta dans un
furieux emportement. Voyez , disait-elle , comme on est gêné!
Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se
LETTRES PERSANES. 441
brûler quand elle en a envie ! A t-on jamais vu rien de pareil ?
RIa mère, matante, mes sœurs, se sont bien brûlées ! Et, quand
je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâ-
che, et se met à crier comme un enragé.
11 se trouva là, par hasard , un jeune bonze. Homme infi-
dèle , lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur
dans l'esprit de cette femme ? >"on , dit-il , je ne lui ai jamais
parlé ; mais , si elle m'en croit , elle consommera son sacri-
fice ; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en
sera-t-elle bien récompensée; car elle retrouvera dans l'autre
monde son mari , et elle recommencera avec lui un second
mariage. Que dites-vous? dit la femme surprise. Je retrouve-
rai mon mari? Ah ! je ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin,
et d'ailleurs si vieux , que , si le dieu Brama n'a point fait
sur lui quelque réforme, sûrement il n'a pas besoin de moi.
Me brûler pour lui!... pas seulement le bout du doigt pour
le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me
séduisaient , et qui savaient de quelle manière je vivais avec
lui , n'avaient garde de me tout dire ; mais , si le dieu Brama
n'a que ce présent à me faire , je renonce à cette béatitude.
Monsieur le gouverneur, je me fais mahométanc. Et pour
vous , dit-elle en regardant le bonze , vous pouvez , si vous
voulez , aller dire à mon mari que je me porte fort bien.
A Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1718.
CXXVII. RICA A USBEK.
A -^^
Je t'attends ici demain : cependant je t'envoie tes lettres
d'Ispahan. Les miennes portent que l'ambassadeur du Grand
Mogol a reçu ordre de sortir du royaume. On ajoute qu'on a
fait arrêter le prince , oncle du roi , qui est chargé de sou édu-
cation ; qu'on l'a fait conduire dans im château , où il est très'
étroitement gardé , et qu'on l'a privé de tous ses honneurs.
Je suis touché du sort de ce prince , et je le plains.
4^2 LErrRES PERSANES.
Je te l'avoue , Usbek , je n'ai jamais vu couler les larmes de
personne sans être attendri : je sens de l'ijumanité pour
les malheureux , comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent hom-
mes; et les grands même, pour lesquels je trouve dans mon
cœur de la dureté quand ils sont élevés , je les aime sitôt
qu'ils tombent.
En effet, qu'ont-ils affaire , dans la prospérité, d'une inu-
tile tendresse ? elle approche trop de l'égalité. Ils aiment bien
mieux du respect, qui ne demande point de retour. Mais,
sitôt qu'ils sont déchus de leur grandeur, il n'y a que nos
plaintes qui puissent leur en rappeler l'idée.
Je trouve quelque chose de bien naïf, et même de bien
grand , dans les paroles d'un prince qui , près de tomber entre
les mains de ses ennemis , voyant ses courtisans autour de
lui qui pleuraient : Je sens , leur dit-il , à vos larmes que je
suis encore votre roi.
A Paris , le 3 de la luue de Chai val , 17 r 8.
CXXVIII. RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède'. Il
assiégeait une place dans un royaume qu'on nomme la Nor-
wége : comme il visitait la tranchée , seul avec un ingénieur,
il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a fait sur-
le-champ arrêter son premier ministre ^ : les états se sont
assemblés, et l'ont condamné à perdre la tête.
Il était accusé d'un grand crime : c'était d'avoir calomnié
la nation , et de lui avoir fait perdre la confiance de son roi ,
forfait qui, selon moi, mérite mille morts.
' Charles XII. Il fut tué au siège de Fredericshall, le 12 décembrb
1718, à l'âge de trente-six ans. « Il n'était point Alexandre, mais il au-
rait été le meilleur soldat d'Alexandre. » (Voyez ["Esprit des Imîs , liv. X,
ih. xiri.) (P.)
' Le baron de Gortz. (P.)
LETTRES PERSANES. 443.
Car eufiu , si c'est une mauvaise action de noircir dans
l'esprit du prince le dernier de ses sujets , qu'est-ce lorsque
l'on noircit la nation entière , et qu'on lui ôte la bienveillance
de celui que la Providence a établi pour faire son bonheur?
Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les
anges parlent à notre saint prophète.
ïu sais que dans les banquets sacrés , où le seigneur des
seigneurs descend du plus subUme trône du monde pour se
communiquer à ses esclaves , je me suis fait une loi sévère
de captiver une langue indocile ; on ne m'a jamais vu aban-
donner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses
sujets. Quand il m'a fallu cesser d'être sobre, je n'ai point
cessé d'être honnête homme ; et, dans cette épreuve de notre
fidélité , j'ai risqué ma vie , et jamais ma vertu.
Te ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de
prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davan-
tage ; s'il fait quelque action mauvaise , elle a presque toujours
été suggérée; de manière que l'ambition des princes n'est
jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers.
Mais comprends-tu qu'un homme qui n'est que d'hier dans
le ministère , qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir
dans un moment l'ennemi de lui-même , de sa famille , de
sa patrie , et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va
faire opprimer?
Un prince a des passions : le ministre les remue ; c'est de
ce côté-là qu'il dirige son ministère ; il n'a point d'autre but ,
ni n'en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs
louanges ; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils ,
par les desseins qu'il lui inspire , et parles maximes qu'il lui
propose.
A Paris, le 25 de la lune de Sapliar, 17(9
444 LETTRES PERSANES.
CXXIX. RICA A USBEK.
A ***.
Je passais l'autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes
amis : il rencontra un liomme de sa connaissance , qu'il me
dit être un géomètre ; et il n'y avait rien qui n'y parût , car
il était dans une rêverie profonde ; il fallut que mon ami le
tirât longtemps par la manche , et le secouât pour le faire
descendre jusqu'à lui , tant il était occupé d'une courbe qui
le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours. Us se
firent tous deux beaucoup d'honnêtetés , et s'apprirent réci-
proquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les
menèrent jusque sur la porte d'un café oii j'entrai avec eux.
Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le
monde avec empressement , et que les garçons du café eu
faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires
qui étaient dans un coin. Pour lui , il parut qu'il se trouvait
dans un lieu agréable; car il dérida un peu sou visage, et se
mit à rire comme s'il n'avait pas eu la moindre teinture de
géométrie.
Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait
danslaconversation.il ressemblait à celui qui, dans un jardin,
coupait avec son épée la tête des fleurs qui s'élevaient au-
dessus des autres '. Martyr de sa justesse, il était offensé d'une
saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière
trop vive. Rien pour lui n'était indifférent, pourvu qu'il fût
vrai. Aussi sa conversation était-elle singulière. Il était ar-
rivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un
château superbe et des jardins magnifiques; et il n'avait vu ,
lui , qu'un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq
' Hérodote et Diogène Laërce racontent que Périandre envoya con-
sulter Tlirasybulo de Milet sur la manière la plus sûre de gouverner ses
Ëlats. Celui-ci , pour toute réponse, mena l'ambassadeur dans un champ,
et, prenant son épée , se mit à couper les épis qui s'élevaient au-dessus
des autres. Périandre suivit ce conseil sanguinaire, et lit périr tous les
hommes qui exerçaient quelque influence à Corinlhe. (P.)
LETTRES PERSANES. 445
(le large, et un bosquet barlong de dix arpents : il aurait
fort souhaité que les règles de la perspective eussent été
tellement observées , que les allées des avenues eussent paru
partout de même largeur -, et il aurait donné pour cela une
méthode infaillible. Il parut fort satisfait d'un cadran qu'il y
avait démêlé, d'une structure fort singulière ; et il s'échauffa
fort contre un savant qui était auprès de moi , qui malheu-
reusement lui demanda si ce cadran marquait les heures ba-
byloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du châ-
teau de Fontarabie ; et il nous donna soudain les propriétés
de la ligne que les bombes avaient décrites en l'air ; et, charmé
de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un
homme se plaignait d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant
par une inondation . Ce que vous me dites là m'est fort agréable ,
dit alors le géomètre : je vois que je ne me suis pas trompé
dans l'observation que j'ai faite , et qu'il est au moins tombé
sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée.
Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Connue il
allait assez vite , et qu'il négligeait de regarder devant lui , il
fut rencontré directement par un autre homme : ils se cho-
quèrent rudement; et de ce coup ils rejaillirent, chacun de
son côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs
masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdisse-
ment , cet homme , portant la main sur le front , dit au géo-
mètre : Je suis bien aise que vous m'ayez heurté, car j'ai
une grande nouvelle à vous apprendre : je viens de donner
mon Horace au public. Comment! dit le géomètre, il y a
deux mille ans qu'il y est. Vous ne m'entendez pas , reprit
l'autre : c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens
de mettre au jour; il y a vingt ans que je m'occupe à faire
des traductions.
Quoi ! monsieur , dit le géomètre , il y a vingt ans que vous ne
pensez pas ! Vous parlez pour les autres , et ils pensent pour
vous. Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n'aie pas
rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des
•:i8
446 LETTRES PERSANES.
bons auteurs familière ? Je ne dis pas tout à fait cela : j'estime
autant qu un autre les sublimes génies que vous travestissez;
mais vous ne leur ressemblerez point; car, si vous traduisez
toujours , on ne vous traduira jamais.
Les traductions sont comme ces monnaies de cui\Te qui
ont bien la même valeur qu'une pièce d'or, et même sont
d'un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours
faibles et d'un mauvais aloi.
Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces
illustres morts : et j'avoue que vous leur donnez bien un
corps; mais vous ne leur rendez pas la vie : il y manque tou-
jours un esprit pour les animer.
Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant
de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous
les jours? Après ce petit conseil, ils se séparèrent , je crois ,
très-mécontents l'un de l'autre.
A Paris, le dernier de la lune de Rebiab 2 , I7l9.
CXXX. RICA A***.
Je te parlerai dans cette lettre d'une certaine nation qu'on
appelle les nouvellistes, qui s'assemblent dans un jardin ma-
gnifique, où leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très-
inutiles à l'État , et leurs discours de cinquante ans n'ont pas
un effet différent de celui qu'aurait pu produire un silence
aussi long : cependant ils se croient considérables , parce
qu'ils s'entretiennent de projets magnifiques, et traitent de
grands intérêts.
La base de leurs conversations est une curiosité frivole et
ridicule : il n'y a point de cabinet si mystérieux qu'ils ne
prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quel-
(jue chose; ils savent combien notre auguste sultan a de
femmes , combien il fait d'enfants toutes les années ; et quoi-
qu'ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits
LETTRES PERSANES, 447
des mesures qu'il prend pour humilier l'empereur des Turcs
et celui des Mogols.
A peine ont-ils épuisé le présent, qu'ils se précipitent dans
l'avenir; et, marchant au-devant de la Providence, ils la pré-
viennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent
un général par la main ; et , après l'avoir loué de mille sot-
tises qu'il n'a pas faites , ils lui en préparent mille autres qu'il
ne fera pas.
Ils font voler les armées comme les grues , et tomher les
murailles comme des cartons ; Us ont des ponts sur toutes
les rivières , des routes secrètes dans toutes les montagnes ,
des magasins immenses dans les sables brûlants : il ne leur
manque que le bon sens.
Il y a un homme, avec qui je loge, qui reçut cette lettre
d'un nouvelhste ; comme elle m'a paru singulière , je la gar-
dai ; la voici :
« MONSIEUB ,
« Je me trompe rarement dans mes conjectures sur les
« affaires du temps. Le 1" janvier 1711, je prédis que l'em-
« pereur Joseph mourrait dans le cours de l'année : il est vrai
« que, comme il se portait fort bien , je crus que je me fe-
« rais moquer de moi si je m'expliquais d'une manière bien
« claire ; ce qui fit que je me servis de termes un peu énigma-
« tiques ; mais les gens qui savent raisonner m'entendh-ent .
« bien. Le 17 avril de la même année , il mourut de la petite
« vérole.
« Dès que la guerre fut déclarée entre l'empereur et les
« Turcs , j'allai chercher nos messieurs dans tous les coins des
« Tuileries; je les assemblai près du bassin, et leur prédis
« qu'on ferait le siège de Belgrade , et qu'il serait pris. J'ai été
« assez heureux pour que ma prédiction ait été accomplie. Il
« est vrai que, vers le milieu du siège , je pariai cent pistoles
« qu'il serait pris le 18 août * ; il ne fut pris que le lendemain :
« peut-on perdre à si beau jeu?
> * 1717.
448 LETTRiiS PERSANES.
« Lorsque je vis que la flotte d'Espagne débarquait en Sar-
« daigne , je jugeai qu elle en ferait la conquête : je le dis, et
« cela se trouva vrai. Enflé de ce succès, j'ajoutai que cette
" flotte victorieuse irait débarquer à Final pour faire la con-
« quête du Milanez. Comme je trouvai de la résistance à faire
« recevoir cette idée, je voulus la soutenir glorieusement : je
« pariai cinquante pistoles, et je les perdis encore; car ce diable
« d'Alberoni , malgré la foi des traités , envoya sa flotte en Si-
« cile, et trompa tout à la fois deux grands politiques, le duc
« de Savoie, et moi.
« Tout cela, monsieur, me déroute si fort, que j'ai résolu
« de prédire toujours et de ne parier jamais. Autrefois nous
« ne connaissions point aux Tuileries l'usage des paris , et feu
« M. le comte de L. ne les souffrait guère ; mais , depuis qu'une
« troupe de petits-maîtres s'est mêlée parmi nous , nous ne
« savons plus où nous en sommes. A peine ouvrons-nous la
« bouche pour dire une nouvelle, qu'un de ces jeunes gens
<■■ propose de parier contre.
« L'autre jour, comme j'ouvrais mon manuscrit , et accom-
« modais mes lunettes sur mon nez , un de ces fanfarons , sai-
« sissant justement l'intervalle du premier mot au second ,
« me dit : Je parie cent pistoles que non. Je fis semblant de
« n'avoir pas fait d'attention à cette extravagance; et , repre-
n nant la parole d'une voix plus forte , je dis : M. le maréchal
« de *** ayant appris... Cela est faux , me dit-il, vous avez
« toujours des nouvelles extravagantes ; il n'y a pas le sens
« commun à tout cela. Je vous prie, monsieur, de me faire
<' le plaisir de me prêter trente pistoles; car je vous avoue
« que ces paris m'ont fort dérangé. Je vous envoie la copie de
« deux lettres que j"ai écrites au ministre. Je suis , etc. »
LETTBE d'un NOUVELLISTE AU MINISTRE.
0 Monseigneur,
« Je suis le sujet le plus zélé que le roi ait jamais eu. C'est
« moi qui obligeai un de mes amis d'exécuter le projet que
LETTRES PERSANES. 449
« j'avais formé d'un livre pour démontrer que Louis le Grand
« étzdt le plus grand de tous les princes qui ont mérité le nom
« de Grand. Je travaille depuis longtemps à un autre omTage
« qxii fera encore plus d"lionneur à notre nation, si Votre
o Grandeur veut m'accorder un priNiiége : mon dessein est de
« prouver que , depuis le commencement de la monarchie ,
« les Français n'ont jamais été battus , et que ce que les his-
« toriens ont dit jusqu'ici de nos désavantages sont de vérita-
a blés impostures. Je suis obbgé de les redresser en bien des
« occasions ; et j'ose me flatter que je brille surtout dans la cri-
« tique. Je suis, monseigneur, etc. »
« MO^SEIGNELB,
« Depuis la perte que nous avons faite de M. le comte de L. ,
" nous vous supplions d'avoir la bonté de nous permettre d'é-
« Lire un président. Le désordre se met dans nos conférences ,
« et les affaires d'État n'}- sont pas traitées avec la même dis-
« cussion que parle passé; nos jeunes gens \ivent absolument
" sans égard pour les anciens, et entre eux sans discipline : c'est
« le véritable conseil de Pvoboam , où les jeunes imposent aux
« vieillards. Kous avons beau leur représenter que nous étions
« paisibles possesseurs des Tuileries vingt ans avant qu'ils
« fussent au monde ; je crois qu'ils nous en chasseront à la fin,
« et qu'obligés de quitter ces lieux , où nous avons tant de fois
« évoqué les ombres de nos héros français , il faudra que nous
« allions tenir nos conférences au Jardin du Roi ou dans quelque
Lieu plus écarté. Je suis.... »
A Paris, le 7 de la lune de GemmadI 2 , 1 719.
CXXXL RHÉDI A RICA.
A Paris.
Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant
en Europe, c'est l'histoire et l'origine des répubhques. Tu
Bais que la plupart des Asiatiques n'ont pas seulement d'idée
38.
450 LETTRES PERSANES.
de cette sorte de gouvernement, et que l'imagination ne les a
pas servis jusqu'à leur faire comprendre qu'il puisse y en avoir
sur la terre d'autre que le despotique.
Les premiers gouvernements du monde furent monarchi-
ques : ce ne fut que par hasard et par la succession des siècles
que les républiques se formèrent.
La Grèce ayant été abîmée par un déluge , de nouveaux ha-
bitants vinrent la peupler : elle tira presque toutes ses colonies
d'Egypte et des contrées de l'Asie les plus voisines; et, comme
ces pays étaient gouvernés par des rois , les peuples qui en
sortirent furent gouvernés de même. IMais la tyrannie de ces
princes devenant trop pesante , on secoua le joug ; et du débris
de tant de royaumes s'élevèrent ces républiques qui firent si
fortfleurir la Grèce, seule polie au milieu des barbares.
L'amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps
la Grèce dans l'indépendance, et étendit au loinle gouvernement
républicain. Les villes grecques trouvèrent des alliés dansl'Asie
mineure : elles y envoyèrent des colonies aussi libres qu'elles,
qui leur servirent de remparts contre les entreprises des rois
de Perse. Ce n'est pas tout : la Grèce peupla l'Italie ; l'Italie ,
l'Espagne, et peut-être les Gaules. On sait que cette grande
Hespérie, si fameuse chez les anciens, était au commencement
la Grèce , que ses voisins regardaient comme un séjour de féli-
cité : les Grecs, qui ne trouvaient point chez eux ce pays heu-
reux, Tallèrent chercher en Italie; ceux de l'Italie, en Espagne;
ceux d'Espagne, dans la Bétique ou le Portugal : de manière
que toutes ces régions portèrent ce nom chez les anciens. Ces
colonies grecques apportèrent avec elles un esprit de liberté
qu'elles avaient pris dans cedouxpays. Ainsi, on ne voit guère,
dans ces temps reculés, de monarchies dans l'Italie, l'Espa-
gue, les Gaules. On verra bientôt que les peuples du nord et
d'Allemagne n'étaient pas moins libres; et, si l'on trouve des
vestiges de quelque royauté parmi eux , c'est qu'on a pris pour
des rois les chefs des armées ou des républiques.
Tout ceci se passait en Europe; car, pour l'Asie el rAfri(]ue,
LETTRES PERSANES. 4ol
elles ont toujours été accablées sous le despotisme , si vous en
exceptez quelques villes de l'Asie mineure dont nous avons
parlé , et la république de Carthage en Afrique.
Le monde fut partagé entre deux puissantes républiques :
celle de Rome et celle de Carthage. Il n'y a rien de si connu
que les conimencelnents de la république romaine, et rien qui
lesoitsi peu quel'origine de celle de Carthage. On ignore al)so-
lument la suite des princes africains depuis Didon, et comment
ils perdirent leur puissance. C'eût été un grand bonheur pour
le monde que l'agrandissement prodigieux de la république
romaine , s'il n'y avait pas eu cette différence injuste entre
les citoyens romains et les peuples vaincus; si l'on avait donné
aux gouverneurs des provinces une autorité moins grande; si
les lois si saintes pour empêcher leur tyrannie avaient été ob-
servées, et s'ils ne s'étaient pas servis, pour les faire taire, des
mêmes trésors que leur injustice avait amassés.
Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples
d'Europe , et la servitude pour celui des peuples d'Asie. C'est
en vain que les Romains offrirent aux Cappadociens ce pré-
cieux trésor; cette nation lâche le refusa , et elle courut à la
servitude avec le même empressement que les autres peuples
couraient à la liberté.
César opprima la république romaine , et la soumit à uu
pouvoir arbitraire.
L'Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire
et violent , et la douceur roumaine fut changée eu une cruelle
oppression.
Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du
nord , se répandirent comme des torrents dans les provinces
romaines; et, trouvant autant de facilité à faire des conquê-
tes qu'à exercer leurs pirateries, les démembrèrent, et en firent
des royaumes. Ces peuples étaient libres ; et ils bornaient si
fort l'autorité de leurs rois , qu'ils n'étaient proprement que
des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes , quoique fonp-
dés parla force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lors-
452 LETTRES PERSANES.
que les peuples d'Asie, comme les Turcs et les Tarlares,
ûreut des conquêtes , soumis à la volonté d'un seul, ils ne
songèrent qu'à lui donner de nouveaux sujets, et à établir par
les armes son autorité violente ; mais les peuples du nord , li-
bres dans leur pays, s'emparant des provinces romaines, ne
donnèrent point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns
même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les
Goths en Espagne , déposaient leurs rois dès qu'ils n'en étaient
pas satisfaits; et, chez les autres, l'autorité du prince était
bornée de mille manières différentes : un grand nombre de
seigneurs la partageaient avec lui; les guerres n'étaient entre-
prises que de leur consentement ; les dépouilles étaient par-
tagées entre le chef et les soldats ; aucun impôt en faveur du
prince ; les lois étaient faites dans les assemblées de la nation.
Voilà le principe fondamental de tous ces États , qui se formè-
'•ent des débris de l'empire romain.
A Venise, le 20 de la lune de PiliégeË, 1710.
CXXXII. RICA A ***.
Je fus , il y a cinq ou six mois , dans un café ; j'y remarquai
un gentilhomme assez bien mis qui se faisait écouter : il par-
lait du plaisir qu'il y avait de vivre à Paris; il déplorait sa si-
tuation d'être obligé de vivre dans la province. J'ai, dit-il ,
quinze mille livres de rentes en fonds de terre, et je me croirais
plus heureux sij'avais le quart de ce bien-là en argent et en
effets portables partout. J'ai beau presser mes fermiers, et les
accabler de frais de justice , je ne fais que les rendre plus insol-
vables : je n'ai jamais pu voir cent pistoles à la fois. Si je de-
vais dix mille francs , on me ferait saisir toutes mes terres , et
je serais à l'hôpital.
Je sortis sans avoir fait grande attention à tout ce discours;
mais, me trouvant hier dansée quartier, j'entrai dans la même
maison, etj'y visun homme grave, d'un visage pâle et allongé ,
qui , au milieu de cinq ou six discoureurs , paraissait morne
LETTRES PERSANES. 453
et pensif, jusques à ce que, prenant brusquement la parole :
Oui , messieurs , dit-il en haussant la voix , je suis ruiné ; je
n'ai plus de quoi vivre; car j'ai actuellement chez moi deux
cent mille livres ^en billets de banque , et cent mille écus d'ar-
gent : je me trouve dans une situation affreuse; je me suis cru
riche, et me voilà à l'hôpital: au moins si j'avais seulement
une petite terre oii je pusse me retirer, je serais sûr d'avoir
de quoi vivre ; mais je n'ai pas grand comme ce chapeau en
fonds de terre.
Je tournai par hasard la tête d'un autre côté, et je vis un
autre homme qui faisait des grimaces de possédé. A qui se fier
désormais ? s'écriait-il. Il y a un traître que je croyais si fort
de mes amis que je lui avais prêté mon argent, et il me l'a
rendu! quelle perfidie horrible! Il a beau faire, dans mon
esprit il sera toujours déshonoré.
Toutprès de là était un homme très-mal vêtu, qui, élevant
les yeux au ciel, disait : Dieu bénisse les projets de nos minis-
tres ! puissé-je voir les actions à deux mille , et tous les la-
quais de Paris plus riches que leurs maîtres ! J'eus la curiosité
de demander son nom. C'est un homme extrêmement pauvre,
nie dit-on ; aussi a-t-il un pauvre métier : il est généalogiste ,
et il espère que son art rendra , si les fortunes continuent ; et
que tous ces nouveaux riches auront besoin de lui pour réfor-
mer leur nom, décrasser leurs ancêtres, et orner leurs carros-
ses; il s'imagine qu'il va faire autant de gens de qualité qu'il
voudra ; il tressaille de joie de voir multiplier ses pratiques.
Enfin , je vis entrer un vieillard pâle et sec, que je reconnus
pour nouvelliste avant qu'il se fût assis; il n'était pas du nom-
bre de ceux qui ont une assurance victorieuse contre tous les
revers, et présagent toujours les victoires et les trophées :
c'était au contraire un de ces trembleurs qui n'ont que des
nouvelles tristes. Les affaires vont bien mal du côté d'Espagne,
dit-il ; nous n'avons point de cavalerie sur la frontière, et il est
à craindre que le prince Pio , qui en a un gros corps , ne fasse
contribuer tout le Languedoc. Il y avait vis-à-vis de moi un
454' LETTRES PERSANES.
philosophe assez mal en ordre qui prenait le nouvelliste eu
pitié, et haussait les épaules à mesure que l'autre haussait la
voix. Je m'approchai de lui, et il me dit à Toreille : Vous voyez
que ce fat nous entretient , il y a une heure, de sa frayeur
pour le Languedoc ; et moi , j'aperçus iiier au soir une tache
dans le soleil, qui, si elle augmentait, pourrait faire tomher
toute la nature en engourdissement; et je n'ai pas dit un seul
mot.
A Paris, le 17 de la lune de Rhamazan, 1719.
CXXXIII. RICA A ***.
J'allai l'autre jour voir une grande bibliothèque dans un
couvent de dervis , qui en sont comme les dépositaires , nois
qui sont obligés d'y laisser entrer tout le monde à certaines
heures.
En entrant je vis un homme grave qui se promenait au mi-
lieu d'un nombre innombrable de volumes qui l'entouraient.
J'allai à lui , et le priai de me dire quels étaient quelques-uns
de ces livres que je voyais mieux reliés que les autres. IMon-
sieur, me dit-il , j'habite ici une terre étrangère : je n'y con-
nais personne : bien des gens me font de pareilles questions ;
mais vous voyez bien que je n'irai pas lire tous ces livres pour
les satisfaire; mais j'ai mon bibliothécaire qui vous donnera
satisfaction , car il s'occupe nuit et jour à déchiffrer tout ce
que vous voyez là ; c'est un homme qui n'est bon à rien , et
qui nous est très à charge , parce qu'il ne travaille point pour
le couvent. Mais j'entends l'heure du réfectoire qui sonne.
Ceux qui comme moi sont à la tête d'une communauté doivent
être les premiers à tous les exercices. En disant cela , le moine
me poussa dehors , ferma la porte , et , comme s'il eiit volé ,
disparut à mes yeux.
De Paris, le2i de la lune de Rhamazan , I719.
LETTRES PERSANES. 455
CXXXIV. RICA AU MÊME.
Je retouraai le lendemain à cette bibliothèque , où je trouvai
tout un autre homme que celui que j'avais vu la première fois.
Son air était simple, sa physionomie spirituelle, et son abord
très-affable. Dès que je lui eus fait connaître ma curiosité , il
se mit en devoir de la satisfaire , et même , en qualité d'étran-
ger, de m'instruire.
Mon père , lui dis-je , quels sont ces gros volumes qui tien-
nent tout ce côté de bibliothèque ? Ce sont , me dit-il , les inter-
prètes de l'Écriture. Il y en a un grand nombre! lui repartis-
je : il faut que l'Écriture fiit bien obscure autrefois , et bien
claire à présent. Reste-t-il encore quelques doutes ? peut-il y
avoir des points contestés ? S'il y en a , bon Dieu ! s'il y en a !
me répondit-il : il y en a presque autant que de lignes. Oui !
lui dis-je ; et qu'ont donc fait tous ces auteurs.' Ces auteurs ,
me repartit-il, n'ont point cherché dans l'Écriture ce qu'il
faut croire, mais ce qu'ils croient eux-mêmes ; ils ne l'ont point
regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes
qu'ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait
donner de l'autorité à leurs propres idées : c'est pour cela
qu'ils en ont corrompu tous les sens , et ont donné la torture
à tous les passages. C'est un pays où les hommes de toutes
les sectes font des descentes , et vont comme au pillage ; c'est
un champ de bataille où les nations ennemies qui se rencon-
trent livrent bien des combats , où l'on s'attaque , où l'on s' es-
carmouche de bien des manières.
Tout près de là vous voyez les livres ascétiques ou de dévo-
tion; ensuite les livres de morale, bien plus utiles; ceux de
théologie , doublement inintelligibles , et par la matière qui
y est traitée, et par la manière de la traiter; les ouvrages des
mystiques, c'est-à-dire des dévots qui ont le cœur tendre.
Ah ! mon père , lui dis-je , un moment ; n'allez pas si vite :
parlez-moi de ces mystiques. Monsieur, dit-il, la dévotion
échauffe un cœur disposé à la tendresse , et lui fait envoyer
45Û LETTRES PERSANES.
des esprits au cerveau qui l'échauffent de luéiiie , d'où naissent
les extases et les ravissements. Cet état est le délire de la dé-
votion ; souvent il se perfectionne , ou plutôt dégénère en quié-
tisme : vous savez qu'un quiétiste n'est autre chose qu'un
homme fou, dévot et libertin.
Voyez les casuistes , qui mettent au jour les secrets de la
nuit , qui forment dans leur imagination tous les monstres
que le démon d'amour peut produire, les rassemblent, les
comparent , et en font l'objet éternel de leurs pensées : heu-
reux si leur cœur ne se met pas de la partie , et ne devient
pas lui-même complice de tant d'égarejnents si naïvement
décrits et si nûment peints !
Vous voyez , monsieur, que je pense librement , et que je
vous dis tout ce que je pense. Je suis naturellement naïf; et
plus encore avec vous , qui êtes un étranger, qui voulez savoir
les choses , et les savoir telles qu'elles sont. Si je voulais , je
ne vous parlerais de tout ceci qu'avec admiration ; je vous di-
rais sans cesse : Cela est divin ! cela est respectable! il y a du
merveilleux ! Et il en arriverait de deux choses l'une, ou que je
vous tromperais , ou que je me déshonorerais dans votre es-
prit.
Nous en restâmes là ; une affaire qui survint au dervis rom-
pit notre conversation jusqu'au lendemain.
De Paris , le 23 de la lune de Rbamazau , I7I9.
CXXXV. RICA AU MÊME.
Je revins à l'heure marquée , et mon homme ne mena pré-
cisément dans l'endroit où nous nous étions quittés. Voici ,
me dit-il , les grammairiens , les glossateurs , et les commen-
tateurs. Mon père , lui dis-je, tous ces gens-là ne peuvent-ils
pas se dispenser d'avoir du bon sens ? Oui , dit-il , ils le peu-
vent; et même il n'y paraît pas ; leurs ouvrages n'en sont pas
plus mauvais : ce qui est très-commode pour eux. Cela esl
LETTRES PERSANES. 457
vrai , lui dis-je ; et je connais bien des philosophes qui feraient
bien de s'appliquer à ces sortes de sciences-là.
Voilà , poursuivit-il , les orateurs , qui ont le talent de per-
suader indépendamment des raisons: et les géomètres , qui
obligent un homme malgré lui d'être persuadé , et le convain-
quent avec t\Tannie.
Voici les li>Tes de métaphysique, qui traitent de si grands
intérêts, et dans lesquels l'infmi se rencontre partout ; les li-
vres de physique, qui ne trouvent pas plus de merveilleux
dans l'économie du vaste univers que dans la machine la plus
simple de nos artisans; les livres de médecine, ces monu-
ments de la fragilité de la nature et de la puissance de l'art ,
qui font trembler quand ils traitent des maladies même les
plus légères , tant ils nous rendent la mort présente , mais qui
nous mettent dans une sécurité entière quand ils parlent de
la vertu des remèdes, comme si nous étions devenus immor-
tels.
Tout près de là sont les li\Tes d'anatomie, qui contiennent
bien moins la description des parties du corps humain que
les noms barbares qu'on leur a donnés : chose qui ne guérit
ni le malade de son mal , ni le médecin de son ignorance.
Voici la chimie , qui haljite tantôt l'hôpital et tantôt les pe-
tites-maisons, comme des demeures qui lui sont également
propres.
Voici les livres des sciences, ou plutôt d'ignorance occulte ;
tels sont ceux qui contiennent quelque espèce de diablerie ;
exécrables selon la plupart des gens , pitoyables selon moi.
Tels sont encore les U\Tes d'astrologie judiciaire. Que dites-
vous , mon père ? Les livres d'astrologie judiciaire , repartis-je
avec feu! et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en
Perse ; ils règlent toutes les actions de notre vie , et nous dé^
terminent dans toutes nos entreprises; les astrologues sont
proprement nos directeurs ; ils font plus , ils entrent dans le
gouvernement de l'État. Si cela est, me dit-il, vous vivez
sous un joug bien plus dur que celui de la raison : voilà ce
^58 LETTRES PERSANES.
qui s'appelle le plus étrange de tous les empires; je plains
bleu une famille , et encore plus une nation, qui se laisse si
fort dominer par les planètes. Nous nous servons, lui repar-
tis-je, de l'astrologie, comme vous vous servez de l'algèbre.
Chaque nation a sa science , selon laquelle elle règle sa politi-
que. Tous les astrologues ensemble n'ont jamais fait tant de
sottises en notre Perse qu'un seul de vos algébristes en a fait
ici. Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas
une règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre
faiseur de systèmes ' ? Si l'on comptait les voix là-dessus en
France et en Perse , ce serait im beau sujet de triomplie pour
l'astrologie ; vous verriez les mathématiciens bien humiliés.
Quel accablant corollAire en pourrait-on tirer contre eux !
Notre dispute fut interrompue , et il fallut nous quitter.
De Paris, le 26 de la lune de Rhamazan, 1919.
CXXXVI. RICA AU MÊME.
Dans l'entrevue suivante, mon savant me mena dans un cabi-
net particulier. Voici les livres d'histoire moderne, me dit-il.
Voyez premièrement les historiens de l'Église et des papes,
livres que je lis pour m'édifier, et qui font souvent en moi un
effet tout contraire.
Là, ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formi-
dable empire romain, qui s'était formé du débris de tant de
monarchies , et sur la chute duquel il s'en forma aussi tant
de nouvelles. Un nombre infini de peuples barbares , aussi
inconnus que les pays qu'ils habitaient , pamrent tout à coup .
l'inondèrent, le ravagèrent, le dépecèrent, et fondèrent tous les
royaumes que vousvoyez à présent en Europe. Ces peuples n'é-
taientpoint proprement barbares, puisqu'ils étaient libres; mais
ils le sont devenus depuis que , soumis pour la plupart à une
puissance absolue , ils ont perdu cette douce liberté si con-
forme à la raison , à l'humanité , et à la nature.
• Law. (P.)
LETTRES PERSANES. 4.j9
Vous voyez ici les historiens de l' Allemagne , laquelle n"est
qu'une ombre du premier empire , mais qui est , je crois , la
seule puissance qui soit sur la terre que la division n'a point
affaiblie ; la seule , je crois encore , qui se fortifie à mesure
de ses pertes, et qui, lente à profiter des succès, devient in-
domptable par ses défaites.
Voici les historiens de France , où Ton voit d'abord la puis-
sance des rois se former, mourir deux fois , renaître de même ,
languir ensuite pendant plusieurs siècles ; mais , prenant in-
sensiblement des forces , accrue de toutes parts , monter à son
dernier période : semblable à ces fleuves qui dans leur course
perdent leurs eaux , ou se cachent sous terre ; puis , reparais^
sant de nouveau , grossis par les rivières qui s'y jettent , en-
traînent avec rapidité tout ce qui s'oppose à leur passage.
Là , vous voyez la nation espagnole sortir de quelques mon-
tagnes ; les princes mahométans subjugués aussi insensible-
ment qu'ils avaient rapidement conquis ; tant de royaumes
réunis dans une vaste monarchie , qui devint presque la seule ,
jusqu'à ce qu'accablée de sa fausse opulence , elle perdit sa
force et sa réputation même , et ne conserva que l'orgueil de
sa première puissance.
Ce sont ici les historiens d'Angleterre , oià l'on voit la li-
berté sortir sans cesse des feux de la discorde et de la sédition ;
le prince toujours chancelant sur un trône inébranlable ; une
nation impatiente , sage dans sa fureur même , et qui , maî-
tresse de la mer ( chose inouïe jusqu'alors ) , mêle le com-
merce avec l'empire.
Tout près de là , sont les historiens de cette autre reine de
la mer, la république de Hollande , si respectée en Europe
et si formidable en Asie , où ses négociants voient tant de rois
prosternés devant eux.
Les historiens d'Italie vous représentent une nation autre-
fois maîtresse du monde, aujourd'hui esclave de toutes les
autres ; ses princes divisés et faibles , et sans autre attribut de
souveraineté qu'une vaine politique.
4fiO LETTRES PERSANES.
Voilà les historiens des républiques de la Suisse , qui est
l'image de la liberté ; de Venise, qui n'a de ressources qu'en
son économie ; et de Gênes , qui n'est superbe que par ses bâ-
timents.
Voici ceux du Nord , et entre autres de la Pologne , qui use
si mal de sa liberté et du droit qu elle a d'élire ses rois , qu'il
semble qu'elle veuille consoler par là les peuples ses voisins ,
qui ont perdu l'un et l'autre.
Là-dessus , nous nous séparâmes jusqu'au lendemain.
De Paris, le 2 de la lune de Chalval , 1710.
CXXXVII. RICA AU MÊME.
Le lendemain, il me mena dans un autre cabinet. Ce sont
ici les poètes , me dit-il; c'est-à-dire ces auteurs dont le mé-
tier est de mettre des entraves au bon sens , et d'accabler la
raison sous les agréments comme on ensevelissait autrefois
les femmes sous leurs parures et leurs ornements '. Vous les
connaissez ; ils ne sont pas rares chez les Orientaux , où
le soleil , plus ardent , semble échauffer les imaginations
mêmes.
Voilà les poèmes épiques. Eh! qu'est-ce que les poèmes
épiques ? En vérité , me dit-il , je n'en sais rien j les connais-
seurs disent qu'on n'en a jamais fait que deux , et que les au-
tres qu'on donne sous ce nom ne le sont point : c'est aussi
' Pascal , dans ses Pensées , parle de la poésie à peu près comme
Montesquieu, et n'y voit que des mots vides de sens; comme fatal lau~
rier, bel astre, etc., qu'on appelle des beautés poétiques. Voltaire en
conclut seulement que Pascal parlait de ce qu'il ne connaissait pas, et
c'est, je crois, la seule fois qu'il ait eu raison contre Pascal. Il fut bien
plus en colère contre Montesquieu , qui pourtant avait excepté nommé-
ment les poètes dramatiques du mépris qu'il témoignait pour tous les
autres. Cela ne suftisait pas , comme de raison , pour apaiser l'auteur de
la flenriade; et, quand on lui reprochait les traits qu'il lançait contre
Montesquieu , il se contentait de répondre : « Il est coupable de lèse-
« poésie ; >. et l'on a\ouera que c'était un crime que Voltaire ne pouvait
guère pardonner. (L. H )
LETTRES PERSANES. 'îG(
ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu'il est impossible
d'en faire de nouveaux ; et cela est encore plus surprenant.
Voici les poètes dramatiques, qui , selon moi , sont les poè-
tes par excellence , et les maîtres des passions. Il y en a de
deux sortes : les comiques, qui nous remuent si doucement ;
et les tragiques , qui nous troublent et nous agitent avec tant
de violence.
Voici les lyriques , que je méprise autant que je fais cas des
autres, et qui font de leur art une harmonieuse extrava-
gance.
On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues , qui
plaisent même aiLx gens de cour par l'idée qu'ils leur donnent
d'une certaine tranquillité qu'ils n'ont pas , et qu'ils leur mon-
trent dans la condition des bergers.
De tous les auteurs que nous avons vus , voici les plus dan-
gereux : ce sont ceux qui aiguisent les épigrammes , qui sont
de petites flèches déliées qui font une plaie profonde, et inac-
cessible aux remèdes.
Vous voyez ici des romans ' , qui sont des espèces de poè-
tes, et qui outrent également le langage de l'esprit et celui du
cœur; qui passent leur vie à chercher la nature , et la man-
quent toujours ; et qui font des héros , qui y sont aussi étran-
gers que les dragons ailés et les hippocentaures.
J'ai wx , lui dis-je , quelques-uns de vos romans ; et , si vous
voyiez les nôtres , vous seriez encore plus choqué. Ils sont
aussi peu naturels, et d'ailleurs extrêmement gênés par nos
mœurs ; il faut dix années de passion avant qu'un amant ait
pu voir seulement le visage de sa maîtresse. Cependant les
auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces en-
nuyeux préhminaires. Or, il est impossible que les incidents
.soient variés : on a recours à un artifice pire que le mal même
qu'on veut guérir ; c'est aux prodiges. Je suis sur que vous ne
' Telle est la véritable leçon. Les éditions de l"2i (la première),
1730, 1744, et 1754 (la dernière), sont uniformes sur ce point. Montes-
«juieu parait avoir pris ici romans dans le sens de romnncicrs.
39.
4G2 LETTRES PERSANES.
trouverez pas bou qu'une magicienne fasse sortir une armée
de dessous terre , qu'un héros , lui seul , en détruise une de
cent mille hommes. Cependant voilà nos romans : ces aven-
tures froides et souvent répétées nous fout languir, et ces pro-
diges extravagants nous révoltent.
De Paris, le 6de la lune de Chalval , I7lff.
CXXXVIII. RICA A IBBKN.
A Smyrne.
Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les
saisons ; depuis trois ans j'ai vu changer quatre fois de système
sur les Qnances. On lève aujourd'hui , en Perse et en Turquie ,
les subsides de la même manière que les fondateurs de ces
monarchies les levaient : il s'en faut bien qu'il en soit ici de
même. Il est vrai que nous n'y mettons pas tant d'esprit que
les Occidentaux. Nous croyons qu'il n'y a pas plus de diffé-
rence entre l'administration des revenus du prince et de ceux
d'un particuher qu'il y en a entre compter cent mille tomans
ou en compter cent ; mais il y a ici bien plus de finesse et de
mystère. Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ;
qu'ils enfantent sans cesse , et avec douleur, de nouveaux pro-
jets ; qu'ils écoutent les avis d'une infinité de gens qui travail-
lent pour eux sans en être priés ; qu'ils se retirent et vivent
dans le fond d'un cabinet impénétrable aux grands et sacre
aux petits ; qu'ils aient toujours la tête remplie de secrets im-
portants , de desseins miraculeux , de systèmes nouveaux : et
qu'absorbés dans les méditations ils soient privés non-seule-
ment de l'usage de la parole, mais même quelquefois de la
politesse.
Dès que le feu roi eut fermé les yeux , on pensa à établir um
nouvelle administration. On sentait qu'on était mal , mais on
ne savait comment faire pour être mieux. On s'était mal trouvé
de l'autorité sans bornes des ministres précédents : on la vou-
LETTRES PERSANES. 463
lut partager. On créa, pour cet effet, six ou sept conseils ; et
ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la France
avec plus de sens : la durée en fut courte, aussi bien que
celle du bien qu'il produisit.
La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de
mille maux : N*** ^ prit le fer à la main, retrancha les chairs
inutiles, et appliqua quelques remèdes topiques; mais il restait
toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger ^ est venu, qui
a entrepris cette cure. Après bien des remèdes violents, il a
cru lui avoir rendu son embonpoint , et U l'a seulement rendue
bouffie.
Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent
dans la pauvreté, et ceux qui n'avaient pas de pain regorgent
de richesses. Jamais ces deux extrémités ue se sont touchées
de si près. L'étranger a tourné l'État comme un fripier tourne
un habit : il fait paraître dessus ce qui était dessous ; et ce qui
était dessus , il le met à l'envers. Quelles fortunes inespérées ,
incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas
plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis
par leurs camarades , et peut-être demain par leurs maîtres !
Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais
qui avaient fait fortune sous le règne passé vantent aujour-
d'hui leur naissance : ils rendent , à ceux qui viennent de quit-
ter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris qu'on avait
pour eux il y a six mois ; ils crient de toute leur force : « La
noblesse est ruinée! Quel dé.sordre dans TÉtat! quelle confu-
sion dans les rangs ! On ne voit que des inconnus faire fortune ! »
Je te promets que ceux-ci prendront bien leur revanche sur
ceux qui viendront après eux, et que, dans trente ans, ces
gens de qualité feront bien du bruit.
A Pari-s, le 1^^ de la lune de Zilcadé, l72o
' Le duc de Noailles. (P.)
* Law était Écossais. (P.)
4ft4 LETTRES PERSANES.
CXXXIX. RICA AU MÊME.
Voici un grand exemple de la tendresse conjugale, non-
seulement dans une femme, mais dans une reine. La reine
de Suède ' , voulant à toute force associer le prince son époux
à la couronne, pour aplanir toutes les difficultés, a envoyé
aux états une déclaration par laquelle elle se désiste de la
régence, en cas qu'il soit élu.
11 y a soixante et quelques années qu'une autre reine , nom-
mée Christine , abdiqua la couronne pour se donner tout
entière à la philosopliie. Je ne sais lequel de ces deux exem-
ples nous devons admirer davantage.
Quoique japprouve assez que cliacun se tienne ferme dans
le poste où la nature l'a mis, et que je ne puisse louer la fai-
blesse de ceux qui, se trouvant au-dessous de leur état. Je
quittent comme par une espèce de désertion , je suis cepen-
dant frappé de la grandeur d'âme de ces deux princesses , et
de voir l'esprit de l'une et le cœur de l'autre supérieurs à leur
fortune. Christine a songé à connaître dans le temps que les
autres ne songent qu'à jouir; et l'autre ne veut jouir que pour
mettre tout son bonheur entre les mains de son auguste époux.
De Paris , le 27 de la lune de Mabarram , 17^0.
CXI.. RICA A USBEK.
A "-.
Le parlement de Paris vient d'être relégué dans une petite
>ille qu'on appelle Pontoise^'. Le conseil lui a envoyé enregis-
trer ou approuver une déclaration qui le déshonore ; et il l'a
enregistrée d'une manière qui déshonore le conseil.
On menace d'un pareil traitement quelques parlements du
royaume.
' Ulrique-Eléonore, soeur de Charles XII. (P.)
^ La cause de son exil fut la résistance qu'il opposa aux mesures dé-
sastreuses de Law. (P.)
"LETTRES PliRSANES. 405
Ces conij)agiiies sont toujours odieuses; elles n'approchent
(les rois que pour leur dire de tristes vérités ; et pendant qu'une
foule de courtisans leur représentent sans cesse un peuple
heureux sous leur gouvernement , elles nennent démentir la
flatterie, et apporter au pied du trône les gémissements et les
larmes dont elles sont dépositaires.
C'est un pesant fardeau , mon cher Usbek , que celui de la
vérité, lorsqu'il faut la porter jusqu'aux princes ! Ils doivent
bien penser que ceux qui le font y sont contraints, et qu'ils
ne se résoudraient jamais à faire des démarches si tristes et
si affligeantes pour ceux qui les font , s'ils n'y étaient forcés
par leur devoir, leur respect , et même leur amour.
De Paris, le 21 'Je la lune de Cemmadi 1 , 1720.
CXLI. RICA AU MÊME.
A '»-.
J'irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours coule-
ront agréablement avec toi!
Je fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la
cour, qui avait quelque envie de voir ma figure étrangère. Je
la trouvai belle , digne des regards de notre monarque , et d'un
rang auguste dans le lieu sacré où son cœur repose.
Elle me fit mille questions sur les mœurs des Persans , et
sur la manière de vivre des Persanes. Il me parut que la vie
du sérail n'était pas de son goût , et qu'elle trouvait de la ré-
pugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze fem-
mes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l'un , et sans
pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture ,
surtout celle des poètes et des romans , elle souhaita que je
lui parlasse des nôtres Ce que je lui en dis redoubla sa curio-
sité : elle me pria de lui faire traduire un fragment de quel-
ques-uns de ceux que jai apportés. Je le fis ; et je lui envoyai ,
quelques jours après, un conte persan Peut-être seras-tu
bien aige de le voir travesti
4C6 LETTRES PERSANES.
Du temps de Clieik-.Vli-Kan , il y avait en Perse une femme
nommée Zuléina : elle savait par cœur tout le saint Alcoran ;
il n'y avait point de dervis qui entendît mieux qu'elle les tra-
ditions des saints prophètes ; les docteurs arabes n'avaient rien
dit de si mystérieux qu'elle n'en comprit tous les sens ; et elle
ioignait à tant de connaissances im certain caractère d'esprit
enjoué, qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux
à qui elle parlait , ou les instruire.
Un jour quelle était avec ses compagnes dans une des sal-
les du sérail , une d'elles lui demanda ce qu'elle pensait de
l'autre vie, et si elle ajoutait foi à cette ancienne tradition de
nos docteurs, que le paradis n'est fait que pour les hommes.
C"est le sentiment commun, leur dit-elle : il n'y a rien que
Ton n'ait fait pour dégrader notre sexe. Il y a même une na-
tion répandue par toute la Perse , qu'on appelle la nation juive ,
qui soutient , par l'autorité de ses livres sacrés , que nous n'a-
vons point d'âme.
Ces opinions injurieuses n'ont d'autre origine que l'orgueil
des hommes , qui veulent porter leur supériorité au delà même
de leur vie , et ne pensent pas que , dans le grand jour, toutes
les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant , sans
qu'il y ait entre elles de prérogatives que celles que la vertu
y aura mises.
Dieu ne se bornera point dans ses récompenses ; et comme
les hommes , qui auront bien vécu et bien usé de l'empire
qu'ils ont ici-bas sur nous , seront dans un paradis plein de
beautés célestes et ravissantes , et telles que, si un mortel les
avait vues , il se donnerait aussitôt la mort , dans l'impatience
d'en jouir, aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de
délices , où elles serojit enivrées d'un torrent de voluptés , avec
des hommes divins qui leur seront soumis : chacune d'elles
i'.ura un sérail dans lequel ils seront enfermés , et des eunu-
(jues , encore plus ûdèles que les nôtres , pour les garder.
J'ai lu, ajouta-t-elle , dans un livre arabe, quiui lionnne,
uonuné Ibraliim , était dune jalousie insupportable. IJ avait
LETTRES PERSANES. 467
douze femmes extrêmement belles , qu'il traitait dune manière
très-dure ; il ne se fiait plus à ses eunuques ni aux murs de son
sérail ; il les tenait presque toujours sous la clef, enfermées dans
leur chambre , sans qu'elles pussent se voir ni se parler ; car
il était même jaloux d'une amitié innocente : toutes ses ac-
tions prenaient la teinture de sa brutalité naturelle ; jamais une
douce parole ne sortit de sa bouche, et jamais Une fit un moindre
signe qui n'ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.
Un jour qu'il les avait toutes assemblées dans une salle de
son sérail, une d'entre elles, plus hardie que les autres, lui re^
procha son mauvais naturel. Quand on cherche si fort les
moyens de se faire craindre , lui dit-elle , on trouve toujours au-
paravant ceux de se faire haïr. >*ous sommes si malheureuses ,
que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un changement ;
d'autres, à ma place, souhaiteraient votre mort; je ne sou-
haite que la mienne ; et, ne pouvant espérer d'être séparée de
vous que par là , il me sera encore bien doux d'en être sépa-
rée. Ce discours, qui aurait du le toucher, le fit entrer dans
une furieuse colère ; il tira son poignard , et le lui plongea dans
le sein. Mes chères compagnes , dit-elle d'une voix mourante,
si le ciel a pitié de ma vertu , vous serez vengées. A ces mots ,
elle quitta cette vie infortunée pour aller dans le séjour des
délices, où les femmes qui ont bien vécu jouissent d'un bon-
heur qui se renouvelle toujours.
D'abord elle \-itune prairie riante, dont la verdure était re-
levée par les peintures des fleurs les plus vives : un ruisseau ,
dont les eaux étaient plus pures que le cristal , y faisait un
nombre infini de détours. LUe entra ensuite dans des boca-
ges charmants , dont le silence n'était interrompu que par le
doux chant des oiseaux. De magnifiques jardins se présentè-
rent ensuite ; la nature les avait ornés avec sa simplicité et
toute sa magnificence. Elle trouva enfin un palais superbe pré-
paré pour elle, et rempli d'hommes célestes destinés uses
plaisbrs.
Deux d'entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabil*
468 LI'TTRIÎS PJ.RSANES.
1er ; d'autres la mirent clans le bain , et la parfumèrent des plus
délicieuses essences ; on lui donna ensuite des habits infini-
ment plus riches que les siens ; après quoi on la mena dans
une grande salle , où elle trouva un feu fait avec des bois odo-
riférants , et une table couverte des mets les plus exquis.
Tout semblait concourir au ravissement de ses sens : elle en-
tendait d'un côté une musique d'autant plus divine qu'elle
était plus tendre; de l'autre, elle ne voyait que des danses de
ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire. Cepen-
dant tant de plaisirs ne devaient servir qu'à la conduire in-
sensiblement à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa
chambre; et, après l'avoir encore une fois déshabillée, on la
porta dans un Fit superbe, où deux hommes d'une beauté
charmante la reçurent dans leurs bras. C'est pour lors qu'elle
fut enivrée , et que ses ravissements passèrent même ses dé-
sirs. Je suis toute hors de moi, leur disait-elle : je croirais
mourir, si je n'étais sûre de mon immortalité. C'en est trop,
laissez-moi ; je succombe sous la violence des plaisirs. Oui ,
vous rendez un peu le calme à mes sens; je commence à res-
pirer, et à revenir à moi-même. D'où vient que l'on a ôté les
flambeaux ? Que ne puis-je à présent considérer votre beauté
divine? Que ne puis-je voir... Mais pourquoi voir? Vous me
faites rentrer dans mes premiers transports. O dieux! que ces
ténèbres sont aimables ! Quoi ! je serai immortelle , et immor-
telle avec vous! je serai... Non, je vous demande grâce, car
je vois bien que vous êtes gens à n'en demander jamais.
Après plusieurs commandements réitérés , elle fut obéie :
mais elle ne le fut que lorsqu'elle voulut l'être bien sérieuse-
ment. Elle se reposa languissamment, et s'endormit dans
leurs bras. Deux momentsde sommeil réparèrent sa lassitude :
elle reçut deux baisers qui l'enflammèrent soudain, et lui firent
ouvrir les yeux. Je suis inquiète , dit-elle ; je crains que vous
ne m'aimiez plus. C'était un doute dans lequel elle ne voulait
pas rester longtemps : aussi eut-elle avec eux tous les éclair-
cissements qii'elle pouvait désirer. Je suis désabusée , s'écria-
LETTRES PERSANES. 460
K'IIe; pardon! pardon ! je suis sdre de vous. Vous ne médites
rien, mais vous prouvez mieux que tout ce que vous me
pourriez dire : oui , oui , je vous le confesse , on n'a jamai.s
tant aimé. Mais quoi ! vous vous disputez tous deux l'honneur
de me persuader! Ah! si vous vous disputez, si vous joignez
l'ambition au plaisir de ma défaite , je suis perdue ; vous serez
tous deux vainqueurs , il n'y aura que moi de vaincue ; mais
je vous vendrai bien cher la victoire.
Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et
aimables domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent
lever ces deux jeunes hommes, que deux vieillards ramenèrent
dans les lieux où ils étaient gardés pour ses plaisirs. Elle se
leva ensuite , et parut d'abord à cette cour idolâtre dans les
charmes d'un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus
somptueux ornements. Cette nuit l'avait embellie; elle avait
donné de la vie à son teint, et de l'expression à ses grâces.
Ce ne fut pendant tout le jour que danses , que concerts , que
festins, que jeux, que promenades; et l'on remarquait qu'A-
naïs se dérobait de temps en temps , et volait vers ses deux
jeunes héros. Après quelques précieux instants d'entrevue ,
elle revenait vers la troupe qu'elle avait quittée, toujours avec
un visage plus serein. Enfin , sur le soir, on la perdit tout à
fait : elle alla s'enfermer dans le sérail, où elle voulait, di-
sait-elle, faire connaissance avec ces captifs immortels qui
devaient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appar-
tements de ces lieux les plus reculés et les plus charmants ;
où elle compta cinquante esclaves d'une beauté miraculeuse;
elle erra toute la nuit de chambre en chambre, recevant
partout des hommages toujours différents et toujours les
mêmes.
Voilà comment l'immortelle Anaïs passait sa vie , tantôt
dans des plaisirs éclatants , tantôt dans de^ plaisirs solitaires ;
admirée d'une troupe brillante, ou bien aimée d'un amant
éperdu: souvent elle quittait un palais enchanté pour aller
dans une grotte champêtre; les fleurs semblaient naître sous
MONTKsnllF.L. 40
47(1 TIITTRES PERSANES.
ses pas, et les jeux se présentaient en foule au-devant d'elle.
Il y avait plus de hultjours qu'elle étaitdans cette demeure
heureuse, que, toujours hors d'elle-même, elle n'avait pas
fait une seule réflexion ; elle avait joui de sou bonheur sans
le connaître, et sans avoir eu un de ces moments tranquilles
où l'âme se rend , pour ainsi dire , compte à elle-même , et
s'écoute dans le silence des passions.
Les bienheureux ont des plaisirs si vifs , qu'ils peuvent ra-
rement jouir de cette liberté d'esprit : c'est pour cela qu'at-
tachés invincibleuient aux objets présents , ils perdent entiè-
rement la mémoire des choses passées , et n'ont plus aucun
souci de ce qu'ils ont connu ou aimé dans l'autre vie.
MaisAnaïs, dont l'esprit était vraiment philosophe , avait
passé presque toute sa vie à méditer; elle avait poussé ses ré-
llexionsl>eaucoup plus loin qu'on n"aurait dû l'attendre d'une
femme laissée à elle-même I^ retraite austère que son mari
lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avantage. C'est
cette force d'esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont
ses compagnes étaient frappées, et la mort, qui devait être
la fin de ses peines et le commencement de sa félicité.
Ainsi elle sortit peu à peu de l'ivresse des plaisirs, et s'en-
ferma seule dans un appartement de son palais. Elle se laissa
aller à des réflexions bien douces sur sa condition passée et
sur sa félicité présente; elle ne put s'empêcher de s'attendrir
sur le malheur de ses compagnes : on est sensible à des tour-
ments que l'on a partagés. Anais ne se tint pas dans les simples
bornes de la compassion : plus tendre envers ces infortujiées ,
elle se sentit portée à les secourir.
Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étaient
auprès d'elle de prendre la figure de son mari, d'aller dans
son sérail, de s'en rendre maître, de l'en chasser, et d'y res-
tera sa place jusqu'à ce qu'elle le rappelât.
L'exécution fut prompte: il fendit les airs, arriva à la porte
du sérail d'Ibrahim, qui n'y était pas. Il frappe, tout lui est
ouvert; les eunuques tombent à ses pieds. Il vole vers les ap-
LtTTRtS l'tRSANES. 471
parlements où les femiiies d' Ibrahim étaient enfermées. H
avait, eu passant , pris les clefs dans la poche de ce jaloux ,
a qui il s'était rendu invisible. Il entre, et les surprend d'a-
bord avec son air doux et affable ; et , bientôt après , il les
surprend davantage par ses empressements et par la rapidité
de ses entreprises. Toutes eurent leur part de l'étonnement ;
et elles l'auraient pris pour un songe , s'il y eût eu moins de
réalité.
Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail ,
Ibrahim heurte, se nomme, tempête, et crie. Après avoir
essuyé bien des difficultés , il entre , et jette les eunuques dans
un désordre e.xtréme. Il marche à grands pas ; mais il recule eu
arrière, et tombe comme des nues , quand il voit le faux Ibra-
liim , sa véritable image, dans toutes les libertés d'un maître.
Il crie au secours : il veut que les eunuques lui aident a tuer
cet imposteur ; mais il n'est pas obéi. 11 n'a plus qu'une faible
ressource , c'est de s'en rapporter au jugement de ses femmes.
Dans une heure le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges.
Il est chassé et traîné indignement hors du sérail, et il aurait
reçu la mort mille fois, si son rival n'avait ordormé qu'on lui
sauvât la vie. Enfin le nouvel Ibrahim , resté maître du champ
de bataille, se montra de plus en plus digne d'un tel choix, et se
signalapardes miraclesjusqu alors inconnus. Vous ne ressem-
blez pas à Ibrahim, disaient ces femmes. Dites , dites plutôt
que cet imposteur ne me ressemble pas, disait le triomphant
Ibrahim : comment faut-il faire pour être votre époux , si ce
que je fais ne suffit pas?
Ah! nous n'avons garde de douter, dirent les femmes. Si
vous n'êtes pas Ibrahim , il nous suffit que vous ayez .si bien
mérité de l'être : vous êtes plus Ibrahim en un jour qu'il ne
l'a été dans le cours de dix années. Vous me promettez donc,
reprit-il , que vous vous déclarerez en ma faveur contre cet
imposteur? ry'en doutez pas, dirent-elles d'une commune
voix; nous vous jurons une fidélité éternelle; nous n'avons
été que trop longtemps abu.sées : le traître ne soupçonnait
472 LETTRES PERSANES.
poiut notre vertu , il ne soupçonnait que sa faiblesse ; nons
voyons bien que les hommes ne sont point faits comme lui ;
c'est à vous sans doute qu'ils ressemblent. Si vous saviez com-
bien vous nous le faites haïr! Ah! je vous donnerai souvent
de nouveaux sujets de haine, reprit le faux Ibrahim : vous ne
connaissez poiut encore tout le tort qu'il vous a fait. Nous ju-
geons de son injustice par la grandeur de votre vengeance ,
reprirent-elles. Oui , vous avez raison, dit l'homme divin;
j'ai mesuré l'expiation au crime : je suis bien aise que vous
soyez contentes de ma manière de punir. 3Iais , dirent ces
femnies , si cet imposteur revient , que ferons-nous.^ Il lui
serait , je crois, diflicile de vous tromper, répondit-il : dans
la place que j'occupe auprès de vous, on ne se soutient guère
par la ruse ; et d'ailleurs je l'enverrai si loin, que vous n'enten-
drez plus parler de lui. Pour lors je prendrai sur moi le soin
de votre bonheur. Je ne serai poiut jaloux ; je saurai nfassurer
de vous sans vous gêner ; j'ai assez bonne opinion de mon
mérite pour croire que vous me serez fidèles : si vous n'étiez
pas vertueuses avec moi, avec qui le seriez-vous.^ Cette con-
versation dura longtemps entre lui et ces feuîmes , qui , plus
frappées de la différence des deux Ibrahim que de leur ressem-
blance , ne songeaient pas même à se faire éclaircir de tant de
merveilles. Enfin le mari désespéré revint encore les trouver :
il trouva toute sa maison dans la joie , et les femmes plus in-
crédules que jamais. La place n'était pas tenable pour un ja-
loux : il sortit furieux; et un instant après le faux Ibrahim le
suivit , le prit , le transporta dans les airs , et le laissa à quatro
cents lieues de là.
O dieux! dans quelle désolation se trouvèrent ces fenmies
dans l'absence de leur cher Ibrahim ! Déjà leurs eunuques
avaient repris leur sévérité naturelle ; toute la maison était en
larmes ; elles s'imaginaient quelquefois que tout ce qui leur
était arrivé n'était qu'un songe ; elles se regardaient toutes les
unes les autres, et se rappelaient les moindres circonstances
de CCS étranges aventures. Enfin Ibrahim revint, toujours pUis
LETTRES PERSANES. 473
aimable ; il leur parut que son voyage n'avait pas été pénible.
Le nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l'au-
tre, qu'elle surprit tous les voisins. Il congédia tous les eu-
nuques, rendit sa maison accessible à tout le monde ; il ne
voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C'était
une chose singulière de les voir dans les festins , parmi des
hommes , aussi libres qu'eux. Ibrahim crut avec raison que les
coutumes du pays n'étaient pas faites pour des citoyens comme
lui. Cependantilne se refusait aucune dépense; il dissipa avec
une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour
trois ans après des pays lointains où il avait été transporté,
ne trouva plus que ses femmes et trente-six enfants.
De Paris , le 26 de la lune de Gemmadi l , 1720.
CXLII. RICA A USBEK.
A •".
Voici une lettre que je reçus hier d'un savant ; elle te paraî-
tra singulière :
«Mo^'SIEUB,
« Il y a six mois que j'ai recueilli la succession d'un oncle
« très-riche , qui m'a laissé cinq ou six cent mille livres , et une
« maison superbement meublée. Il y a plaisir d'avoir du bien
« lorsqu'on en sait faire un bon usage. Je n'ai point d'ambition
« ni de goût pour les plaisirs ; je suis presque toujours enfermé
« dans un cabinet, où je mène la vie d'un savant. C'est dans
« ce lieu que l'on trouve un curieux amateur de la vénérable
« antiquité.
« Lorsque mon oncle eut fermé les yeux, j'aurais fort sou-
> haité de le faire enterrer avec les cérémomes observées par
" les anciens Grecs et Romains; mais je n'avais pour lors ni
't laerymatoires , ni urnes, ni lampes antiques.
« Mais depuis je me suis bien pourvu de ces précieuses rare-
" tés. 11 y a quelques jours que je vendis ma vaisselle d'argent
40
474 LETTRES PERSANES.
« pour acheter une lampe de terre qui avait servi à un pliiloso-
o phe stoïcien. Je me suis défait de toutes les glaces dont mon
« oncle avait couvert presque tous les murs de ses apparte-
« ments , pour avoir un petit miroir un peu fêlé , qui fut autre-
« fois à l'usage de Virgile : je suis charmé d'y voir ma figure
« représentée , au lieu de celle du cygne de IMantoue. Ce n'e.st
« pas tout : j'ai acheté cent louis d'or cinq ou six pièces d«
« monnaie de cuivre qui avait cours il y a deux mille ans. Je ne
« sache pas avoir à présent dans ma maison un seul meublt'
« qui n'ait été fait avant la décadence de l'empire. J'ai ini
« petit cabinet de manuscrits fort précieux et fort chers : quoi-
« que je me tue la vue à les lire , j'aime beaucoup mieux m'en
« servir que des exemplaires imprimés , qui ne sont pas si cor-
« l'ects , et que tout le monde a entre les mains. Quoique je ne
« sorte presque jamais , je ne laisse pas d'avoir une passion de-
« mesurée de connaître tous les anciens chemins qui étaient du
<< temps des Romains. Il y en a un qui est près de chez moi ,
n qu'un proconsul des Gaules Gt faire il y a environ douze
« cents ans : lorsque je vais à ma maison de campagne, je ne
<' manque jamais d'y passer, quoiqu'il soit très-incommode,
« et qu'il m'allonge de plus d'une lieue ; mais ce qui me fait.
■ enrager, c'est qu'on y a mis des poteaux de bois de distance
" en distance, pour marquer l'éloiguenient des villes voisines.
» .Je suis désespéré de voir ces misérables indices , au lieu
« des colonnes milliairès qui y étaient autrefois : je ne doute
" pas que je ne les fasse rétablir par mes héritiers , et que je
» ne les engage à celte dépense par mon testament. Si vous
« avez, monsieur, quelque manuscrit persan , vous me ferez
« plaisir de m'en accommoder; je vous le payerai tout ce que
« vous voudrez , et je vous donnerai , par-dessus le marché ,
" quelques ouvrages de ma façon , par lesquels vous verrez
■< que je ne suis point un membre inutile de la république
" des lettres. Vous y remarquerez , entre autres , une disser-
« tation où je prouve que la couronne dont on se servait au-
» trefois dans les triomphes était de chêne , et non pas de
LETTRES PERSANES. 47S
« laurier; vous eu admirerez uue autre où je prouve, par de
« doctes conjectures tirées des plas graves auteurs grecs , que
« Cainbyse fut blessé à la jambe gauche, et non pas à la
« droite; une auti'e, où je prouve qu'un petit front était une
« beauté très- recherchée par les Romains. Je vous enverrai
« encore un volume in-quarto , en forme d'e\plic<ition d"un
« vers du sixième livre de 1" Enéide de VirgUe. Vous ne recevrez
tout ceci que dans quelques jours; et quant à présent Je me
" contente de vous envoyer ce fragment d'un aucien m\lho-
« logiste grec , qui u avait point paru jusques ici , et que j"ai
" découvert dans la poussière d"uue bibliothèque. .Te vous
« quitte pour une affaire importante que j'ai sur les bras : il
« s'agit de restituer un beau passage de Pline le naturaliste,
« que les copistes du cinquième siècle ont étrangement dé(i-
« guré. Je suis, etc. »
FBAGMENT d'lN ANCIEN MYTHOLOGISTE.
'■ Dans une île près des Orcades , il naquit un enfant qu
" avait pour père Éole, dieu des vents, et pour mère une
« nymphe de Calédonie. On dit de lui qu'il apprit tout seul à
« compter avec ses doigts , et que , dès l'âge de quatre ans , il
« distinguait si parfaitement les métaux , que sa mère a\ ant
« voulu lui donner une basue de laiton au lieu d'une d'or, il
« reconnut la tromperie, et la jeta parterre.
" Dès qu'il fut grand , son père lui apprit le secret d'enfcr-
" merles vents dans une outre, qu'il vendait ensuite a tous
" les voyageurs ; mais comme la marchandise n'était pas fort
' prisée dans son pays , il le quitta , et se mit à courir le
« monde en compagnie de l'aveugle dieu du hasard.
« Il apprit dans ses voyages que , dans la Bétique , l'or re-
" luisait de toutes parts : cela fit qu'il y précipita ses pas. Il y
" fut fort mal reçu de Saturne , qui régnait pour lors ; mais ce
« dieu ayant quitté la terre, il s'avisa d'aller dans tous les
" carrefours , où il criait sans cesse d'une voi.x rauque : Peu-
« pies de Bétique , vous croyez être riches parce que vous avez
476 LETTRES PERSANES.
« de l'or et de l'argent : votre erreur me fait pitié. Croyez-
« moi , quittez le pays des vils métaux ; venez dans l'empire de
« l'imagination , et je vous promets des richesses qui vou-s
<' étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande par-
« tie des outres qu'il avait apportées , et il distribua de sa
« marchandise à qui en voulut.
« Le lendemain il revint dans les mêmes carrefours , et il
« s'écria : Peuples de Bétique , voulez-vous être riches ? Ima-
'< ginez-vous que je le suis beaucoup , et que vous l'êtes beau-
« coup aussi ; mettez-vous tous les matins dans l'esprit que
« votre fortune a doublé pendant la nuit ; levez-vous ensuite ;
« et, si vous avez des créanciers , allez les payer de ce que
« vous aurez imaginé, et dites-leur d'imaginer à leur tour.
« Il reparut quelques jours après, et il parla ainsi : Peu-
« pies de Bétique , je vois bien que votre imagination n'est
« pas si vive que les premiers jours ; laissez-vous conduire à
« la mienne; je mettrai tous les matins devant vos yeux un
« écriteau qui sera pour vous la source des richesses : vous
<• n'y verrez que quatre paroles ; mais elles seront bien signi-
« ficatives , car elles régleront la dot de vos femmes , la légl-
« time de vos enfants, le nombre de vos domestiques. Et
« quant à vous , dit-il à ceux de la troupe qui étaient le plus
« près de lui; quanta vous, mes chers enfants (je puis vous
« appeler de ce nom , car vous avez reçu de moi une seconde
« naissance ) , mon écriteau décidera de la magnificence de
« vos équipages , de la somptuosité de vos festins , du nombre
« et de la pension de vos maîtresses.
« A quelques jours de là il arriva dans le carrefour, tout
« essoufflé; et, transporté de colère, il s'écria : Peuples de
« Bétique, je vous avais conseillé d'imaginer, et je vois que
» vous ne le faites pas : eh bien ! à présent je vous l'ordonne.
« Là-dessus , il les quitta brusquement ; mais la réflexion le
« rappela sur ses pas. J'apprends que quelques-uns de vous
« sont assez détestables pour conserver leur or et leur argent.
" Encore passe pour l'argent; mais pour de l'or... pour de
LETTRES PERSANES. 477
« l'or... Ah! cela me met dans une indignation Je... jure par
« mes outres sacrées que , s'ils ne viennent me l'apporter, je
« les punirai sévèrement. Puis il ajouta d'un air tout à fait
" persuasif : Croyez-vous que ce soit pour garder ces miséra-
" blés métaux que je vous les demande ? Une marque de ma
'< candeur, c'est que , lorsque vous me les apportâtes il y a
« quelques jours, je vous en rendis sur-le-champ la moitié.
« Le lendemain , on l'aperçut de loin , et on le vit s'insinuer
0 avec une voix douce et flatteuse : Peuples de Bétique , j'ap-
'< prends que vous avez une partie de vos trésors dans les pays
« étrangers; je vous prie, faites-les-moi venir; vous me ferez
« plaisir, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle.
« Le fUs d'Éole parlait à des gens qui n'avaient pas grande
« envie de rire ; ils ne purent pourtant s'en empêcher : ce
" qui fit qu'il s'en retourna bien confus. Mais , reprenant
« courage, il hasarda encore une petite prière. Je sais que
« vous avez des pierres précieuses ; au nom de Jupiter, défai-
« tes-vous-en : rien ne vous appauvrit comme ces sortes de
« choses ; défaites-vous-en, vous dis-je. Si vous ne le pouvez
« pas par vous-mêmes , je vous donnerai des hommes d'affai-
« res excellents. Que de richesses vont couler chez vous, si
« vous faites ce que je vous conseille ! Oui , je vous promets
« tout ce qu'il y a de plus pur dans mes outres.
« Enfin il monta sur un tréteau , et prenant , une voix plus
« assurée , il dit : Peuples de Bétique , j'ai comparé l'heureux
« état dans lequel vous êtes avec celui où je me trouvai lors-
" que j'arrivai ici : je vous vois le plus riche peuple de la
» terre ; mais , pour achever votre fortune , souffrez que je
« vous ôte la moitié de vos biens. A ces mots, d'une aile lé-
« gère le fils d'Éole disparut , et laissa ses auditeurs dans une
n consternation inexprimable ; ce qui fit qu'il revint le lende-
« main , et parla ainsi : Je m'aperçus hier que mon discours
« vous déplut extrêmement ; eh bien ! prenez que je ne vous
• aie rien dit. Il est vrai, la moitié, c'est trop. Il n'y a qu'à
« prendre d'autres expédients pour arriver au l)ut que je me
47« LETTRES PERSANES.
« suis proposé. Asseiiiblous nos richesses dans un nicnie en-
'• droit; nous le pouvons facilement, car elles ne tiennent
« pas un gros volume. Aussitôt il en disparut les trois
« quarts. »
A Paris , le 9 de la lune de Chahban , I720.
CXLIII. RICA A NATHANAEL LEVI, MEDECIN JUIF.
A Livourne.
Tu me demandes ce que je pense de la vertu des amulettes et
de la puissance des talismans. Pourquoi t'adresses-tu à moi i'
tu es Juif, et je suis mahométan : c'est-à-dire que nous som-
mes tous deux bien crédules.
Je porte toujours sur moi plus de deux mille passages du
saint Alcoran; j'attache à mes bras un petit paquet où sont
écrits les noms de plus de deux cents dervis : ceux d'Hali , de
Fatmé , et de tous les purs , sont cachés en plus de vingt en-
droits de mes habits.
Cependant je ne désapprouve point ceux qui rejettent cette
vertu que l'on attribue à de certaines paroles. Il nous est bien
plus difflcile de répondre à leurs raisonnements qu'à eux de
répondre à nos expériences.
Je porte tous ces chiffons sacrés par une longue habitude ,
pour me conformer à une pratique universelle ; je crois que ,
s'ils n'ont pas plus de vertu que les bagues et les autres orne-
ments dont on se pare, ils n'en ont pas moins. IMais toi, tu
mets toute ta confiance sur quelques lettres mystérieuses ; et ,
sans cette sauvegarde, tu serais dans un effroi continuel.
Les hommes sont bien malheureux ! ils flottent sans cesse
entre de fausses espérances et des craintes ridicules ; et , au
lieu de s'appuyer sur la raison, ils se fout des monstres qui
les intimident, ou des fantômes qui les séduisent.
Quel effet veux-tu que produise l'arrangement de certaines
lettres? quel effet veux-tu que leur dérangement puisse trou-
LETTRES PERSANES. /j79
hier? quelle relaliou out-elles avec les veuts pour apaiser les
tempêtes, avec la poudre à canon pour en vaincre Teftort ,
avec ce que les médecins appellent Thumeur peccante et la
cause niorbilique des maladies pour les guérir?
Ce qu'il y a d'extraordinaire , c'est que ceux qui fatiguent
leur raison pour lui faire rapporter de certains événements à
des vertus occultes n'ont pas un moindre effort à faire pour
s'empêcher d'en voir la véritable cause.
Tu me diras que de certains prestiges ont fait gagner une
bataille ; et moi je te dirai qu'il faut que tu t'aveugles , pour
ne pas trouver dans la situation du terrain , dans le nombre
ou dans le courage des soldats, dans l'expérience des capital'
nés , des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu
veux ignorer la cause.
Je te passe pour un moment qu'il y ait des prestiges : passe-
moi à mon tour , pour un moment , qu'il n'y en ait point ;
car cela n'est pas impossible. Cette concession que tu me fais
n'empêche pas que deux armées ne puissent se battre : veux-
tu que dans ce cas-là , aucune des deux ne puisse remporter
la victoire ?
Crois-tu que leur sort restera incertain jusqu'à ce qu'une
puissance invisible vienne le déterminer? que tous les coups
seront perdus, toute la prudence vaine, et tout le courage
inutile ?
Penses-tu que la mort, dans ces occasions, rendue pré-
sente de mille manières , ne puisse pas produire dans les es-
prits ces terreurs paniques que tu as tant de peine à expliquer ?
Veux-tu que , dans une armée de cent mille hommes , il ne
puisse pas y avoir un seul homme timide? Crois-tu que le
découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découra-
gement d'un autre ? que le second , qui quitte un troisième ,
ne lui fasse pas bientôt abandonner un quatrième ? Il n'en
faut pas davantage pour que le désespoir de vaincre saisisse
soudain toute une armée , et la saisisse d'autant plus facile-
ment qu'elle se trouve plus nombreuse.
iM LETTRES PERSANES.
Tout le monde sait et tout le inonde sent que les honnnes ,
comme toutes les créatures qui tendent à conserver leur être,
aiment passionnément la vie : on sait cela en général , et on
cherche pourquoi, dans une certaine occasion particulière,
ils ont craint de la perdre.
Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient rem-
plis de ces terreurs paniques ou surnaturelles, je n'imagine
rien de si frivole , parce que , pour s'assurer qu'un effet qui
peut être produit par cent mille causes naturelles est surnatu-
rel , il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes
u'a agi ; ce qui est impossible.
Je ne t'en dirai pas davantage , Nalhanaël ; il me semble
que la matière ne mérite pas d'être si sérieusement traitée.
De Paris, le 20 de la lune de Chahban, 1720.
P. S. Comme je finissais , j'ai entendu crier dans la rue une
lettre d'un médecin de province à un médecin de Paris (car
ici toutes les bagatelles s'impriment , se publient , et s'achè-
tent). J'ai cru que je ferais bien de te l'envoyer, parce qu'elle
a du rapport à notre sujet. Il y a bien des choses que je n'en-
tends pas ; mais toi , qui es médecin , tu dois entendre le lan-
gage de tes confrères.
LETTRE d'un MEDECIN DE PROVINCE
A UN MÉDECIN DE PARIS.
« Il y avait dans notre ville un malade qui ne dormait point
« depuis trente-cinq jours. Son médecin lui ordonna l'opium :
« mais il ne pouvait se résoudre à le prendre ; et il avait la
« coupe à la main , qu'il était plus indéterminé que jamais.
« Enfin il dit à son médecin : Monsieur , je vous demande
« quartier seulement jusqu'à demain; je connais un homuie
« qui n'exerce pas la médecine, mais qui a chez lui un nombre in-
« nombrablede remèdes contre l'insomnie : souffrezque je l'en-
« voie quérir ; et , si je ne dors pas cette nuit , je vous pro-
« mets que je reviendrai à vous. I^e médecin congédié , le ma-
LETTRES PERSANES. 481
« lade fit fermer les rideaux , et dit à un petit laquais : Tiens ,
" va-t'en chez M. Anis, et dis-lui qu'il vienne me parler. jM.
><■ Anis arrive. Mon cher monsieur Anis, je me meurs; je ne
« puis dormir : n'auriez-vous point , dans votre boutique , la
n C du G. , ou bien quelque livre de dévotion composé par
« un R. P. J. , que vous n'ayez pas pu vendre ; car souvent
<- les remèdes les plus gardés sont les meilleurs? Monsieur ,
« dit le libraire , j'ai chez moi la Cour sainte du P. Caussin ,
« en six volumes , à votre service ; je vais vous l'envoyer : je
•< souhaite que vous vous en trouviez bien. Si vous voulez les
'< oeuvTes du R. P. Rodriguez, jésuite espagnol, ne vous en
« faites faute. Mais, croyez-moi, tenons-nous-en au P.
« Caussin : j'espère , avec l'aide de Dieu , qu'une période du
« P. Caussin vous fera autant d'effet qu'un feuillet tout entier
« de la C du G. Là-dessus M_Anis sortit, et courut chercher
« le remède à sa boutique. La Cour sainte arrive ; on en se-
« coue la poudre ; le fils du malade , jeune écolier , commence
« à la lire. Il en sentit le premier l'effet ; à la seconde page il ne
« prononçait plus que d'une voLx mal articulée, et déjà toute la
■< compagnie se sentait affaiblie : un instant après tout ronfla ,
« excepté le malade, qui après avoir été longtemps éprouvé,
« s'assoupit à la fin.
« Le médecin arrive de grand matin. Eh bien ! a-t-on pris
« mon opium .^ On ne lui répond rien : la femme, la fille, le
« petit garçon , tous transportés de joie , lui montrent le P.
■- Caussin. Il demande ce que c'est; on lui dit : Vive le P.
« Caussin! il faut l'envoyer relier. Qui l'eût dit.? qui l'eût
« cru ? c'est un miracle ! Tenez , monsieur, voyez donc le P.
« Caussin : c'est ce volume-là qui a fait dormir mon père. Et
« là-dessus on lui expliqua la chose comme elle s'était pas-
« sée. »
Le médecin était un homme subtil , rempli des mystères
de la cabale , et de la puissance des paroles et des esprits :
cela le frappa ; et , après plusieurs réflexions , il résolut de
changer absolument sa pratique. Voilà un fait bien singulier.
41
482 LETTRES PERSANES.
disait-il. Te tiens une expérience; il faut la pousser plus loin.
Eh! pourquoi un esprit ne pourrait-il pas transmettre à son
ouvrage les mêmes qualités qu'il a lui-même? ne le voyons-
nous pas tous les jours ? Au moins cela vaut-il bien la peine
(le ressayer. Je suis las des apothicaires ; leurs sirops , leurs
juleps, et toutes les drogues galéniques, ruinent les malades
et leur santé. Changeons de méthode; éprouvons la vertu des
esprits. Sur cette idée, il dressa une nouvelle pharmacie,
comme vous allez voir par la description que je vous vais
faire des principaux remèdes qu'il mit en pratique.
Tisane purgative.
Prenez trois feuilles de la logique d'Aristote en grec ; deux
feuilles d'un traité de théologie scolastique le plus aigu,
comme, par exemple, du subtil Scot; quatre de Paracelse;
une d'Avicenne ; six d'Averroès ; trois de Porphyre ; autant
de Plotin ; autant de Jamblique. Faites infuser le tout pendant
vingt-quatre heures, et prenez-en quatre prises par jour.
Purgatif plus violent.
Prenez dix A. duC. concernant la B. et la C des J. ' ; fai-
tes-les distiller au baiu-marie : mortifiez une goutte de l'hu-
meur acre et piquante qui eu viendra , dans un verre d'eau
commune : avalez le tout avec confiance.
ï'omitif.
Prenez six harangues; une douzaine d'oraisons funèbres
indifféremment, prenant garde pourtant de ne point se servir
de celles de IM. de N. ' ; un recueil de nouveaux opéras ; cin-
quante romans ; trente mémoires nouveaux. Mettez le tout
dans un matras ; laissez-le en digestion pendant deux jours ;
puis faites-le distiller au feu de sable. Et si tout cela ne suf-
fit pas,
' Dix ArrHs du conseil concernant la Bulle et la Constitution des
Jésuites. (P.)
» Fl(^nhipr, évcque de Nîmes. (P.)
LETTRES PERSANES. 't83
Autre plus puissant.
Prenez une feuille de papier marbré qui ait servi à couvrir
un recueil des pièces des J. F. ' ; faites-la infuser l'espace de
trois minutes ; faites chauffer une cuillerée de cette infusion ,
et avalez.
Remède très-simple pour guérir de l'asthme.
Lisez tous les ouvrages du R. P. Maimbourg, ci-devant jé-
suite , prenant garde de ne vous arrêter qu'à la fin de chaque
période ; et vous sentirez la faculté de respirer vous revenir
peu à peu , sans qu'il soit besoin de réitérer le remède.
Pour présercer de la gale , gratelle , teigne , farcin des che-
vaux.
Prenez trois catégories d'Aristote , deux degrés métaphysi-
ques , une distinction , six vers de Chapelain , une phrase tirée
des lettres de M. l'abbé de Saint-Cyran ; écrivez le tout sur un
morceau de papier que vous plierez , attacherez à un ruban , et
porterez au cou.
Miraculum chimicum, de violenta fer mental ione , cumfumo,
igné etflamma.
Misce Quesnellianam infusionem, cum iufusione Lallema-
niana ; fiât fermentatio cum magna vi , impetu et tonitru , aci-
dis pugnantibus , et invicem penetrantibus alcalinos sales :
f iet evaporatio ardentiuni spirituum. Pone liquorem fermenta-
tum in alanibico : nihil inde extrahes , et uihil inveuies, nisi
caput mortuum.
Lenitivum.
Recipe Molinse anodyui chartas duas; Escobaris relaxativi
paginas sex; Vasquii emollieutis folium unum : infunde in
aquae communis libras iij, ad consumptionem dimidiac partis :
' Jésuites français. 'P.)
484 LETTRES PERSANES.
colentur et exprimantur ; et, in expressione, dissolve Bauni
detersivi et Tamburini abluentis folia iij.
Fiat clyster.
In chlorosim , guam vulgus pallidos colores, aiit febrim
amatoriam , ap/yeliat.
Recipe Aretini figuras iv; R. Thomae Sanchii de niatrimo-
iiio folia ij. Jnfundantur in aquae cotnrnunis libras quinque.
Fiat ptisana aperiens.
Voilà les drogues que notre médecin mit en pratique avec
un succès imaginable. Il ne voulait pas , disait-il , pour ne pas
ruiner ses malades, employer des remèdes rares, et qui ne
se trouvent presque point; comme, par exemple, une épître
dédicatoire qui n'ait fait bâiller personne ; une préface trop
courte ; un mandement fait par un évêque ; et l'ouvrage d'un
janséniste méprisé par un janséniste, ou bien admiré par
un jésuite. Il disait que ces sortes de remèdes ne sont pro-
pres qu'à entretenir la charlatanerie , contre laquelle il avait
une antipathie insurmontable.
CXLIV. RICA A USBEK.
Je trouvai , il y a quelques jours , dans une maison de
campagne où j'étais allé, deux savants qui ont ici une
grande célébrité. Leur caractère me parut admirable. La con-
versation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci :
Ce que j'ai dit est vrai, parce que je l'ai dit. La conversa-
tion du second portait sur autre chose : Ce que je n'ai pas dit
n'est pas VTai , parce que je ne l'ai pas dit.
J'aimais assez le premier : car qu'un homme soit opiniâ-
tre, cela ne me fait absolument rien ; mais qu'il soit imper-
tinent, cela me fait beaucoup. Le premier défend ses opi-
nions; c'est son bien : le second attaque les opinions des au-
tres; et c'est le bien de tout le monde.
O mon cher Usbek ! que la vanité sert mal ceux qui en ont
LETTRES PERS.\-\ES. 485
une dose plus forte que celle qui est nécessaire pour la con-
servation de la nature ! Ces gens-là veulent être admirés à
force de déplaire. Ils cherclient à être supérieurs; et ils ne
sont pas seulement égaux.
Hommes modestes , venez , que je vous embrasse : vous
faites la douceur et le charme de la vie. Vous croyez que
vous n'avez rien; et moi je vous disque vous avez tout. Vous
pensez que vous n'humiliez personne ; et vous humiliez tout
le monde. Et quand je vous compare dans mon idée avec ces
hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur
tribunal, et je les mets à vos pieds.
De Paris , le 22 de la luue de Chahban , 1720.
CXLV. RICA A'**.
Un homme d'esprit est ordinairement difficile daus les so-
ciétés. Il choisit peu de personnes ; il s'ennuie avec tout ce
grand nombre de gens qu'il lui plaît appeler mauvaise com-
pagnie ; il est impossible qu'il ne fasse un peu sentir son dé-
goût : autant d'ennemis.
Sûr de plaire quand il voudra , il néglige très-souvent de le
faire.
Il est porté à la critique, parce qu'il voit plus de choses
qu'un autre , et les sent mieux.
Il ruine presque toujours sa fortune , parce que son esprit
lui fournit pour cela un plus grand nombre de moyens.
Il échoue dans ses entreprises , parce qu'il hasarde beau-
coup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des ob-
jets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que,
dans la naissance d'un projet, il est moins frappé des difli-
cultés qui viennent de la chose , que des remèdes qui sont
de lui, et qu'il tire de son propre fonds.
Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la
réussite de presque toutes les grandes affaires.
L'homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti
486 LETTRES PERSANES.
de tout : il sent bien qu'il n'a rien à perdre en négligences.
L'approbation universelle est plus ordinairement pour
l'homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci ; on
est enchanté d'ôter à celui-là. Pendant que l'envie fond sur
l'un , et qu'on ne lui pardonne rien , on supplée tout en
faveur de l'autre : la vanité se déclare pour lui.
Mais si un homme d'esprit a tant de désavantages, que
dirons-nous de la dure condition des savants?
Je n'y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d'un
d'eux à un de ses amis. La voici.
<• MONSIEUB.
« Je suis un homme qui m'occupe toutes les nuits à regar-
« der, avec des lunettes de trente pieds , ces grands corps qui
>' roulent sur nos têtes ; et quand je veux me délasser , je
« prends mes petits microscopes, et j'observe un cironou une
" mite.
« Je ne suis point riche, et je u ai qu'une seule chambre ;
« je n'ose même y faire du feu , parce que j'y tiens mou
« thermomètre, et que la chaleur étrangère le ferait hausser.
" L'hiver dernier, je pensai mourir de froid ; et quoique mon
<' thermomètre, qui était au plus bas degré , m'avertît que mes
« mains allaient se geler, je ne me dérangeai point; et j'ai la
'< consolation d'être instruit exactement des changements de
« temps les plus insensibles de toute l'année passée.
« Je me communique fort peu, et de tous les gens que je
« vois je n'en connais aucun. Mais il y a un homme à Stock-
« holm , un autre à Leipsick , un autre à Londres que je n'ai
■ jamais vus , et que je ne verrai sans doute jamais , avec les-
« quels j'entretiens une correspondance si exacte, que je ne
« laisse pas passer un courrier sans leur écrire.
« Mais quoique je ne connaisse personue dans mou quar
'< lier, je suis dans inie si mauvaise réputation, que je serai
« à la fin obligé de le quitter. Il y a cinq ans que je fus rude-
« ment insulté par une de mes \oisines, pour avoir fait la
LETTRES PERSANES. .87
n dissection d'un cliien qu'elle prétendait lui appartenir. La
« femme d'un boucher, qui se trouva là, se mit de la par-
« tie ; et, pendant que celle-là m'accablait d'injures, celle-ci
a ni'assommait à coups de pierres , conjointement avec le
« docteur *** , qui était avec moi , et qui reçut un coup ter-
« rible sur l'os frontal et occipital , dont le siège de su raison
•< fut très-ébranlé.
« Depuis ce temps-là, dès qu'il s'écarte quelque chien
« au bout de la rue , il est aussitôt décidé qu'il a passé par
1 mes mains. Une bonne bourgeoise qui en avait perdu un
« petit, qu'elle aimait, disait-elle, plus que ses enfants, vint
« l'autre jour s'évanouir dans ma chambre ; et , ne le trou-
» vant pas , elle me cita devant le magistrat. Je crois que
« je ne serai jamais délivré de la malice importune de ces
« femmes qui, avec leurs voix glapissantes, m'étourdissent
« sans cesse de l'oraison funèbre de tous les automates qui
« sont morts depuis dix ans.
« Je suis, etc. »
Tous les savants étaient autrefois accusés de magie. Je
n'en suis point étonné. Chacun disait en lui-même : j'ai
porté les talents naturels aussi loin qu'ils peuvent aller;
cependant un certain savant a des avantages sur moi : il
faut bien qu'il y ait là quelque diablerie.
A présent que ces sortes d'accusations sont tombées dans
le décri, on a pris un autre tour; et un savant ne saurait
guère éviter le reproche d'irréligion ou d'hérésie. Il a beau
être absous par le peuple : la plaie est faite ; elle ne se
fermera jamais bien. C'est toujours pour lui un endroit ma-
lade. Un adversaire viendra, trente ans après , lui dire mo-
destement : A Dieu ne plaise que je dise que ce dont on
vous accuse soit vrai ! mais vous avez été obligé de vous
défendre. C'est ainsi qu'on tourne contre lui sa justifica-
tion même.
S'il écrit quelque histoire, et qu'il ait de la noblesse dans
l'esprit, et quelque droiture dans le cncur, on lui suscite
488 LETTRES PERSANES.
mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat sur
un fait qui s'est passé il y a mille ans, et on voudra que sa
plume soit captive , si elle n'est vénale.
Plus heureux cependant que ces hommes lâches qui aban-
donnent leur foi pour une médiocre pension ; qui , à pren-
dre toutes leurs impostures en détail, ne les vendent pas
seulement une obole; qui renversent la constitution de l'em-
pire, diminuent les droits d'une puissance, augmentent ceux
d'une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font
revivre des droits surannés , flattent les passions qui sont en
crédit de leur temps, et les vices qui sont sur le trône,
imposant à la postérité d'autant plus indignement, qu'elle
V moins de moyens de détruire leur témoignage.
Mais ce n'est point assez , pour un auteur, d'avoir essuyé
toutes ces insultes ; ce n'est point assez pour lui d'avoir été
dans une inquiétude continuelle sur le succès de son ou-
vrage : il voit le jour enfin , cet ouvrage qui lui a tant coûté;
il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment les
éviter? Il avait un sentiment; il l'a soutenu par ses écrits :
il ne savait pas qu'un homme à deux cents lieues de lui
avait dit tout le contraire. Voilà cependant la guerre qui se
déclare.
Encore s'il pouvait espérer d'obtenir quelque considéra-
tion ! Non : il n'est tout au plus estimé que de ceux qui se
sont appliqués au même genre de science que lui. Un phi-
losophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête
ciiargée de faits ; et il est à son tour regardé comme un vision-
naire par celui qui a une bonne mémoire.
Quant à ceux qui font profession d'une orgueilleuse igno-
rance, ils voudraient que tout le genre humain fiit enseveli
dans l'oubli où ils seront eux-mêmes.
Un homme à qui il manque un talent se dédommage en
le méprisant : il ôte cet obstacle qu'il rencontrait entre le
mérite et lui , et par là se trouve au niveau de celui dont il
redoute les travaux.
LETTRES PERSANES. 489
Enfin , il faut joindre à une réputation équivoque la pri-
vation des plaisirs et la perte de la santé.
De Paris , le 20 de la lune de Chahban , 1 720.
CXLVI. USBEKARHÉDl.
A Venise.
Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi était l'àme
d'un grand ministre.
Un particulier peut jouir de robscurité où il se trouve , il
ne se décrédite que devant quelques gens : il se tient couvert
devant les autres ; mais un ministre qui manque à la pro-
bité à autant de témoins , autant de juges, qu'il y a de gens
qu'il gouverne.
Oserai-je le dire.' le plus grand mal que fait un ministre
sans probité n'est pas de desservir son prince et de ruiner
son peuple ; il y en a un autre , à mon avis , mille fois plus
dangereux : c'est le mauvais exemple qu'il donne.
Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les Indes. J'y ai
vu une nation , naturellement généreuse , pervertie en un ins-
tant, depuis le dernier des sujets jusqu'aux plus grands,
par le mauvais exemple d'un ministre ; j'y ai vu tout un
peuple , cbez qui la générosité , la probité , la candeur et la
bonne foi ont passé de tout temps pour les qualités natu-
relles, devenir tout à coup le dernier des peuples; le mal se
communiquer , et n'épargner pas même les membres les plus
sains; les hommes les plus vertueux faire des choses indi-
gnes , et violer, dans toutes les occasions de leur vie , les pre-
miers principes de la justice , sur ce vain prétexte qu'on la
leur avait violée.
Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions
les plus lâches , et nommaient nécessité l'injustice et la perfi-
die.
J'ai vu la foi des contrats bannie , les plus saintes con-
ventions anéanties , toutes les lois des familles renversées.
490 LETTRES PERSANES.
J'ai vu des débiteurs avares , fiers d'une insolente pauvreté ,
instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur
(les temps, feindre un payement au lieu de le faire, et
porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.
J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, acheter presque
pour rien , ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne.
|)our les mettre à la place de la substance des veuves et des
orphelins.
J'ai vu naître soudain , dans tous les coeurs , une soif in-
satiable des richesses. J'ai vu se former, en un moment , une
détestable conjuration de s'enrichir, non par un honnête tra-
vail et une généreuse industrie , mais par la ruine du prince ,
de l'État et des concitoyens.
J'ai vu un honnête citoyen , dans ces temps malheureux ,
ne se coucher qu'en disant : J'ai ruiné une famille aujour-
d'hui; j'en ruinerai une autre demain.
Je vais , disait un autre , avec un homme noir qui porte une
écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner
tous ceux à qui j'ai de l'obligation.
Un autre disait : Je vois que j'accommode mes affaires :
il est vrai que , lorsque j'allai , il y a trois jours , faire un
certain payement , je laissai toute une famille en larmes ,
que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'é-
ducation à un petit garçon : le père en mourra de douleur,
la mère périt de tristesse; mais je n'ai fait que ce qui e.-t
permis par la loi.
Quel plus grand crime que celui que commet un minis-
tre, lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une nation, de-
grade les âmes les plus généreuses, ternit l'éclat des dignités,
obscurcit la vertu même , et confond la plus haute naissance
dans le mépris universel !
Que dira la postérité lorsqu'il lui faudra rougir de la honte
de ses pères .^ Que dira le peuple naissant, lorsqu'il compa-
rera le fer de ses aïeux avec l'or de ceux à qui il doit im-
médiatement le jour ? Je ne doute pas que les nobles ne
LETTRES PERSANES. 4«i»
retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse
qui les déshonore , et ne laissent la génération présente dans
l'affreux néant où elle s'est mise.
De Paris , le 1 1 de la lune de Rhamazan , 1720.
CXLVII. LE GRAND EUNUQUE A USBEK.
^ A Paris.
(^Les choses sont venues a un état qui ne se peut plus soute-
nir : tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissait
nnjLimpiinitp entière-, il se passe ici des choses horribles :
je tremble moi-même au cruel récit que je vais te faire.
Zélis, allant il y a quelques jours à la mosquée, laissa
tomber son voile , et parut presque à visage découvert devant
tout le peuple.
J'ai tcou/é ^chi couchée avec une de ses esclaves , chose
si défepkie par lés lois du sérail. ] "
rai surpris , par lé plus grand/hasard du monde, une
lettre que je t'envoie : je n'ai jamais pu découvrir à qui elle
était adressée.
Hier au soir, un jeune garçon fut trouvé dans le jardin
du sérail, et il se sauva par-deslïis les murailles., ^ ,
Ajoute a cela ce qui n est pas parvenu a ma connaissance f
çar_sûrement_tu_es,tEaliL .T'attends tes ordres; et, jusqu'à
l'heureux moment que je les recevrai , je vais être dans une
situation mortelle. Mais , si tu ne mets toutes ces femmes à
ma discrétion , je nelEe répon^s^'liécun'e^dfelésr et j'aurai
tous les jours des nouvelles aussi tristes à te mander.
Du sérail d'Ispahan, le i*"^ de la lune de Rhégeb, 1717-
CXLVIII. USBEK AU PREMIER EUNUQUE. f j^Ç
Au sérail d'Ispahan. ^ ^
Recevez , par cette lettre , un pouvoir sans mi'rnes sur
tout le sérail ; commandez avec "autant d'autôFTté que moi-
492 . LETTRES PERSANES.
niênie ; q«ê4a_iiMii]j£^tia teireiJULmarçlLenl^eç jvou cou-,
rez^d'appartenienlsen^aiipartenients porter les puions"
et les châtfmeîits ; qu'émeut vive dans la consternation , que
tout fonde en larmes devant vous ; iixter«)gez-40ut-4e sérail ;
commencez par les esclaves ; n'épargnez pas mon aniour ;
-<]iue tout subisse votre triBunâTredoîMljre'^ mmSi. au joîir
l£S surets les ^U^achés;/puririez ce lieu mf^mè',et fmtes-''
y rentrerla vertu bannie^Car, dès ce moment, je mets
sur votre tête les moindwïs fautes qui se commettront. .Te
soupçonne Zélis d'être celle à qui la lettre que vous avez sur-
prise s'adressait : examinez cela avec des yeux de lynx.
De '♦*, le 1 1 de la lune de Zilhagé , 171».
CXLIX. NARSIÏ A USBEK.
A Paris.
( Le grand eunuque vi«ï{^e mourir , magnifique seigneur ;
comme ie suis le plus vieux de tes esclaves, j'ai pris sa place,
juscpra ce q^ tu aies fait connaître sur qui tu veux jeter les
yeux. )
Deux jours après sa mort on m'apporta ime de tes lettres
qui lui était adressée : jejiia^uisbiengardé de i'ouirir ; je l'ai
enveloppée avec respect, et l'ai serrée jusqu'à ce que tu m'aies
fait connaître tes sacrées volontés.
Hier , un esclave vint , au milieu de la nuit , me dire qu'il
avait trouvé un jeune homme dans le sérail : je me levai ,
j'examinai la chose, et je trouvai que c'était une vision.
Je te baise les pieds, sublime seigneur; et je te prie de
compter sur mon zèle, mon expérience , et ma vieillesse. ^
Du sérail d'Ispahan, le 5 de la lune de Gemniadi l , I7I8.
^
LETTRES PERSAÎfES. 493
€L. USBEK A NARSIT.
Au sérail d'Ispahan.
/Malheureux que vous êtes! vous avez dans vos mains des
lettres qui contiennent des ordres prompts et violents ; le
moindre rettirxfemènl/peut jiie désespérer ; et vous denfeurez
traaîquille/sous un vain prétexte !y
Il se passe des choses horribles ; liai peut-être la moitié de
mes esclaves qui méritent la mort. ^ vous envoie la lettre que
le premier eunuque m'écrivit là-dessus avant de mourir. Si
vous avigzauvertje^paquet qui lui est adressé, vous y auriez
trouvÊ_des ordrjs sanglants. Lise^é'gdtfac^^rdres ; et vous
périrez , si vous ne les exécutez paSi_
De •*' , le 25 de la lune de Cliàlval , I7IS.
eu. SOLIM A USBEK
A Paris.
Si je gardais pl5^ long^ips le silence , je serais aussi étJu^ i
pable que tous ces criminels que tu as dans le serait*. ^
J'^taisJe confident du. grand eunuque , Ie4iliisJi^àlÊ_xlÊ_Les
esclaves. Lorsqu'il se vit près de sa fin, il me fit appeler , et
me dit ces paroles : Je me meurs ; mais le seuLchagriu que
j'ai^€n quittant- la- vie , c'est que m€& demies regards aient
trouïéies femmes de mon maître crtfmnellès. Le ciel p'ufsiele""^'
gaflinfîr de tous les malheurs que je prévois ! Puisse , après ma
mort, mon ombre menaçante venir avertir ces perfides de leur
devoir, et les intimider encore ! Voilà les clefs de ces redoutables
lieux ; va les porter au plus vieux des noirs. Mais , si après ma
mort il manque de vigilance, songe à en avertir ton maître.
En achevant ces mots , il expira dans mes bras.
Je sais ce qu'il t'écrivit , quelque temps avant sa mort , sur
la conduite de tes femmes. 11 y a dans le sérail une lettre qui
aurait porté la terreur avec elle , si elle avait été ouverte. Celle
42
494 LiyrilUiS PKRSANES.
que tu as écrite depuis a été surprise à trois lieues d'ici. Je ne
sais ce que c'est : tout se tourne niall-.eureusement. ^juux^r^-
/^pflïïîthïtfeFemnies ne l^âîtïtnt plus aucune retenue : de- ,
|mis la mort du grand eunuque , il semble que tout lei#soit^
-per rnlsHâ ffv]f_B-i^>"'^"^ "^"^ '•'^tPp2^n^'K^pv"ir?Ptconserv£J£_
la modestie. On voit ]esjî^ursje_corrgmpre tous les jours.-
On neUgjJve plus sur le visage de tes femnies cette vertu maie
et sévère qui y régnait autrefois : une jtienbuvelle , ré^SBâîie^''
dans ces lieux, est un témoignage infaillible, selon moi, de
quelque satisfaction nouvdle^Dans les plus petites choses , je
remarque des libertés jusq^aTôfsThcon^lîes. Il règne, même
paruii tej esclaves , une certainejndolence pour leur devoir et
pour l'observation des règles qui me surprend ; ils n'ont plus
ce zèle ardent pour ton service , qui semblait animer le sérail.
Tes femmes ont été buit jours à la campagne , à une de tes
maisons les.pUis abandonnées. On dit que l'esclave qui en a
soin a été ^^ne; et qu'un jour avant qu'elles arrivassent il
avait fait cacher deux hommes dans un rédimde' pierre qui
est dans la muraille de la priâôijale chambre , d'où ils sortaient
le soir lorsque nous étions retirés. Le_vieux^eunuque_qui_est
àj)résent à notre tête est un imbécile à qui l'on fait croire tout
ce qu'on veut. "" " ^~ ' "
.Te SUIS âgîle (Tune colère vengeresse contre tant de perfidies ;
vl si le ciel voulait , pour le bien de ton service , que tu me
jugeasses capable de gouverner , je te promets que, stlfigjein-
ines n'étaient pas vertueuses , au moins elles seraient fidèles.
Du sérail d'Ispahan, le Ode la lune de Rebiab l , 1719.
CLII. INARSIT A USBEK.
, , A Paris.
Uoxaue et Zélis ont souhaité d'aller à la campagne ; je n'ai
pas cru devoir le leur refuser. Heureux Usbek! ty^as^desfeni-
ines fidèles et des esclaves vigilants : je commande en des lieux
LETTRES PERSANES. 495
OÙ la vertu semble ^tre choisi'Ttii asile. Compte qu'il ne s'y
passera rien que tes yeux ne puissent soutenir.
Il est arrivé un malheur qui me met en grande peine. Quel-
ques marcliandsjmnéniens , nouvellement arrivés à Ispahan ,
avaient apporté une de tes lettres pour moi ; j'ai envoyé un
esclave pour la chercher : il a été volé à son retour, de ma-
nière que la lettre est perdue. Écris-moi donc promptement ;
car je m'imagine que , dans ce changement , tu dois avoir des
choses de conséquence à me mander.
Du sérail de Fatroé, le 6 de la lune de Rebiab i , 17I9.
CLIII. USBEK A SOLIM.
Au sérail d'Ispalian. .
Je te mets le fer à la main. Je te confle ce que j'ai a présent
dans le monde de plus cher , qui est ma v^geanc^. Entre dans
ce nouvel/eri^oi , mais n*y^^rtem oo^rni piti.é. J'écris à mes
femmes de t' obéir aveuglégieat : dans la confusion de tant de
crimes , elles tomberont devant tes regards. Il faut que je te
doive mon bonheur et mon repos. Rpnrls-moj mon sémil comma
jeilaUaiSfié- Mais commence par l'expier :.e2çterQiine les cou-
pables , et fais trembler ceux qui se proposaient de le devenir.
Oue nTpeux-tu pas esperêrHèlôn maître pour des services si
signalés? Il ne tiendra ;lqu' à toîae té mettre au-dessus de ta
condition même , et ofetôutes les récompenses que tu as jamais
désirées.
A Paris, le 4 de la lune de Chaliban , 1719.
CLIV. USBEK A SES FEMMES.
Au sérail d'Ispahan.
Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu
des étaïÔrs^et des tempêtes ! Solim est votre premie^eunuqu£j^
non pas pour vous garder , mais pour vous punir. Que tout le
403 LETTRES PERSANES.
sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions passées;
et , pour l'avenir , il vous fera vivre sous un Jous si rigoureux,
<Ul£-ïQUS_ regretterez votre liberté , si vous ne regrettez pas
^ otre vertu. ~
A Paris, le 4 de la lane deCliahban , 17IO.
CLV. USBEK A ISESSIR.
A Ispahan.
Heureux celui qui, connaissant tout le prix d'une vie douce
et tranquille , rép^e^ncœur au nuTieu d^ ^faliiiîrërêt ne
A fv"^ cJ^— -f. ."U-.- ^*^f< ri-^ ^ £, l-^^.«-- i„^:_. Ù.^ii
connaît d autre terre que celle qui lui a donne leiourf "
Je vis dans un climat barbare, preSenf'STôirt ce^|Ui m ini-
/jlporïiïîie , alïsent de tout ce qui m^intéresse. Ilûetristesse^som-
bre me saisit; je tonibe dans un aêcafeleMSib'aïfiCîx' : il me
semble que je m'anéantis ; etje ne m^^retrçuve moi-même que
lorsqu'une sombre jalousie vient^s'anuitfer^ ePen^>iater'"(ïâïis
mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.
Tu me connais, Nessir ; tu as toujours vu dans mon cœur
comme dans le tien. Je te ferais pitié, si tu savais mon état
déplorable. J'attends quelquefois six mois entiers des_nouvelles
du sérail ; je compte tous les instants qui s'écoulent : mon
impatience me les allonge toujours ; et lorsque celui qui a été
tant attendu est près d'arriver, il se fait dans mon cœur une
révolution soudaine ; ma main tremble d'où vrir une lettre fatale;
cette inquiétude qui me désespérait, je Fâlrôuve l'état le plus
heureux où je puisse être , et je crains d'en sortir par un coup
plus cruel pour moi que mille morts.
3Iais , quelque raison que j'aie eue de sortir de ma patrie ,
quoique je doive im vie à ma retraite Je ne puis plus , Isessir,
-rester dans cet cmreùiiiëxil. Eh! ne mourrais-je pas tout de
même en proie à mes chagrms.' J'ai pressé mille fois Rica de
quitter cette terre étrangère ;jnais_ils' oppose à toutes mes ré-
solutions; il m'attache ici par imllçprétextes : il semble qu'il
LETTRES PERSANES. 497
ait oublié sa patrie j^u plutôt il semble qu'il m'ait çublié nioi-
iii^ie, tant il est insensible à mes déplaisirs. ^/
(_M;)ihe\i^eûx que je suis ! je souhaite de revoir ma patrie ,
peut-être pour devenir plus malheureux encore! EhrqÎTyie-
rai-je.' Je vais rapporïer'ma tête à mes ennemis. Ce n'est pas
tout : j'entrerai dansje sérail ; il faut que j'y demande compt_g
du tenips fùneste'ïte/mon absence; et si j'y trouve des eôupiî^/
blés , quÊJleiiendTai-je? Et si la seule idée m'dàfabîeïïeTi loin,
que sera-ce lorsque nVa"^ pr'esènce Ia?renïlfô ]^s"vÎYe?'que
sera-ce s'il faut que je voie , s'il faut que j'entende ce que je
n'ose imaginer sans frémir? que sera-ce enlin s'il faut que des
châtiments que je prononcerai moi-même soient des marques
éternelles de ma confusion et de mon désespoir?
J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour moi que
pour les femmes qui y sont gardées ; j'-y porterai tous mes soup-
çons, leurs eriipip^seluents ne^^m^ell déroberont rien; dans
mon lit , dans leurs bras Je ne joiit^i que de mesnTguiaudes; "
dans_uiLl£iup&_si4)êu" propre au.x i^Qlexidâs, ma jalousie toMi-
vera à en faire. RebutT^ndignê'dé la nature humaine , esclaves
vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments
de l'amour , vous ne gémiriez plus sur votre condition , si vous
connaissiez le malheur de la mienne.
De Paris , le 4 de la lune de Cliahban , 17 1.^-
>f.
^A
- CLVI. ROXANE A USBEK.
/y A Paris.
ù>
i .' Iu)rc£mvia_ nuU eiUl^ouyante_rggnent dans le sérail ;
^n. geulï 'àlfreux rénvm)nne; un tigre y exerce à chaque ins-
tant Joute sa rage. Il a mis dans les supplic^-ueux eunuques -
blancs, qui n'ont avoué" qiie leur innocence; il a vendu urn^L^
partie denos esclaves, et nous a obligées de changer 'entré ^
nous celles qui nous restaient. Zachi et Zélis ont reçu dans
leur chambre , dans l'obscurité de la nuit , un traitement in-
digne ; le sacrilège n'a pas craint de porter sur elles ses viles
42.
4«)8 LEITRES i'ERSANES.
mains. 11 nous tient ^fermées chacune dans notre apparte-
ment; et, quoique nous y soyons^^ules , il noiis^-fait vivre
sous le voile. Il ne nous est plus "pWniis de nous parler; ce
serait un crime d^'nous écrire : nous ii'a^w^-pl«&^:ien^ de
libre_quejesjpleurs.
Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sé-
rail, où ils nous assiègent nuit et jour ; notre sommeil est sans
cesse interrompu par leurs méfiances feintes ou véritables.
M-e qui me console , c'est que tout ceci ne durera pas long-
"ïèmps , -€t qiiP '^f's^1fi"s "finirent avec ma vi£ 'iîlle^he sera
pas longue, cruel Usbek ! je ne te donnerai pas le temps de
faire cesser tous ces outrages. 7
Du sérail d'Ispahan , le 2 de la lune de Maharram , I720.
CLVII. ZACHI A USBEK.
k Paris.
O ciel i un barbare m'a outragée jusque dans la manière
de me punir! il m'a infligé ce châtiment qui commence par
alarmer la pudeur, ce châtiment qui met dans l'humiliation
extrême, ce châtiment qui ramène, pour ainsi dire, à l'en-
fance.
Mon âme , d'abord anéantie sous la honte, reprenait le sen-
timent d'elle-même , et connnençait à s'indigner, lorsque mes
cris firent retentir les voûtes de mes appartements. On m'en-
tendit demander grâce au plus vil de tous les humains , et ten-
ter sa pitié à mesure qu'il était plus inexorable.
Depuis ce temps , son âme insolente et servile s'est élevée
sur la mienne. Sa présence , ses regards , ses paroles , tous
les malheurs viennent m'accabler. Quand je suis seule, j'ai
du moins la consolation de verser des larmes ; mais lorsqu'il
s'offre à ma vue , la fureur me saisit ; je la trouve impuissante,
et je tombe dans le désespoir.
Le tigre ose me dire que tu es l'auteur de toutes ces bar-
baries. Il voulait m'ôter mon amour, et profaner jusques aux
LETTRES PERSAiSES. 499
sentiments de mon cœur. Quand il me prononce le nom de
celui que j'aime, je ne sais plus me plaindre : je ne puis plus
que mourir.
J'ai soutenu ton absence , et j'ai conservé mon amour,
par la force de mon amour. Les nuits , les jours , les mo-
ments , tout a été pour toi. J'étais superbe de mon amour
même; et le tien me faisait respecter ici. Mais à présent...
Non, je ne puis plus soutenir l'humiliation où je suis descen-
due. Si je suis innocente , reviens pour m' aimer ; reviens , si
je suis coupable , pour que j'expire à tes pieds.
Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram , l7io.
CLVIII. ZÉLIS A USBEK.
f. \ Paris.
A mille lieues de moi , vous me jugez coupable ! à mille
lieues de moi , vous me punissez !
Qu'uu eunuque barbare porte sur moi ses viles mains , il
agit par votre ordre : c'estje tyran qui m'outrage . et noo-paii -
celui qui exerce la tvrannie. , .
Vous pcrtTPèJ , a votre fantaise , redoifhlér vos mauvais tmi.
terne nts^ Mon cœur est tranquille depuis qu'iLjie_peut-^»lttS'
vous aimer. Votre âme se dégrade , '^t vous'devèuez cruel.
Soyez sur que voiis n*eïës^Int heureux. Adieu.
Du sérail d'Ispahan , le 2 de la lune de Maharram, 1720.
CLIX. SOLIM A USBEK.
A. Paris.
Je me plains, magnifique seigneur, et je te plains : jamai.s
serviteur fidèle n'est descendu dans l'affreuy de^poir'oîi je
suiS:^oici tes malheurs. e^tJes miens ; je ne t'en écris qu'en
tremblant.
.Te jure, par tous les propliètes du ciel , que depuis que tu
^■"^
MO LLTTRES PERSANES.
in as -coiiffe tes femmes j'ai veillé nuit et jour sur elles ; que
je n'ai jamais suspénàti un moment le cours de mes in^etu-
des. J'ji comniencp. mij)n ministère pàr1[es_châtiments , et je les
ai suspendus sans sortîràe mon austérité naturelle.
Mais que dis-je? pourquoi te V^arnier'lci une. fidélité qui t'a
été inutile ? Oublie tous mes services passés ; regarde-m(n/
commejïnjtraître , et punis-moi de tous les crimes que jfe n^a
|ni,empêcher. , J^^'L
C^Roxaue, la superbe Roxane. . . 6 ci^l ! à qui se fier désSi'mSîs?
Tu soupçonnais Zachi, et tu avaK-pour Roxaneame séeurité
entière : mais sa vertu f.iJroncîfe'était une cruelle imposture ;
^ ç^aiticjfcojle de sa perfluie. Je l'ai surprise dans les bras d'un
^ jeune homme , qui , dès qu'il s'est vu découvert , est venu sur
^,. mqi;;il m'a doiiné deux coups de poignard. Les eunuques,
ciÊcoufus'aû'bruiT, l'ont entouré : il s'est défendu longtemps,
en a blessé plusieurs; il voulait même rentrer dans la cham-
bre, pour mourir, disait-il, aux yeux de Roxane. Mais enfin
il a cédé au nombre , et il est tombé à nos pieds.
Je ne sais si j'attendrai , sublime seigneur, tes ordres sévè-
res. Tu as mis ta vengeance en mes mains; jetie- dois, pas Ja
faire^ languir.
Du sérail d'Ispahan , le 8 de la lune de Rebiab l , I720.
CLX. SOLIM A USBEK.
A Paris.
.l'ai pris mon parti; tes malheurs vont disparaître jievaJs
punir
Je sens déjà une joie secrète; mon âme et la tienne vont
s'apaiser : nous allons exterminer le crime , et l'innocence va
pâlir..
^^O vous qui semblez n'être raïtesque pour ignorer tous vos
sens et être iifdîgnèês^e vos désirs mêmes , éternelles victimes
de la honte et de la pudeur, que ne puis-je vous faire entrer à
LETTRES PERSANES. 501
grands lloîs"3tans ce sérail malheureux , poiir_vi}ifs vnirpfon-
iiées^e tout le sang (|ue j'y vais répandre !
Du sérail d'Ispahan , le 8 de la lune de Rebiab I , l72o.
CLXI. ROXAJN'E A USBER.
y' - A Paris.
Cûtti , je t ai trompé : j'ai-seduii tes eunuques , je me suis
jouée de ta jalousie , et j'aisîTîe'ton aTfreux serail Sicë'iî^*'^^
lietï'île^dellces et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car
que ferais-je ici , puisque le seul homme qui me retenait à la
vie n'est plus? Je meurs, mais mon. ombre s'envole bien ac-
compagnée : je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sa-
crilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde. ' , ' ' ^,
/comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m'i-
maginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes
caprices ; que , pendant que tu te permets tout , tu eusses le
droit d'affliger tous mes désirs.' rson : j'^i pn vivrp.dans la ser-
vitude; mais j'ai toujours été libre. J'ai réformé tes lois sur
celles' de lana^re ; et jnon esprit s'est toujours tenu dans l'in-
déaeadinœr^
^u devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t'ai
fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paraître fidèle ;
de ce que j'ai lâcliement gardé dans mon cœur ce que j'aurais
dd faire paraître à toute la terre ; enfin de ce que j'ai profané
la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission
à tes fantidsies. ^
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports
de l'amour : si tu m'avais bien connue , tu y aurais trouvé
toute la violence de la haine.
c^Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cœur
comme le mien t'était soumis. Nous étions tous deu.x heureux -.
tu me croyais trompée , et je te trompais.
^^^^^■^^-^
b02 LEITRES PERSANES.
Ce langage, sans doute , te paraît nouveau. Serait-il passi-
ble qu'après t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore
d'admirer mou courage? Mais c'en est fait : le poison me
consume , ma force m'abandonne ; la plume me tombe des
mains ; je sens affaiblir jusqu'à ma liaiue ; je me meurs '. /
Du sérail d'ispahan , le 8 de la lune de Rebiab i , 1720.
' Cet ouvrage, malgré sa forme épistolaire et quelques teintes romanes-
ques , n'est au fond que le résultat des premières études de l'auteur,
et une des esquisses du grand ouvrage de sa vie, de ['Esprit des lois.
Voltaire, dans un de ces accès d'humeur trop fréquents chez lui, a dit des
Lettres persanes : n Ce livre si frivole et si aisé à faire. » 11 n'est pas si
frivole , ce me semble; et l'on peut douter que beaucoup d'autres l'eus-
sent fait aisément. Il y a bien quelques idées ou peu justes , ou hasardées ,
ou susceptibles d'être contredites avec fondement ; l'auteur y parait fort
tranchant: il était jeune. Dans la suite, il décida beaucoup moins, dis-
cuta beaucoup plus, et instruisit beaucoup mieux : il était mûr. D'ailleurs,
il faut songer que , sous le nom d'Usbek ou de Rica , il risque souvent ,
pour s'égayer avec le lecteur, ce qu'il n'aurait peut-être pas risqué en son
propre nom. Lui-même a soin de nous en avertir, lorsqu'il fait dire à son
philosophe persan qu'<7 a pris le goût du pays où il est (la France), où
Von aime à soutenir des opinions extraordinaires , et à réduire tout en
paradoxes. (L\ H.)
FIN DES LETTRES PERSANES.
LE TEMPLE DE GNIDE'.
Non tnurmura vcstra, columbœ ,
Brachia non fiedercc, non vincant oscilla conckœ-
( Fragm. d'un t'pithal. de l'empereur Gallien.)
PREFACE DU TRADUCTEUR.
Un ambassadeur de France à la Porte ottomane , connu par son goiii
pour les lettres , ayant acheté plusieurs manuscrits grecs , il les porta
en France. Quelques-uns de ces manuscrits m'étant tombés entre les
mains, j'y ai trouvé l'ouvrage dont je donne ici la traduction.
Peu d'auteurs grecs sont venus jusqu'à nous, soit qu'ils aient péri
dans la ruine des bibliothèques, ou par la négligence des familles qui
les possédaient.
Nous recouvrons de temps en temps quelques pièces de ces trésors.
On a trouvé des ouvrages jusque dans les tombeaux de leurs auteurs , et,
ce qui est à peu près la même chose , on a trouvé celui-ci parmi les li-
vres d'un évèque grec
On ne sait ni le nom de l'auteur, ni le temps auquel il a vécu. Tout ce
qu'on en peut dire , c'est qu'il n'est pas antérieur à Sapho , puisqu'il en
parle dans son ouvrage.
Quant à ma traduction , elle est lidèle. J'ai cru que les beautés qui
n'étaient point dans mon auteur n''étaient point des beautés, et j'ai sou-
vent quitté l'expression la moins vive pour prendre celle qui rendait
mieux sa pensée.
J'ai été encouragé à cette traduction par le succès qu'a eu celle du
Tasse. Celui qui l'a faite ne trouvera pas mauvais que je coure la même
carrière que lui. Il s'y est distingué d'une manière à ne rien craindre de
ceux mêmes à qui il a donné le plus d'émulation.
Ce petit roman est une espèce de tableau où Ton a peint avec choix
les objets les plus agréables. Le public a trouvé des idées riantes, une
certaine magniticence dans les descriptions, et de la naïveté dans les
sentiments.
Il y a trouvé un caractère original qui a fait demander aux critiques
quel en était le modèle : ce qui devient un grand éloge , lorsque l'ouvrage
n'est pas méprisable d'ailleurs.
I Le Temple de Gnide parut en 1723, quatre ans après les Lettres persanes.
Montesquieu, qui était alors président du parlement de Bordeaux, garda encore
une fois l'anonyme : il craignait peut-être de compromettre la dignité de son
caractère, en s'avouant le peintre de la volupté. Quoi qu'il en soit , ce petit-ou-
vrage obtint un très-grand succès , et fut traduit dans toutes les langues. Léo-
nard et Colardeau l'ont mis en vers français.
504 LE TEMPLE DE GMDE.
Quelques savanls n'y ont point reconnu ce qu'ils appellent l'art. Il n'est
point , disent-Ils , selon les règles. Mais si l'ouvrage a plu , vous verrez
((ue le cœur ne leur a pas dit toutes les règles.
Un homme qui se mêle de traduire ne souffre point patiemment que
l'on n'estime pas son auteur autant qu'il le fait; et j'avoue que ces mes-
sieurs m'ont mis dans une furieuse colère : mais je les prie de laisser les
jeunes gens juger d'un livre qui, en quelque langue qu'il ait été écril ,
a certainement été fait pour eux. Je les prie de ne point les troubler dans
leurs décisions. Il n'y a que des têtes bien frisées et bien poudrées qui
connaissent tout le mérite du Temple de Guide.
A l'égard du beau sexe, à qui je dois le peu de moments heureux que
je puis compter dans ma vie , je souhaite de tout mon cœur que cet ou-
vrage puisse lui plaire. Je l'adore encore , et, s'il n'est plus l'objet de
mes occupations , il l'est de mes regrets.
Que si les gens graves désiraient de moi quelque ouvrage moins fri-
vole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille a
un livre de douze pages , qui doit contenir tout ce que nous savons sur
la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de grands
auteurs ont oublié dans les volumes qu'ils ont donnés sur ces scien-
ces-là
PREMIER CHArST.
Vénus préfère leséjourde Gnide à cdui de Paphos et d'Amathonte.
Elle ne descend point de l'Olympe sans venir parmi les Gnidiens. Elle
a tellement accoutumé ce peuple heureux à sa vue , qu'il ne sent plus
cette horreur sacrée qu'inspire la présence des dieux. Quelquefois elle
se couvre d'un nuage, et on la reconnaît à l'odeur divine qui sort de
ses cheveux parfumés d'ambroisie.
La ville est au milieu d'une contrée sur laquelle les dieux ont versé
leurs bienfaits à pleines mains. On y jouit d'un printemps éternel ; la
terre, heureusement fertile, prévient tous les souhaits; les troupeaux
y paissent sans nombre ; les vents semblent n'y régner que pour ré-
pandre partout l'esprit des fleurs; les oiseaux y chantent sans cesse •.
vous diriez que les bois sont harmonieux ; les ruisseaux murmurent
dans les plaines ; une chaleur douce fait tout éclore ; l'air ne s'y respire
qu'avec la volupté.
Auprès de la ville est le palais de Vénus. Vulcain lui-même en a bâti
les fondements; il travailla pour son infidèle quand il voulut lui faire
oublier le cruel affront qu'il lui fit devant les dieux.
Il me serait impossible de donner une idée des charmes de ce pa-
LE TEMPLE DE GNIDE. 505
lais : il n'y a que les Grâces qui puissent dc^criie les choses qu'elles
ont faites. L'or, l'azur, les rubis, les diamants, y brillent de toutes
parts... Mais j'en peins les richesses, et non pas les beautés.
Les jardins en sont enchantés : Flore et Pomone en ont pris soin ;
leurs nymphes les cultivent. Les fruits y renaissent sous la main qui
les cueille; les fleurs succèdent aux fruits. Quand Vénus s'y promène
entourée de ses Gnidiennes , vous diriez que , dans leurs jeux folâtres,
elles vont détruire ces jardins délicieux ; mais , par une vertu secrète ,
tout se réparc en un instant.
Venus aime à voir les danses naïves des filles de Gnide. Ses nym-
phes se confondent avec elles. La déesse prend part à leurs jeux , elle
se dépouille de sa majesté : assise au milieu d'elles , elle voit régner
dans leurs cœurs la joie et l'innocence.
On découvre de loin une grande prairie , toute parée de l'émail des
fleurs. Le berger vient les cueilUr avec sa bergère; mais celle qu'elle
a trouvée est toujours la plus belle, et U croit que Flore l'a faite exprès.
Le fleuve Céphée arrose cette prairie , et y fait mille détours. Il ar-
rête les bergères fugitives; il faut qu'elles donnent le tendre baiser
qu'elles avaient promis.
Lorsque les nymphes approchent de ses bords , il s'arrête ; et ses
flots , qui fuyaient , trouvent des flots qui ne fuient plus. Mais , lors-
qu'une d'elles se baigne , il est plus amoureux encore : ses eaux tour-
nent autour d'elle ; quelquefois il se soulève pour l'embrasser mieux ;
il l'enlève, il fuit, il l'entraîne. Ses compagnes timides commencent
à pleurer; mais il la soutient sur ses flots; et, charmé d'un fardeau
si cher, il la promène sur sa plaine liquide ; enfin , désespéré de la
quitter, il la porte lentement sur le rivage , et console ses compagnes.
A côté de la prairie est un bois de myrtes , dont les routes font mille
détours. Les amants y viennent se conter leurs peines : l'Amour, qui
les amuse , les conduit par des routes toujours plus secrètes.
Non loin de là est un bois antique et sacré , oii le jour n'entre qu'à
jieine; des chênes, qui semblent immortels, portent au ciel une tôte
qui se dérobe aux yeux. On y sent une frayeur religieuse : vous diriez
<!ue c'était la demeure des dieux, lorsque les hommes n'étaient pas
encore sortis de la terre.
Quand on a trouvé la lumière du jour, on monte une petite colline
sur laquelle est le temple de Vénus : l'univers n'a rien de plus saint ni
de plus sacré que ce lieu .
Ce fut dans ce temple que Vénus vit poui la première fois Adonis :
MONTESQCin . 43
606 LE TEMPLE DE GNIDE.
le poiho» coula au cœur de la déesse. Quoi ! dit-elle , j'aimerais un
mortel? liélas! je sens que je l'adore. Qu'on ne m'adresse plus de
vœux : il n'y a plus à Gnide d'autre dieu qu'Adonis.
Ce fut dans ce lieu qu'elle appela les Amours , lorsque , piquée d'un
défi téméraire , elle les consulta. Elle était en doute si elle s'exposerait
nue aux regards du berger troyen. Elle cacha sa ceinture sous ses che-
veux ; ses nymphes la parfumèrent ; elle monta sur son cliar traîné par
des cygnes, et arriva dans la Phrygie. Le berger balançait entre Ju-
uon et Pallas; il la vit, et ses regards errèrent et moururent. La
pomme d'or tomba aux pieds de la déesse , il voulut parler, et son de-
sordre décida.
Ce fut dans ce temple que la jeune Psyché vint avec sa mère , lors-
que l'Amour, qui volait autour des lambris dorés, fut surpris lui-même
par un de ses regards. 11 sentit tous les maux qu'il fait souffrir. C'est
ainsi , dit-il, que je biesse! Je ne puis soutenir mon arc ni mes flè-
ches. Il tomba sur le sein de Psyché. Ah ! dit-il , je commence à sentir
que je suis le dieu des plaisirs.
Lorsqu'on entre dans ce temple , on sent dans le cœur un charme
secret qu'il est iînpossible d'exprimer : l'ànie est saisie de ces ravisse-
ments que les ditîux ne sentent eux-mêmes que lorsqu'ils sont dans
la demeure céleste.
'l'ont ce que la nature a de riant est joint à tout ce que l'art a pu
imaginer de plus noble et de plus digne des dieux.
Une main , s-ins doute immorlclle , l'a partout orné de peintures qui
.semblent respù-er. On y voit la naissance de Vénus , le ravissement
des dieux qui la virent , son embarras de se voir toute nue, et cette
pudeur qtii est la pretiiière des grâces.
On y voit les amours de Mars et delà déesse. Le peintre a représenté
le dieu sur son char, lier et même terrible. La Renommée vole autour
de lui; la Peur et la Mort marchent devant ses coursiers couverts d"é-
cume; il entre dans la mêlée, et une poussière épaisse commence a
le dérober. D'un autre côté , on le voit couché languissamment sur un
lit de roses; il sourit à Vénus : vous ne le reconnaissez qu'à quelques
traits divins , qui restent encore. Les Plaisirs font des guirlandes dont
ils lient les deux amants ; leurs yeux semblent se confondre; ils soû-
lèrent ; et , attentifs l'un à l'autre , ils ne regardent pas les Amours quj
se jouent autour d'eux.
il y a un api)arlement séparé où le peintre a représenté les noce»
de Vénus et de Vulcain : toute la cour céleste v est assemblée. Le
LE TEMPLE DE GNIDE. 507
dieu paraît moins sombre , mais aussi pensif qu'à l'ordinaire. La déesse
regarde d'un air froid la joie commune; elle lui donne négligemment
une main qui semble se dérober; elle retire de dessus lui des regards
qui portent à peine , et se tourne du côté des Grâces.
Dans un autre tableau , on voit Junon qui fait la cérémonie du ma-
riage. Vénus prend la coupe pour jurer à Vulcain une fidélité éter-
nelle : les dieux sourient , et Vulcain l'écoute avec plaisir.
De l'autre côté, ou voit le dieu impatient qui entraîne sa divine
épouse : elle fait tant de résistance , que l'on croirait que c'est la CûUt
deCérès que Plu ton va ravir, si l'œil qui voit Vénus pouvait jamais se
tromper.
Plus loin de là , on le voit qui l'enlève pour l'emporter sur le lit nup-
tial. Les dieux suivent en foule. La déesse se débat , et veut écliapper
des bras qui la tiennent. Sa robe fuit ses genoux , la toile vole : mais
Vulcain répare ce beau désordre , plus attentif à la cacher qu'ardent
à la ravir.
Enfin on le voit qui vient de la poser sur le lit que l'Hymen a pré-
paré : il l'enferme dans les rideaux , et il croit l'y tenir pour jamais.
La troupe importune se retire : il est charmé de la voir s'éloigner. Les
déesses jouent entre elles ; mais les dieux paraissent tristes ; et la tris-
tesse de Mars a quelque chose d'aussi sombre que la noire jalousie.
Charmée de la magnificence de son temple , la déesse elle-même y
a voulu établir son culte : elle en a réglé les cérémonies , institué les
fêtes , et elle y est en même temps la divinité et la prêtresse.
Le culte qu'on lui rend presque par toute la terre est plutôt une pro-
fanation qu'une religion. Elle a des temples où toutes les filles de la
ville se prostituent en son honneur, et se font une dot des profits de
leur dévotion. Elle en a où chaque femme mariée va une fois en sa
vie se donner à celui qui la choisit , et jette dans le sanctuaire l'argent
qu'elle a reçu. 11 y en a d'autres où les courtisanes de tous les pays,
plus honorées que les matrones, vont porter leurs offrandes. 11 y en a
enfin où les hommes se font eunuques , et s'habillent en femmes pour
servir dans le sanctuaire, consacrant à la déesse et le sexe qu'ils
n'ont plus et celui qu'ils ne peuvent pas avoir.
Mais elle a voulu que le peuple de Guide eût un culte plus pur, et
lui rendît des honneurs plus dignes d'elle. Là les sacrifices sont des
soupirs, et les oITrandes un cœur tendre. Chaque amant adresse ses
vœux à sa maîtresse, et Vénus les reçoit pour elle.
508 LE TEMPLE DE GNIDL".
PailoiU 011 se liouve la beauté , ou l'adore comme Vénus même;
car la beauté est aussi divine qu'tiUe.
Les cœurs amoureux viennent dans le temple ; ils vont embrasser
les autels de la Fidélité et de la Constance.
Ceux qui sont accablés des rigueurs d'une cruelle y viennent sou-
pirer : ils sentent diminuer leurs tourments ; ils trouvent dans leur
cœur la flatteuse espérance.
La déesse, qui a promis de faire le bonheur des vrais amants, le
mesure toujours à leurs peines.
La jalousie est une i)assion qu'on peut avoir, mais qu'on doit taire.
On adore en secret les ca[»rices de sa maîtresse , comme on adore
les décrets des dieux , qui deviennent plus justes lorsqu'on ose s'en
plaindre.
On met au rang des faveurs divines le feu, les transports de l'amour,
et la fureur môme; car moins on est maître de son cœur, plus il est
à la déesse.
Ceux qui n'ont point donné leur cœur sont des profanes , qui ne
peuvent pas entrer dans le temple : ils adressent de loin des vœux à
la déesse , et lui demandent de les délivrer de cette liberté qui n'est
qu'uue impuissance de former des désirs.
La déesse inspire aux fdles de la modestie : celte qualité charmanle
donne un nouveau prix à tous les trésors qu'elle cache.
Mais jamais, dans ces lieux fortunés, elles n'ont rougi d'une i)as-
sion sincère, d'un sentiment naïf, d'un aveu tendre.
Le cœur fixe toujours lui-même le moment auquel il doit se rendre ;
uiais c'est une profanation de se rendre sans aimer.
L'Amour est attentif à la félicité des Gnidiens : il choisit les traits
dont il les blesse. Lorsqu'il voit une amante affligée, accablée des ri-
gueurs d'un amant, il prend une flèche trempée dans les eaux du
fleuve d'oubli. Quand U voit deux amants qui commencent à s'aimer,
il tire sans cesse sur eux de nouveaux traits. Quand il en voit dont
l'amour s'affaiblit , il le fait soudain renaître ou mourir; car il épar-
gne toujours les derniers jours d'une passion languissante : on ne
passe point par les dégoftts avant de cesser d'aimer; mais de pins
grandes douceurs font oublier les moindres.
L'Amour a ùtc de son carquois les traits cruels dont il blessa Phè-
dre et Ariane, qui , môles d'amour et de haine, servent à montrer sa
puissance , comme la foudre sert à faire connaître l'empire de Jupiter.
LE TEMPLE DE GNIDE. 509
A mesure que le dieu donne le plaisir d'aimer, Vénus y joint le
bonheur de plaire.
Les filles entrent chaque jour dans le sanctuaire, pour faire leur
prière à Vénus. Elles y expriment des sentiments naïfs comme le cœur
qui les fait naître. Reine d'Amathonte, disait une d'elles, ma flamme
pour Thyrsis est éteinte ; je ne te demande pas de me rendre mon
amour; fais seulement qu'Ixiphile m'aime.
Une autre disait tout bas : Puissante déesse , donne-moi la force de
cacher quelque temps mou amour à mon berger, pour augmenter le
prix de l'aveu que je veux lui en faire.
Déesse de Cythère, disait une autre, je cherche la solitude; les
jeux de mes compagnes ne me plaisent plus. J'aime peut-être. .\li !
si j'aime quelqu'un , ce ne peut être que Daphnis.
Dans les jours de fêtes , les fdles et les jeunes garçons viennent ré-
citer des hymnes en l'honneur de Vénus : souvent ils chantent sa
gloire , en chantant leurs amours.
Un jeune Gnidien , qui tenait par la main sa maîtresse , chantait
ainsi : Amour, lorsque tu vis Psyché , tu te blessas sans doute des
mêmes traits dont tu viens de blesser mon cœur : ton bonheur n'é-
tait pas différent du mien ; car tu sentais mes feux , et moi j'ai senti
tes plaisirs.
J'ai vu tout ce que je décris. J'ai été à Gnide ; j'y ai vu Tliémire ,
et je l'ai aimée : je l'ai vue encore , et je l'ai aimée davantage. Je res-
terai toute ma vie à Gnide avec elle , et je serai le plus heureux des
mortels.
Nous irons dans le temple , et jamais il n'y sera entré un amant si
fidèle ; nous irons dans le palais de Vénus , et je croiiai que c'est le pa-
lais de Thémire ; j'irai dans la prairie , et je cueillerai des fleurs que je
mettrai sur son sein. Peut-être que je pourrai la conduire dans le bo-
cage oii tant de routes vont se confondre ; et quand elle sera égarée...
L'Amour, qui m'inspire, me défend de révéler ses mystères.
SECOND CHANT.
Il y a à Gnide un antre sacré que les nymphes habitent, où la déesse
rend ses oracles. La terre ne mugit point sous les pieds ; les cheveux
ne se dressent point sur la tête ; il n'y a point de prêtresses comme à
13.
510 Lli TEMPLt DE GNIDE.
Delphes , où Apollon agite la Pythie ; mais Vénus elle-tnême écoute
les mortels , sans se jouer de leurs espérances ni de leurs craintes.
Une coquette de l'île de Crète était venue à Gnide; elle marchait
entourée de tous les jeunes Gnidiens . elle souriait à l'un , jwrlait à
l'oreille à l'autre , soutenait son bras sur un troisième , criait à ileux
autres de la suivre. Elle était belle , et parée avec art ; le son de sa
voix était imposteur comme ses yeux. O ciel! que d'alarmes ne causâ-
t-elle point aux vraies amantes ! Elle se présenta à l'oracle aussi hère
que les déesses; mais soudain nous entendîmes une voix qui sortait du
sanctuaire : Perfide ! comment oses-tu porter tes artifices jusque dans les
iieuxoù je règneavec la candeur? Xevais te punir d'une manière cruelle :
jet'ôteraites charmes , mais je te laisserai le cœur comme il est. Tu ap-
pelleras tous les hommes que tu verras ; ils te fuiront comme une om-
bre plaintive, et tu mourras accablée de refus et de mépris.
Une courtisane de Nocrétis vint ensuite toute brillante des dépouil-
les de ses amants. Va, dit la déesse, tu te trompes, si tu crois faire
la gloire de mon empire : ta beauté fait voir qu'il y a des plaisirs ,
mais elle ne les donne pas. Ton cœur est comme le fer ; et , quand
tu verrais mon fds même , tu ne saurais l'aimer. Va prodiguer tes
faveurs aux hommes lâches qui les demandent et qui s'en dégoûtent ;
va leur montrer des charmes que l'on voit soudain, et que l'on perd
pour toujours. Tu n'es propre qu'à faire mépriser ma puissance.
Quelque temps après vint un homme riche qui levait les tributs du
roi de Lydie. Tu me demandes, dit la déesse, une chose que je ne
saurais faire , quoique je sois la déesse de l'amour. Tu achètes des beau
tés pour les aimer ; mais tu ne les aimes pas , parce que tu les achè-
tes. Tes trésors ne te seront point inutiles ; ils te serviront à te dégoû-
ter de tout ce qu'il y a de plus charmant dans la nature.
Un jeune homme de Doride, nommé Aristée, se présenta ensuite.
11 avait vu à Gnide la charmante Camille; il en était éperdument
amoureux; il sentait tout l'excès de son amour, et il venait deman-
der à Vénus qu'il pût l'aimer davantage.
Je connais ton cœur, lui dit la déesse ; tu sais aimer. J'ai trouvé
Camille digne de toi : j'aurais pu la donner au plus grand roi du
monde ; mais les rois la méritent moins que les bergers.
Je parus ensuite avec Thémire. La déesse me dit : Il n'y a point
dans mon empire de mortel qui me soit plus soumis que toi. Mais que
veux-tu que je fasse ? Je ne saurais le rendre plus anwureux , ni Thé-
mire plus charmante. Ah! lui dis-je, grande déesse, j'ai nulle grâces
LE TEMPLE DE GMDE. :> 1 1
à vous demander ; faites que Théraire ne pense qu'à moi ; qu'elle ne
voie que moi ; qu'elle se réveille en songeant à moi ; qu'elle craigne
de me perdre quand je suis présent; qu'elle m'espère dans mon ab-
sence; que, toujours charmée de me voir, elle regrette encore tous
les moments qu'elle a passés sans moi.
ïROISlÈiME CHANT.
11 y a à Giiide des jeux sacrés qui se renouvellent tous les ans : les
femmes y viennent de toutes parts disputer le prix de la beauté. Là ,
les bergères sont confondues avec les filles des rois; car la beauté
seule y porte les marques de l'empire. Vénus y préside elle-même.
Elle décide sans balancer; elle sait bien quelle est la mortelle heu-
reuse qu'elle a le plus favorisée. .
Hélène remporta ce prix plusieurs fois : elle triompha lorsque Thé-
sée l'eut ravie ; elle triompha lorsqu'elle eut été enlevée par le fils de
Priam ; elle triompha enfin lorsque les dieux l'eurent rendue à Rléné-
las après dix ans d'espérances. Ainsi ce prince , au jugemant de Vénus
même , se vit aussi heureux époux que Thésée et Paris avaient été
heureux amants.
Il vint trente filles de Corinthe , dont les cheveux tombaient à
grosses boucles sur les épaules. Il en vint dix de Salamine, qui n'a-
vaient encore vu que treize fois le cours du soleil. 11 eu vint quinze de
l'île de Lesbos ; et elles se disaient l'ime à l'autre : Je me sens tout
émue ; il n'y a rien de si charmant que vous ; si Vénus vous voit des
mêmes yeux que moi , elle vous couronnera au milieu de toutes les
beautés de Tmiivers.
Il vmt cinquante femmes de Milet. Rien n'apprck;hait de la blan-
cheur de leur teint et de la régularité de leurs traits; tout faisait voir
ou promettait un beau corps ; et les dieux , qui les formèrent , n'au-
raient rien fait de plus digne d'eux , s'ils n'avaient plus cherché à leur
donner des perfections que des grâces.
11 vint cent femmes de l'île de Chj'pre. Nous avons , disaient-elles ,
passé notrejeunessedansle temple de Vénus; nous lui avons consacre
notre virginité et notre pudeur même. Nous ne rougissons point do
nos charmes : nos manières, (pielquefois hardies et toujours libres,
512 LE TEMPLE DE GNIDE.
doivent nous donner de l'avantage sur une pudeur qui s'alarme sans
cesse.
Je vis les filles de la superbe Laccdémone : leur robe c(ait ouverte
par les côtés, depuis la ceinture, de la manière la plus immodesle;
et cependant elles faisaient les prudes , et soutenaient qu'elles ne vio-
laient la pudeur que par amour pour la patrie.
Mer fameuse par tant de naufrages , vous savez conserver des dépôts
précieux. Vous vous calmâtes lorsque le navire Argo porta la toison
d'or sur votre plaine liquide; et, lorsque cinquante beautés sont par-
ties de Colchos, et se sont confiées à vous, vous vous êtes courbée
sous elles.
Je vis aussi Oriane, semblable aux déesses : toutes les beautés d?.-
Lydie entouraient leur reine. Elle avait envoyé devant elle cent jeu-
nes filles qui avaient présenté à Vénus une offrande de deux cents
talents. Candaule était venu lui-môme , plus distingué par son amour
que par la pourpre royale : il passait les jours et les nuits à dévorer
de ses regards les charmes d'Oriane ; ses yeux erraient sur son beau
corps , et ses yeux ne se lassaient jamais. Hélas ! disait-il , je suis heu-
reux ; mais c'est une chose qui n'est sue que de Vénus et de moi :
mon bonheur serait plus grand s'il donnait de l'envie. Belle reine,
quittez ces vains ornements; faites tomber cette toile importune;
montrez- vous à l'univers; laissez le prix de la beauté, et demandez
des autels.
Auprès de là étaient vingt Babyloniennes ; elles avaient des robes
de pourpre brodées d'or : elles croyaient que leur luxe augmentait
leur prix. Il y en avait qui portaient , pour preuve de leur beauté ,
les richesses qu'elle leur avait fait acquérir.
Plus loin je vis cent fenunes d'Egypte , qui avaient les yeux et les
cheveux noirs. Leurs maris étaient auprès d'elles , et ils disaient :
Les lois nous soumettent à vous en l'honneur d'Isis ; mais votre
beauté a sur nous un empire plus fort que celui des lois : nous vous
obéissons avec le môme plaisir que l'on obéit aux dieux ; nous som-
mes les plus heureux esclaves de l'uràvers.
Le devoir vous répond de notre fidélité; mais il n'y a que l'amour
qui puisse nous promettre la vôtre.
Soyez moins sensibles à la gloire que vous acquerrez à Guide qu'aux
hommages que vous pouvez trouver dans votre maison auprès d'un
inari tranquille, qui, i)cndant que voas vons occupez des affaires du
LE TEMl'LE DL-. GMDE. 5J3
detiors, doit attendre dans le sein de votre famille le cœur que vous
lui rapportez.
11 vint des femmes de cette ^ille puissante qui envoie ses vaisseaux
au bout de l'umvers : les ornements fatiguaient leur tète superbe;
toutes les parties du monde semblaient avoir contribué à leur parure.
Dix beautés vinrent des lieux où commence le jour : elles étaient
filles de l'Aurore , et , pour la voir, elles se levaient tous les jours
avant elle. Elles se plaignaient du Soleil, qui faisait disparaître leur
mère; elles se plaignaient de leur mère, qui ne se montrait à elles
que comme au reste des mortels.
Je vis sous une tente une reine d'un peuple des Indes. Elle était
entourée de ses filles, qui déjà faisaient espérer les cbarmes de leur
mère; des eunuques la servaient, et leurs yeux regardaient la terre :
car, depuis qu'ils avaient respiré l'air de Guide , ils avaient senti re-
doubler leur affreuse mélancolie.
Les femmes de Cadis , qui sont aux extrémités de la terre , dispu-
tèrent aussi le prix. Il n'y a point de pays dans l'univers où une belle
ne reçoive des hommages ; mais il n'y a que les plus grands homma-
ges qui puissent apaiser l'ambition d'une belle.
Les filles de Gnide parurent ensuite : belles sans ornements, elles
avaient des grâces au lieu de perles et de rubis. On ne voyait sur leur
tète que les présents de Flore ; mais ils y étaient plusdignes des em-
brassements de Zéphyre. Leur robe n'avait d'autre mérite que celui
de marquer une taille charmante , et d'avoir été filée de leurs propres
mains.
Parmi toutes ces beautés on ne vit point la jeime Camille. Elle avait
dit : Je ne veux point disputer le prix de la beauté; il me suffit que
mon cher Aristée me trouve belle.
Diane rendait ces jeux célèbres par sa présence. Elle n'y venait
point disputer le prix ; car les déesses ne se comparent point aux
mortelles. Je la vis seule , elle était belle comme Vénus , je la vis
auprès de Vénus, elle n'était plus que Diane.
Il n'y eut jamais un si grand spectacle : les peuples étaient séparés
des peuples; les yeux erraient de pays en pays, depuis le couchant
juscju'à l'aurore : il semblait que Guide fut tout l'univers.
Les dieux ont partagé la beauté entre les nations , comme la na-
ture l'a partagée entre les déesse.-. Là, on voyait la beauté fière de
l'allas; ici, la grandeur et la majesté de Junon; plus loin, la sim-
Ô14 LE TEMPLE DE GNIDE.
plicité (le Diane, la délicatesse de Tliétis, le ciiarme des Grâces, et
quelquefois le sourire de Vénus.
11 semblait que chaque peuple eût une manière particulière d'ex-
primer sa pudeur, et que toutes ces femmes voulussent se jouer des
yeux : les unes découvraient la gorge , et cachaient leurs épaules ;
les autres montraient les épaules, et couvraient la gorge; celles qui
vous dérobaient le pied vous payaient par d'autres charmes; et là on
rougissait de ce qu'ici on appelait bienséance.
Les dieux sont si charmés de Tliémire , qu'ils ne la regardent ja-
mais sans sourire de leur ouvrage. De toutes les déesses, il n'y a
que Vénus qui la voie avec plaisir, et que les dieux ne raillent point
d'un peu de jalousie.
Comme ou remarque une rose au milieu des fleurs qui naissent
dans l'herbe , on distingua Théraire de tant de belles. Elles n'eurent
pas le temps d'être ses rivales; elles furent vaincues avant de la
craindre. Dès qu'elle parut, Vénus ne regarda qu'elle. Elle appela
les Grâces : Allez la couronner, leur dit-elle; de toutes les beautés
([ue je vois, c'est la seule qui vous ressemble.
QUATRIÈME CHANT.
Pendant que Thémire était occupée avec ses compagnes au culte
de la déesse, j'entrai dans un bois solitaire; j'y trouvai le tendre
Aristée. Nous nous étions vus le jour que nous allâmes consulter
l'oracle; c'en fut assez pour nous engager à nous entretenir : car
Vénus met dans le cœur, en la présence d'un habitant de Gnide , le
rfiarme secret que trouvent deux amis lorsque après une longue ab-
sence ils sentent dans leurs bras le doux objet tle leurs inquiétudes.
Ravis l'un de l'autre, nous sentîmes que notre cœur se donnait; il
semblait que la tendre amitié était descendue du ciel pour se placer
au milieu de nous. Nous nous racontâmes mille choses de notre vie.
Voici à peu près ce que je lui dis :
Je suis né à Sybaris , où mon père Antiloque était prêtre de Vénus.
On ne met point dans cette ville de différence entre les voluptés et
les besoins ; on bannit tous les arts qui pourraient troubler un som-
meil tranquille ; on donne des prix , aux dépens du public, à ceux
qui peuvent découvrir des voluptés nouvelles; les citoyens ne se
LE TEMPLE DE GMDE. 515
souviennent que des bouffons qui les ont divertis, et ont perdu la
mémoire des magistrats qui les ont gouvernés.
On y abuse de la fertilité du terroir, qui y produit une abondance
éternelle; et les faveurs des dieux sur Sybaris ne servent qu'à encou-
rager le luxe et la mollesse.
Les hommes sont si efféminés , leur parure est si semblable à celle
des femmes , ils composent si bien leur teint , ils se frisent avec tant
d'art, ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu'il
semble qu'il n'y ait qu'un sexe dans toute Ja ville.
Les femmes se livrent, au lieu de se rendre; cbaque jour voit finir
les désirs et les espérances de chaque jour -. on ne sait ce que c'est
que d'aimer et d'être aimé , on n'est occupé que de ce qu'on appelle
si faussement jouir.
Les faveurs n'y ont que leur réalité propre; et toutes ces circons-
tances qui les accompagnent si bien, tous ces riens qui sont d'un si
grand prix, ces engagements qui paraissent toujours plus grands,
ces petites choses qui valent tant , tout ce qui prépare un heureux
moment , tant de conquêtes an lieu d'une, tant de jouissances avant
la dernière, tout cela est inconnu à Sybaris.
Encore si elles avaient la moindre modestie, cette faible image de
la vertu pourrait plaire : mais non ; les yeux sont accoutumés à tout
voir, et les oreilles à tout entendre.
Bien loin que la multiplicité des plaisirs donne aux Sybarites plus
de délicatesse , ils ne peuvent plus tUstinguer un sentiment d'avec un
sentiment.
Ils passent leur vie dans une joie purement extérieure : ils quit-
tent un i)laisir qui leur déplaît pour un plaisir qui leur déplaira encore ;
tout ce qu'ils imaginent est un nouveau sujet de dégoût.
Leur àme, incapable de sentir les plaisirs, semble n'avoir de dé-
licatesse que pour les peines : un citoyen fut fatigué toute une nuit
d'une rose qui s'était repliée dans son lit.
La mollesse a tellement affaibli leurs corps, qu'ils ne sajraient re-
muer les moindres fardeaux ; ils peuvent à peine se soutenir sur leurs
pieds; les voitures les plus douces les font évanouir; lorsqu'ils sont
dans les festins, l'estomac leur manque à tous les instants.
Ils passent leur vie sur des sièges renversés, sur lesquels ils sont
obligés de se reposer tout le jour sans être fatigués; ils sont brisés
quand ils vont languir ailleurs.
Incapables de porter le poids des armes , timides devant leurs con-
5<6 LK TEMPLE DE GNIDE.
citoyens , lâches «levant les étrangers , ils sont des esclaves tout prêts
l)onr le premier maître.
Dès que je sus penser, j'eus du dégoût pour la malheureuse Syha-
ris. J'aime la vertu , et j'ai toujours craint les dieux immortels. Non ,
disais-je , je ne respirerai pas plus longtemps cet air empoisonné : tous
ces esclaves de la mollesse sont faits pour vivre dans leur patrie, et
moi pour la quitter.
J'allai pour la dernière fois au temple; et, m'approchant des autels
où mon père avait tant de fois sacrifié : Grande déesse, dis-je à haute
^oix , j'abandonne ton temple , et non pas ton culte : en quelque lieu
de la terre que je sois , je ferai fumer pour toi de l'encens ; mais il sera
plus pur que celui qu'on t'offre à Sybaris.
Je partis, et j'arrivai en Crète. Cette île est toute pleine des mo-
numents de la fureur de l'Amour. On y voit le taureau d'airain , ou-
vrage de Dédale, pour tromper ou pour satisfaire les égarements de
Pasiphaé ; le labyrinthe , dont l'Amour seul sut éluder l'artifice ; le
tombeau de Phèdre , qui étonna le soleil , comme avait fait sa mère ;
et le temple d'Ariane , qui, désolée dans les déserts, abandonnée par
un ingrat , ne se repentait pas encore de l'avoir suivi.
Oh y voit le palais d'idoménée, dont le retour ne fut pas plus heu-
reux que celui des autres capitaines grecs; car ceux qui échappèrent
aux dangers d'un élément colère trouvèrent leur maison plus funeste
encore. Vénus irritée leur fit embrasser des épouses perfides, et ils
moururent do la main qu'ils croyaient la plus chère.
Je quittai cette ile, si odieuse à une déesse qui devait faire quel-
(pie jour la félicité de ma vie.
Je me rembarquai , et la tempête me jeta à Lcsbos. C'est encore
une île peu chérie de Avenus : elle a ôté la pudeur du visage des fem-
mes, la faiblesse de leur corps, et la timidité de leur âme. Grande
Vénus, laisse brûler les femmes de Lesbosd'un feu légitime; épar-
gne à la nature humaine tant d'horreurs.
Mitylène est la capitale de Lesbos ; c'est la patrie de la tendre Sa-
pho. Immortelle comme les Muses, cette fille infortunée brûle d'un
feu qu'elle ne peut éteindre. Odieuse à elle-même , trouvant ses en-
nuis dans ses charmes , elle hait son sexe , et le cberche toujours.
Comment , dit-elle , une flamme vaine peut-elle être si cruelle? Amour,
tu es cent fois plus redoutable quand tu te joues que quand tu t'irrites.
Enfin je quittai Lesbos, et le sort me fit trouver une ile plus pro-
fane encore; c'élait celle de Lemnos. Vénus n'y a point de temple;
LE TEMPLE DE GNIDE. 517
jamais les Lemniens ne lui adressèrent de vœux . Nous rejetons, disent-
ils, un culte qui amollit les coeurs. La déesse les en a souvent punis;
mais, sans expier leur crime, ils en portent la peine : toujours plus
impies à mesure qu'ils sont plus affligés.
Je me remis en mer, cherchant toujours quelque terre chérie des
dieux; les vents me portèrent à Délos. Je restai quelques mois dans
cette île sacrée : mais , sf)it que les dieux nous préviennent quelque-
fois sur ce qui nous arrive, soit que notre âme retienne de la divi-
nité, dont elle est émanée, quelque faible connaissance de l'avenir,
je sentis que mon destin , que mon bonheur même m'appelaient dans
un autre pays.
Une nuit que j'étais dans cet état tranquille où l'âme plus à elle-
même semble être délivrée de la chaîne qui la tient assujettie , il
m'apparut, je ne sus pas d'abord si c'était une mortelle ou une
déesse. Un charme secret était répandu sur toute sa personne : elle
n'était point belle comme Vénus , mais elle était ravissante comme
elle; tous ses traits n'étaient point réguliers, mais ils enchantaient
tous ensemble; vous n'y trouviez point ce qu'on admire , mais ce
qui pique ; ses cheveux tombaient négligemment sur ses épaules ,
mais cette négligence était heureuse ; sa taille était charmante ; elle
avait cet air que la nature donne seule, et dont elle cache le secret
aux peintres mêmes. Elle vit mon étonnemeut , elle eu sourit. Dieux !
tjuel souris! Je suis, me dit-elle d'une voix qui pénétrait le cœur, la
seconde des Grâces ; Vénus, qui m'envoie, veut te rendre heureux ;
mais il faut que tu ailles l'adorer dans son temple de Gnide. Elle fuit ;
mes bras la suivirent, mon songe s'envola avec elle; et il ne me
resta qu'un doux regret de ne la plus voir, mêlé du plaisir de l'a-
voir vue.
Je quittai donc l'île de Délos : j'arrivai à Gnide. Je puis dire que
d'abord je respirai l'amour. Je sentis... je n'^ puis pas bien exprimer
ce que je sentis. Je n'aimais pas encore , mais je cherchais à aimer :
mon cœur s'échauffait ajmme dans la présence de quelque beauté
divine. J'avançai , et je vis de loin de jeunes filles qui jouaient dans
la prairie ; je fus d'abord entraîné vers elles. Insensé que je suis!
disais-je ; j'ai , sans aimer, tous les égarements de l'amour ; mon caur
vole déjà vers des objets inconnus, et ces objets lui donnent de l'in-
quiétude. J'approchai , je vis la charmante Thémire •• sans doute que
nous étions faits l'un pour l'autre. Je ne regardai qu'elle, et je crois
que je Serais mort de douleur, si elle n'avait tourné sur moi quelques
4i
518 LK TEMPLK DE GMDE.
regards. Grande Vénus, m'écrai-je, puisque vous devez me rendre
heureux , faites que ce soit avec cette bergère : je renonce à toutes
les autres beautés ; elle seule peut remplir vos promesses et tous les
vœux que je ferai jamais.
CirsQUIÈME CHANT.
Je parlais encore au jeune Aristée de mes tendres amours ; ils lui
(ireut soupirer les siens. Je soulageai son cœur, en le priant de me
les raconter. Voici ce qu'il me dit : je n'oublierai rien; car je suis
inspiré par le même dieu qui le faisait parler.
Dans tout ce récit vous ne trouverez rien que de très-simple : mes
aventuros ne sont que les sentiments d'un cœur tendre, que mes
plaisirs , que mes peines; et comme mon amour pour Camille fait le
bonheur, il fait aussi toute l'iiistoire de ma vie.
Camille est fille d'un des principaux habitants de Gnide; elle est
belle, elle a une physionomie qui va se peindre dans tous les cœurs ;
les femmes qui font des souhaits demandent aux dieux les grâces de
Camille; les hommes qui la voient veulent la voir toujours, ou crai-
gnent de la voir encore.
Elle a une taille charmante, un air noble, mais modeste, des yeux
vifs et tout prêts à être tendres , des traits faits exprès l'un pour
l'autre, des charmes invisiblemeut assortis pour la tyrannie des
cœurs.
Camille ne cherche point à se parer, mais elle est mieux parée
que les autres femmes.
Elle a un esprit que la nature refuse presque toujours aux belles.
Elle se prête également au sérieux et à l'enjouement. Si vous voulez ,
elle pensera sensément; si vous voulez, elle badinera comme les
Grâces.
Plus ou a d"esprit, plus on en trouve à Camille. Elle a quelque
chose de si naïf, qu'il semble qu'elle ne parle pas le langage du cœur.
Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, aies charmes de la siippli-
cité : vous trouvez toujours une bergère naïve. Des grâces si légères ,
si fines, si délicates, se font remarquer, mais se font encore mieux
sentir.
Avec tout cela Camille m'aime : elle est ravie (juand elle me voit ,
LE TEMPLE DE GNIDE. 519
elle est fâchée quand je ia quitte ; et comme si je pouvais vivre sans
elle , elle me fait promettre de revenir. Je lui dis toujours que je
l'aime , elle me croit ; je lui dis que je l'adoro , elle le sait; mais elle
est ravie comme si elle ne le savait pas. Quand je lui dis qu'elle fait
la félicité de ma vie, elle me dit que je fais le bonheur de la sienne.
Enfin elle m'aime tant , qu'elle me ferait presque croire que je suis
digne de sou amour.
Il y avait un mois que je voyais Camille sans oser lui dire que je
l'aimais , et sans oser prescjne me le dire à moi-même : plus je la trou-
vais aimable ; moins j'espérais d'être celui qui la rendrait sensible. Ca-
mUle , tes charmes me touchaient ; mais ils me disaient que je ne te
méritais pas.
Je cherchais partout à l'oublier ; je voulais effacer de mon cœur ton
adorable image. Que je suis heureux ! je n'ai pu y réussh" : cette image
y est restée , et elle y vivra toujours.
Je dis à Camille : J'aimais le bruit du monde , et je cherche la so-
litude; j 'avais des vues d'ambition, et je ne désire plus que ta présence ;
je voulais errer sous des climats reculés, et mon cœur n'est plus ci-
toyen que des lieux où tu respires : tout ce qui n'est point toi s'est
évanoui de devant mes yeux.
Quand Camille m'a parié de sa tendresse , elle a encore quelque
chose à me dire; elle croit avoir oublié ce qu'elle m'a juré raille fois.
Je suis si charaié de l'entendre , que je feins quelquefois de ne la pas
croire, pour qu'elle touche encore mon cœur ; bientôt règne entre
nous ce doux silence , qui est le plus doux langage des amants.
Quand j'ai été absent de Camille, je veux lui rendre compte de ce
que j'ai pu voir ou entendre. De quoi m'entretiens-tu ? me dit-elle ;
parle-moi de nos amours ; ou , si tu n'as rien jjensé , si tu n'as rien à
me dire , cruel , laisse-moi parler.
Quelquefois elle me dit en m'embrassant : Tu es triste. Il est vrai ,
lui dis-je; mais la tristesse des amants est délicieuse; je sens couler
mes larmes , et je ne sais pourquoi , car tu m'aimes ; je n'ai point de
sujet de me plaindre , et je me plains. Ne me retire i>oint de la langueur
où je suis ; laisse-moi soupirer en même temps mes peines et mes
plaisirs.
Dans les transports de l'amour, mon âme est trop agitée ; elle est
entraînée vers son bonheur sans en jouir : au lieu qu'à présent je
goûte ma tristesse même. N'essuie point mes larmes : qu'importe que
je pleure, puisque je suis heureux ?
520 LE TEMPLE DE GNIDE.
Quelquefois Camille me dit : Aime-moi. Oui, je t'aime. Mais
comment m'aimes-tu ? Hélas ! lui dis-je , je t'aime comme je t'aimais :
car je ne puis comparer l'amour que j'ai pour toi qu'à celui que j'ai
eu pour toi-même.
J'entends louer Camille par tous ceux qui la connaissent : ces louan-
ges me louchent comme si elles m'étaient personnelles , et j'en suis
plus flatté qu'elle-même.
Quand il y a quelqu'un avec nous, elle parle avec tant d'esprit que
je suis enchanté de ses moindres paroles; mais j'aimerais encore
mieux qu'elle ne dit rien.
Quand elle fait des amitiés à quelqu'un , je voudrais être celui à qui
elle fait des amitiés, quand, tout à coup, je fais réflexion que je ne
serais point aimé d'elle.
Prends garde, Camille , aux impostures des amants. Ils te diront
qu'ils t'aiment , et ils diront vrai -. ils te diront qu'ils t'aiment autant
que moi : maisje jure par les dieux que je t'aime davantage.
Quand je l'aperçois de loin, mon esprit s'égare; elle approche, et
mon cœur s'agite ; j'arrive auprès d'elle , et il semhle que mon âme
veut me quitter, que cette âme est à Camille , et qu'elle va l'animer.
Quelquefois je veux lui dérober une faveur; elle me la refuse, et
dans un instant elle m'en accorde une autre. Ce n'est point un artifice :
combattue par sa pudeur et son amour, elle voudrait me tout refuser,
elle voudrait pouvoir me tout accorder.
Elle me dit : Ne vous suffit-il pas que je vous aime ? que pouvez-
vous désirer après mon cœur? Je désire , lui dis-je , que tu fasses pour
moi une faute que l'amour fait faire, et que le grand amour justifie.
Camille, si je cesse un jour de l'aimer, puisse la Parque se trom-
per, et prendre ce jour pour le dernier de mes jours! puisse-t-elle
effacer le reste d'une vie que je trouverais déplorable quand je me
souviendrais des plaisirs que j'ai eus en aimant !
Aristée soupira , et se tut : et je vis bien qu'il ne cessa de parler
de Camille que pour penser à elle.
SIXIÈME CHANT.
Pendant que nous parlions de nos amours , nous nous égarâmes ;
et après avoir erré longtemps , nous entrâmes dans une grande prairie ;
LE TEMPLE DE GMDE. 521
nous Tûmes conduits , par un chemin de fleurs, au pied d'un rocber
affreux. Nous vîmes un antre obscur; nous v entrâmes, croyant que
c'était la demeure de quelque mortel. O dieux ! qui aurait pensé que
ce lieu eût été si funeste? A peine y eus-je mis le pied, que tout mon
corps frémit, mes cheveux se dressèrent sur la tète. Une main invi-
sible m'entraînait dans c« fatal séjour : à mesure que mon cœur s'a-
gitait , il cherchait à s'agiter encore. Ami, m'écriai-je , entrons plus
avant, dussions-nous voir augmenter nos peines! J'avance dans ce
lieu, où jamais le soleil n'entra, et que les vents n'agitèrent jamais.
J'y vis la Jalousie : son aspect était plus sombre que terrible ; la
Pâleur, la Tristesse, le Silence, l'entouraient, et les Ennuis vo-
laient autour d'elle. Elle souffla sur nous, elle nous mit la main sur
le cœur, elle nous frappa sur la tète; et nous ne vimes, nous n'i-
maginâmes plus que des monstres. Entrez plus avant, nous dit-elle ,
malheureux mortels ; allez trouver une déesse plus puissante que moi.
Nous vimes une aifreuse divinité à la lueur des langues enflammées
des serpents qui sifflaient sur sa tête; c'était la Fureur. Elle dé-
tacha un de ses serpents, et le jeta sur moi; je voulus le prendre •
déjà, sans que je l'eusse senti , il s'était glissé dans mon cœur. Je
restai un moment comme stupide ; mais, dès que le poison se fut
répandu dans mes veines , je crus être au miUeu des enfers ; mon àme
fut embrasée, et, dans sa violence, tout mon corps la contenait à
peine ; j'étais si agité qu'il me semblait que je tournais sous le fouet
des Furies. Nous nous abandonnâmes à nos transports; nous fîmes
cent fois le tour de cet antre éjwuvantable ; nous allions de la Jalou-
sie à la Fureur, et de la Fureur à la Jalousie ; nous criions : Thémire !
nous criions : Camille ! Si Thémire ou Camille étaient venues , nous
les aurions décliirées de nos propres mains.
Enfin nous trouvâmes la lumière du jour; elle nous parut impor-
tune, et nous regrettâmes presque l'antre affreux que nous avions
quitté. Nous tombâmes de lassitude , et ce repos même nous parut
insupportable. Nos yeux nous refusèrent des larmes, et notre cœur
ne put plus former de soupirs.
Je fus pourtant un moment tranquille : le sommeil commençait à
vci-ser sur moi ses doux pavots. O dieux ! ce sommeil même devint
cruel. Ty voyais des images plus terribles pour moi que les pâle>
ombres; je me réveillais à chaque instant, sur une infidéUlé de
1 hémire ; je la voyais.. . Non , je n'ose encore le dire ; et ce que j'ima-
4i.
522 LIi TEMPLE DE GNIDE.
ginais seulement pendant la veille , je le trouvais réel dans les hoireurs
de cet affreux sommeil.
Il faudra donc , dis-je en me levant, que je fuie également les té-
nèbres et la lumière. Thémire, la cruelle Thémire, m'agite comme
les Furies. Qui l'eût cru , que mon bonheur serait de l'oublier pour
jamais !
Un accès de fureur me reprit. Ami , rn'écriai-je , lève-toi ! Allons
exterminer les troupeaux qui paissent dans cette prairie ; poursuivons
ces bergers, dont les amours sont si paisibles. Mais non ; je vois de loin
un temple : c'est peut-être celui de l'Amour ; allons le détruire , allons
briser sa statue , et lui rendre nos fureurs redoutables. Nous courû-
mes; et il semblait que l'ardeur de commettre un crime nous donnât
des forces nouvelles ; nous traversâmes les bois , les prés , les guérets ;
nous ne filmes pas arrêtés un instant : une colline s'élevait en vain ,
nous y montâmes; nous entrâmes dans le temple : il était consacré à
Bacchus. Que la puissance des dieux est grande! notre fureur fut
aussitôt calmée. Nous nous regardâmes , et nous vîmes avec surpiise
le désordre où nous étions.
Grand dieu! m'écriai-je, je te rends moins grâces d'avoir apaisé
ma fureur que de m'avoir épargné un grand crime. Et m'approchant
delà prêtresse : Nous sommes aimés du dieu que vous servez; il
vient de calmer les transports dont nous étions agités; à peine som-
mes-nous entrés dans ce lieu , que nous avons senti sa faveur présente.
Nous voulonslui faire un sacrifice : daignez l'oOrir pour nous, divine
prêtresse. J'allai chercher une victime , et je l'apportai à ses pieds.
Pendant que la prêtresse se préparait à donner le coup mortel ,
Avistée prononça ces paroles : Divin Bacchus, tu aimes à voir la
joie siu- le visage des hommes : nos plaisirs sont un culte pour toi ;
et tu ne veux être adoré que par les mortels les plus heureux.
Quelquefois tu égares doucement notre raison ; mais , quand quel-
que divinité cruelle nous Ta ôtée , il n'y a que loi qui puisse nous la
rendre.
La noire Jalousie tient l'Amour sous son esclavage ; mais tu lui
ôtes l'empire qu'elle prend sur nos cœurs, et tu la fais rentrer dans
sa demeure affreuse.
Après que le sacrifice fut fait, tout le peuple s'assembla autour de
nous, et je racontai à la prêtresse comment nous avions été tourmentés
dans la demeure de la Jalousie. Et tout à coup nous entendîmes un
LE TEMPLE DE GNIDE. 523
grand bruit et un mélange confus de voix et d'instruments de musi-
que. Nous sortîmes du temple , et nous vîmes arriver une troupe de
baccliantes qui frappaient la terre de leurs thyrses , criant à haute
voix : Évohc! Le vieux Silène suivait, monté sur sonàue; sa lôte
semblait cherclier la tene ; et sitôt qu'on abandonnait son corps , il
se balançait comme par mesure. La troupe avait le visage barbouillé
de lie. Pan paraissait ensuite avec sa flûte; et les Satyres entouraient
leur roi. La joie régnait avec le désordre : une folie aimable mêlait
ensemble les jeux , les railleries , les danses, les chansons. Enfin je vis
Bacchus : il était sur son char traîné par des tigres, tel que le Gange
le vit au bout de l'univers , portant partout la joie et la victoire.
A ses côtés était la belle Ariane. Princesse, vous vous plaigne? en-
core de l'infidélité de Thésée , lorsque le dieu prit votre couronne et
la plaça dans le ciel. Il essuya vos larmes. Si vous n'aviez pas cessé
de pleurer, vous auriez rendu un dieu plus malheureux que vous,
qui n'étiez qu'une mortelle. Il vous dit : Aimez-moi; Thésée fuit; ne
vous souvenez plus de son amour; oubliez jusqu'à sa perfidie. Je
vous rends immortelle pour vous aimer toujours.
Je vis Bacchus descendre de son char; je vis descendre Ariane:
elle entra dans le temple. Aimable dieu, s'écria-t-elle , restons dans
ces lieux, et soupirons-y nos amours ; faisons jouir ce doux climat
d'une joie éternelle. C'est auprès de ces lieux que la reine des cœurs
a posé son empire : que le dieu de la joie règne auprès d'elle , et aug-
mente le bonheur de ces peuples déjà si fortunés.
Pour moi , grand dieu , je sens déjà que je t'aime davantage. Quoi !
tu pourrais quelque jour me paraître encore plus aimable ! 11 n'y a
que les immortels qui puissent aimer à l'excès, et aimer toujours
davantage; il n'y a qu'eux qui obtiennent plus qu'ils n'espèrent , et
qui sont plus Iwrnés quand ils désirent que quand ils jouissent.
Tu seras ici mes étemelles amours. Dans le ciel on n'est occupe que
de sa gloire : ce n'est que sur la terre et dans les lieux champêtres
que l'on sait aimer ; et , pendant que cette troupe se livrera à une joie
insensée, ma joie, mes soupirs et mes larmes mêmes te rediront
sans cesse mes amours.
Le dieu sourit à Ariane ; il la mena dans le sanctuaire. La joie
s'empara de nos cœurs : nous sentîmes une émotion divine. Saisisdes
égarements de Silène et des transports des bacchantes , nous prîmes
un thyrse, et nous nous mêlâmes dans les danses et dans les concerts.
524 LE TEMPLE DE GNIDE-
SEPTIÈME CHANT.
Nous quittâmes les lieux consacrés à Bacclius; mais bientôt nous
criâmes sentir que nos maux n'avaient été que suspendus. Il est vrai
que nous n'avions point cette fureur qui nous avait agités ; mais
la sombre tristesse avait saisi notre âme , et nous étions dévorés de
soupçons et d'in(juictudes.
Il nous semblait que les cruelles déesses ne nous avaient agités que
pour nous faire pressentir des malheurs auxquels nous étions destinés.
Quelquefois nous regrettions le temple de Bacchus ; bientôt nous
étions entraînés vers celui de Gnide : nous voulions voir Tliémire et
Camille , ces objets puissants de notre amour et de notre jalousie.
Mais nous n'avions aucune de ces douceurs que l'on a coutume de
sentir lorsque, sur le point de revoir ce qu'on aime, l'àme est déjà
ravie, et semble goûter d'avance tout le bonheur qu'elle se promet.
Peut-être , dit Aristée, que je trouverai le berger Lycas avec Ca-
mille . que sais-je s'il ne lui parle pas dans ce moment? O dieux !
l'intidèle prend plaisir à l'entendre!
On disait l'autre jour, repris-je, que Thyrsis, quia tant aimé Thé-
mire , devait arriver à Gnide : il l'a aimée ; sans doute qu'il l'aime
encore : il faudra que je dispute un cœur que je croyais tout à moi.
L'autre jour Lycas chantait ma Camille : que j'étais insensé! j'étais
ravi de l'entendre louer.
Je mesouviensqueThyrsisportaàmaThémiredes (leurs nouvelles -.
malheureux que je suis! elle lésa mises sur son sein! C'est un pré-
sent de Thyrsis, disait-elle. Ah! j'aurais dû les arracher, et les fouler
à mes pieds.
Il n'y a pas longtemps que j'allais avec Camille faire à Vénus un
sacrifice de deux tourterelles : elles m'échappèrent, et s'envolèrent
dans les airs.
J'avais écrit sur des arbres mon nom avec celui de Tliémire; j'a-
vais écrit mes amours; je les Usais et relisais sans cesse : un matin
je les trouvai effacées.
Camille, ne désespère point un malheureux qui t'aime -. J amour
qu'on irrite peut avoir tous les effets delà haine.
Le premier Gniilion qui regardera ma Thémire, je le poursuivrai
LE TEMPLE DE G.MDE. 525
jusque dans le xx-nipte; et je le punirai, fùt-il aux. pieds de Vénus.
Cependant nous arrivâmes près de l'antre sacré où la déesse rend
ses oracles. Le peuple était comme les flots de la mer agitée : ceux-
ci venaient d'entendre , les autres allaient chercher leur réponse.
Nous entrâmes dans la foule : je perdis l'heureux Aristée; déjà il
avait embrassé sa Camille , et moi je cherchais encore ma Théraire.
Je la trouvai enfin. Je sentis ma jalousie redoubler à sa vue, je
sentis renaître mes premières fureurs; mais elle me regarda, et je
devins tranquille. C'est ainsi que les dieux renvoient les Furies, lors-
qu'elles sortent des enfers.
O dieux ! me dit-elle , que tu m'as coûté de larmes ! Trois fois le
soleil a parcouru sa carrière ; je craignais de t'a voir perdu pour jamais .
cette parole me fait trembler. J'ai été consulter l'oracle. Je n'ai \mnt
demandé si tu m'aimais; hélas! je ne voulais que savoir si tu vivais
encore : Vénus vient de me répondre que tu m'aimes toujours.
Excuse, lui dis-je, un infortuné qui t'aurait haïe si son âme en
était capable. Les dieux, dans les mains desquels je suis, peuvejit
me faire perdre la raison : ces dieux , Thémire , ne peuvent pas m'ôter
mon amour.
La cruelle Jalousie m'a agité conune dans le Tartare on tourmente
les ombres criminelles : j'en tire cet avantage , que je sens mieux II-
bonheur qu'il y a d'être aimé de toi , après l'affreuse situation où ma
mis la crainte de te perdre.
Viens d me avec moi , viens dans ce bois solitaire : il faut qu'à force
d'aimer j'expie les crimes que j'ai faits. C'est un grand crime, Thé-
mire , de te croire infidèle.
Jamais les bois de l'Elysée, que les dieux ont faits exprès pour
la tranquillité des ombres qu'ils chérissent ; jamais les forêts de
Dodone , qui parlent aux humains de leur félicité future , ni les jar-
dins des Hespérides , dont les arbres se courbent soas le poids de
l'or qui compose leurs fruits , ne furent plus charmants que ce bo-
cage enchanté par la présence de Thémire.
Je me souviens qu'un satyre , qui suivait une nymphe qui fuyait
toutéplorée, nous vit, et s'arrêta. Heureux amants ! s'écria-t-U, vos
yeux savent s'entendre et se répondre; vos soupirs sont payés par
des soupirs : mais moi, je passe ma vie sur les traces d'une bergère
farouche, malheureux pendant que je la poursuis , plus malheureux
encore lorsque je l'ai atteinte.
Une jeune nymphe, seule dans ce bois, nous aperçut et sou[)ira.
52» CÉPHISE ET L'AMOUR.
Non , (lit-elle , ce n'est que pour augmenter mes toniments que le
cruel Amour me fait voir un amant si tendre.
Nous trouvâmes Apollon assis auprès d'une fontaine : il avait suivi
Diane, qu'un daim timide avait menée dans ces bois. Je le reconnus
à ses blonds cheveux , et à la troupe immortelle qui était autour do
lui. Il accordait sa lyre : elle attire les rochers; les arbres la suivent,
les lions restent immobiles. Mais nous entrâmes plus avant dans les
forêts , appelés en vain par cette divine harmonie.
Où croyez-vous que je trouvai l'Amour ? Je le trouvai sur les lèvres
de Thémire; je le trouvai ensuite sur son sein; il s'était sauvé à ses
pieds , je l'y trouvai encore ; il se cacha sous ses genoux ,je le suivis ;
et je l'aurais toujours suivi, si ïhémire tout en pleurs, Thémire
irritée , ne m'eût airêté. Il était à sa dernière retraite : elle est si char-
mante, qu'il ne saurait la quitter. C'est ainsi qu'une tendre fauvette,
que la crainte et l'amour retiennent sur ses petits , reste immobile
sous la main avide qui s'approche , et ne peut consentir à les aban-
donner.
Malheureux que je suis ! Thémire écouta mes plaintes , et elle
n'en fut point attendrie ; elle entendit mes prières , et elle devint
plus sévère. Enfin je fus téméraire : elle s'indigna , je tremblai ; elle
me parut fâchée, je pleurai; elle me rebuta , je tombai, et je sentis
que mes soupirs allaient être mes derniers soupirs , si Thémire n'a-
vait mis la mainsiir mon cœur, et n'y eût rappelé la vie.
Non , dit-elle , je ne suis pas si cruelle que toi ; car je n'ai jamais
voulu te faire mourir, et tu veux m'entraînerdansla nuit du tombeau.
Oa\re ces yeux mourants , si tu ne veux que les miens se ferment
pour jamais.
Elle m'embrassa : je reçus ma grâce , hélas ! sans espérance de de-
venir coupable'.
Comme la pièce suivante m'a paru être du même auteur, j'ai cru devoir
la traduire , et la mettre ici.
CÉPHISE ET L'AMOUR.
Un jour que j'errais dans les bois d'Idalie avec la jeune Céphise, je
trouvai l'Amour qui dormait couché sur des (leurs , et couvert par
' Celte bagatelle ingénieuse et déJicate est d'autant plus froide qu'elle
est plus travaillée, et qu'elle annonce la prétention d'êlrc poëtc en prose,
CÉPHISE ET L'AMOUR. 527
qiielques branches de myrte qui cédaient doucement aux iialeines
des zéphyrs. Les Jeux elles Ris, qui le suivent toujours, étaient allés
folâtrer loin de lui : il était seul. J'avais l'Amour en mon pouvoir ;
son arc el son carquois étaient à ses côtés ; et , si j'avais voulu ,
j'aurais volé les aimes de l'Amour. Céphise prit l'arc du plus grand
des dieux ; elle y mit un trait sans que je m'en aperçusse, et le lança
contre moi. Je lui dis en souriant : Prends-en un second ; fais-moi
une autre blessure ; celle-ci est trop douce. Elle voulut ajuster un
autre trait ; il lui tomba sur le pied , et elle cria doucement : c'était
le trait le plus pesant qui fût dans le carquois de l'Amour. Elle, le
reprit, le fit voler; il me frappa, je me baissai. Ah! Céphise, tu
veux donc me faire mourir? Elle s'approcha de l'Amour. Il dort
profondément, dit-elle; il s'est fatigué à lancer ses traits. 11 faut
cueillir des fleurs, pour lui lier les pieds et les mains. Ah ! je n'y puis
consentir : car il nous a toujours favorisés. Je vais donc , dit-elle ,
prendre ses armes, et lui tirer une flèche de toute ma force. Mais il
se réveillera , lui dis-je. Eh bien ! qu'il se réveille : que pourra-t-il
faire que nous blesser davantage.' Non, non : laissons-le dormir;
nous resterons auprès de lui , et nous en serons plus enflammés.
Céphise prit alors des feuUles de myrte et de roses. Je veux , dit-
elle , en couvrir l'Amour. Les Jeux et les Ris le chercheront , et ne
pourront plus le trouver. Elle les jeta sur lui ; et elle riait de voir le
petit dieu presque enseveli. ^lais à quoi m'amusé-je.' dit-elle ; il faut
lui couper les ailes , afin qu'il n'y ait plus sur la terre d'hommes vola-
ges ; car ce dieu va de cœur en cœur, et porte partout l'inconstance.
Elle prit ses ciseaux , s'assit ; et , tenant d'une main le bout des ailes
dorées de l'Amour, je sentis mon cœur frappé de crainte. Arrête, Cé-
phise! Elle ne m'entendit pas. Elle coupa le sommet des ailes de l'A-
mour, laissa ses ciseaux , et s'enfuit.
Lorsqu'il se fut réveillé, il voulut voler; et U sentit un poids qu'il ne
connaissait pas. Il vit sur les fleurs le bout de ses ailes; il se mit à pleurer.
Jupiter, qui l'aperçut du haut de l'Olympe , lui envoya un nuage qui
le porta dans le palais de Guide , et le posa sur le sein de Vénus. Ma
sans avoir rien du feu de la poésie. L'esprit y est prodigué, la grâce
étudiée. L'auteur est hors de son genre , qui est la pensée; et il y rentre
sans cesse malgré lui, et au préjudice du sentiment. Sa force déplacée
le trahit : c'est un aigle qui voltige dans des bocages ; on sent qu'il y est
gêné , et qu'il resserre avec peine un vol fait pour les hauteurs des mon-
tagnes et l'immensité des cieux. (L. H.)
SÎS ARSACE ET ISxMËNlE.
mère , dit-il , je battais de mes ailes sur votre sein ; on me les a cou-
pées : que vais-jc devenir? Mon fils , dit la belle Cypris, ne pleurez
point; restez sur mon sein; ne bougez pas : la chaleur va les faire re-
naître. Ne voyez-vous pas qu'elles sont plus grandes ? Embrassez-moi :
elles croissent; vous les aurez bientôt comme vous les aviez; j'en
vois déjà le sommet qui se dore : dans un moment... C'est assez :
volez, volez, mon fds. Oui, dit-il, je vais me hasarder. Il s'envola ;
il se reposa auprès de Vénus, et revint d'abord sur son sein. Il reprit
l'essor ; il alla se reposer un peu plus loin, et revint encore sur le sein
de Vénus. Il l'cmbra-ssa , elle lui sourit; il l'embrassa encore, et ba-
dina avec elle ; et enfin il s'éleva dans les airs, d'où il règne sur toute la
nature.
L'Amour, pour se venger de Céphise, l'a rendue la plus volage de
loutes les belles. 11 la fait brûler chaque jour d'une nouvelle flamme.
Elle m'a aimé, elle a aimé Daphnis, et elle aime aujourd'hui Cléon.
Cruel Amour, c'est moi que vous punissez! Je veux bien porter la
peine deson crime; mais n'auriez-vous point d'autres tourments à me
faire souffrir .3
ARSACE ET ISMENIE,
HISTOIRE ORIENTALE '.
Sur la fin du règne d'Artamène, la Cactriane fut agitée par des dis-
cordes civiles. Ce prince mourut accablé d'ennuis, et laissa son trône
a sa fille Isménie. Aspar, premier eunuque du palais , eut la principale
direction des affaires. 11 désirait beaucoup le bien de l'État, et il dési-
rait fort peu le pouvoir. II connaissait les hommes , et jugeait bien des
événements. Son esprit était naturellement conciliateur, et son âmt
semblait s'approcher de toutes les autres. La paix , qu'on n'osait plus
espérer, fut rétablie. ïelfut le prestige d'Aspar; chacun rentra dans
le devoir, et ignora pres(|ue qu'il en fût sorti. Sans effort et sans bruit,
il .savait faire les grandes choses.
' Ce petit roman parut pour la première fois en 1783, dans les Œu-
vres posthumes de l'auteur. Montesquieu craignait qu'il ne fut trop
éloigné de nos mœurs pour être bien reçu en France. Voyez sa lettre à
r;ili!)é (le Cuaseo, en date du 15 décembre I7ôi.
ARSACE ET ISMÊME. 529
La paix fut troublée par le roi d'Hircanie. Il envoya desanibassa-
ileurs pour demander Isménie en mariage ; et, sur ses refus, il entra
dans la Bactriane. Cette entrée fut singulière. Tantôt il paraissait
armé de toutes pièces, et prêt à combattre ses ennemis; tantôt on le
voyait vêtu comme un amant que l'amour conduit auprès de sa maî-
tresse. 11 menait avec lui tout ce qui était propre à un appareil de no-
ces; des danseurs, des joueurs d'instruments, des farceurs, des cuisi-
niers, des eunuques, des femmes; et il menait avec lui une formida-
ble armée. Il écrivait à la reine les lettres du monde les plus tendres ,
et d'un autre côté il ravageait tout le pays : un jour était employé à des
festins, un autre à des expéditions militaires. Jamais on n'a vu une si par-
faite image delà guerre etdela pai\, et jamais il n'y eut tant de disso-
lution et tant de discipline. Un village fuyait la cruauté du vainqueur,
un autre était dans la joie, lesdanses et les festins; et, par un étrange
caprice, il cherchait deux choses incompatibles,de se faire craindre, et
de se faire aimer :il ne fut ni craint, ni aimé. Ou opposa une armée à
la sienne, et une seule bataille finit la guerre. Un soldat nouvellement
arrivé dans l'armée des Bactriens fit des prodiges de valeur; il perça
jusqu'au lieu où combattait vaillamment le roi d'Hircanie, et le fit
prisonnier. 11 remit ce prince à un officier ; et , sans dire son nom ,
il allait rentrer dans la foule : mais , suivi par les acclamations, il fut
mené comme en triomphe à la tente du général. 11 parut devant lui
avec une noble assurance , il parla modestement de son action. Le
général lui offrit des récompenses ; il s'y montra insensible : il voulut
le combler d'honneurs; il y parut accoutumé.
Aspar jugea qu'un tel homme n'était pas d'une naissance ordinaire.
Il le fit venir à la cour; et quand il le vit, il se confirma encore plus
dans cette pensée. Sa présence lui donna de l'admiration ; la tristes.se
même qui paraissait sur son visage lui inspira du respect : il loua sa
valeur, et lui dit les choses les plus flatteuses. « Seigneur, lui dit l'é-
tranger, excusez un malheureux que l'horreur de sa situation rend
presque incapable de sentir vos bontés, et encore plus d'y répondre. »
Ses yeux se rempUrent de larmes, et l'eunuque en fut attendri.
« Soyez mon ami , lui dit-il, puisque vous êtes malheureux. Il y a ;
un moment que je vous admirais, à présent je vous aime; je vou- t
drais vous consoler, et que vo\is fissiez usage de ma raison et de la
vôtre. Venez prendre un appartement dans mon palais ; celui qui
l'iiabite aime la vertu, et vous n'y serez point étranger. "
Le lendemain fut un jour de fête pour fous les Bactriens. La reine
530 ARSACE ET ISMÉNIE.
sortit (le sou palais, suivie de toute sa cour. Elle paraissait sur son
char, au milieu d'un peuple immense. Un voile qui couvrait son vi-
sage laissait voir une taille charmante ; ses traits étaient cachés , et
l'amour des peuples semblait les leur montrer.
Elle descendit de son char, et entra dans le temple. Les grands do
Bactriane étaient autour d'elle. Elle se prosterna, et adora les dieux
dans le silence; puis elle leva son voile , se recueillit , et dit à haute
voix :
<■ Dieux immortels, la reine de Bactriane vient vous rendre grâces
de la victoire que vous lui avez donnée. Mettez le comble à vos fa-
veurs, en ne permettant jamais qu'elle en abuse. Faites qu'elle n'ait
ni passions , ni faiblesses , ni caprices ; que ses craintes soient de faire
le mal, ses espérances de faire le bien; et puisqu'elle ne peut être
heureuse... dit-elle d'une voix que les sanglots parurent arrêter, fai-
tes du moins que son peuple le soit. »
Les prêtres finirent les cérémonies prescrites pourlecultedesdieux ;
la reine sortit du temple, remonta sur son char, et le peuple la sui-
vit jusqu'au palais.
Quelques moments après, Aspar rentra chez lui : il cherchait l'é-
tranger, et il le trouva dans une affreuse tristesse. Il s'assit auprès de
lui ; et ayant fait retirer tout le monde, il lui dit : « Je vous conjure
de vous ouvrir à moi. Croyez- vous qu'un cœur agité ne trouve point
dç douceur à confier ses peines.' C'est comme si l'on se reposait dans
un lieu plus tranquille. — Il faudrait , lui dit l'étranger, vous racon-
ter tous les événements de ma vie. — C'est ce que je vous demande,
reprit Aspar ; vous parlerez à un homme sensible : ne me cachez rien ;
tout est important devant l'amitié. »
Ce n'était pas seulement la tendresse et un sentiment de pitié qui
<lonnait celle curiosité à Aspar. Il voulait attacher cet homme exti aor-
dinaire à la cour de Bactriane ; il désirait de connaître à fond un
homme qui était déjà dans l'ordre de ses desseins, et qu'il destinait
dans sa pensée aux plus grandes choses.
L'étranger se recueillit un moment, et commença ainsi :
<i L'amour a fait tout le bonheur et tout le malheur de ma vie.
D'abord il l'avait semée de peines et de plaisirs; il n'y a laissé dans
la suite que les pleurs , les plaintes et les regrets.
» Je suis né dans la Médie , et je puis compter d'illustres aïeux.
Mon père remporta (le grandes victoires à la tète des armées des Mè-
ARSACL ET IS.MÉME. 53 1
(les. Je le perdis dans mon enfance, et ceux qui m'elevèrent me firent
regarder ses vertus comme la plus belle partie de mon héritage.
'< A l'âge de quinze ans on m'établit. On ne me donna point ce
nombre prodigieux de femmes dont on accable en Métlie les gens de
ma naissance. Ou voulut suivre la nature, et m'apprendre que si les
besoins des sens étaient bornés, ceux du cteur l'étaient encore davan-
tage.
« Ardasire n'était pas plus distioguée de mes autres femmes par
son rang que par mon amour. Elle avait une fierté mêlée de quelque
chose de si tendre , ses sentiments étaient si nobles , si différents de
ceux qu'une complaisance étemelle met dans le cœur des femmes
d'Asie; elle avait d'ailleurs tant de beauté , que mes yeux ne virent
qu'elle, et mon cœur ignora les autres.
« Sa physionomie était ravissante ; sa taille , son air, ses grâces , le
son de sa voix, le charme de sesdiscours, tout m'enchantait. Je vou-
lais toujours l'entendre; je ne me lassais jamais de la voir. Il n'y avait
rien pour moi de si parfait dans la nature; mon imagination ne pou-
vait me dire que ce que je trouvais en elle; et quand je pensais au
Iwnheur dont les humains peuvent être capables , je voyais toujours
le mien.
« Ma naissance , mes richesses , mon âge , et quelques avantages
personnels, déterminèrent le roi à me donner sa fille. C'est une cou-
tume inviolable des Mèdes, que ceux qui reçoivent un pareil honneur
renvoient toutes leurs femmes. Je ne vis dans cette grande alliance
que la perte de ce que j'avais dans le monde de plus cher ; mais il me
fallut dévorer mes larmes, et montrer de la gaieté. Pendant que toute
la cour me félicitait d'une faveur dont elle est toujours enivrée , Ar-
dasire ne demandait point à me voir; et moi je craignais sa présence,
et je la cherchais. J'allai dans son appartement; j'étais désolé. « Ar-
dasire, lui dis-je, je vous perds... » Mais, sans me faire ni caresses
ni reproches , sans lever les yeux , sans verser de larmes , elle gard;»
un profond silence; une pâleur mortelle paraissait sur son visage, et
j'y voyais une certaine indignation mêlée de désespoir.
« Je voulus l'embrasser; elle me parut glacée, je ne lui sentis de
mouvement que pour échapper de mes bras.
'< Ce ne fut point la crainte de mourir qui me fit accepter la prin-
cesse, et, si je n'avais tremble iK)ur Ardasire, je me serais sans doute
exposé à la plus affreuse vengeance. Maisqnand jeme représentais que
532 ARSACE ET ISMÉiNlE.
mon refus serait infailliblement suivi de sa mort, mon esprit se confon-
dait, et je m'abandonnais à mou malheur.
« Je fus conduit dans le palais du roi , et il ne me fut plus permis
d'en sortir. Je vis ce lieu fait pour l'abattement de tous , et les déli-
ces d'un s€ul ; ce lieu où, malgré le silence, les soupirs de l'amour
sont à peine entendus ; ce lieu où régnent la tristesse et la magnifi-
cence , où tout ce qui est inanimé est riaut , et tout ce qui a de la vie
est sombre, où tout semeutavec le maître, et tout s'engourdit avcclui.
« Je fus présenté le même jour à la princesse; elle pouvait m'acca-
bler de ses regards , et il ne me lut pas permis de lever les miens.
Étrange effet de la grandeur! Si ses yeux pouvaient parler, les miens
ne pouvaient répondre. Deux eunuques avaient un poignard à la
main , prêts à expier dans mon sang l'affront de la regarder.
" Quel état pour un cœur comme le mien, d'aller porter dans
mon lit l'esclavage de la cour, suspendu entre les caprices et les dé-
dains superbes; de ne sentir plus que le respect , et de perdre pour
jamais ce qui peut faire la consolation de la servitude môme , la dou-
ceur d'aimer et d'être aimé !
« Mais quelle fut ma situation lorsqu'un eunuque de la princesse
vint me faire signer l'ordre de faire sortir de mon palais toutes mes
femmes! 'c Signez, me dit-il ; sentez la douceur dece commandement :
« je rendrai compte à la princesse de votre promptitude à obéir. »
Mon visage se couvrit de larmes ; j'avais commencé d'écrire , et je
m'arrêtai. » De grâce, dis-je à l'eunuque, attendez ; je me meurs... —
" Seigneur, me dit-il, ily va de votre tête etde la mienne; signez : nous
« commençons à devenir coupables -. on compte les moments; je de-
« vrais être de retour. » Mamaùi tremblante ou rapide (car mon es-
prit était perdu) traça les caractères les plus funestes que je pusse
former.
« Mes femmes furent enlevées la veille de mon mariage ; mais Ar-
dasire , qui avait gagné un de mes eunuques , mit une esclave de sa
taille et de son air sous ses voiles et ses habits, et se cacha dans un
lieu secret. Elle avait fait entendre à l'eunuque qu'elle voulait se re-
tirer parmi les prêtresses des dieux.
« Ardasire avait l'âme trop haute pour qu'une loi qui , sans aucun
sujet, privait de leur étatdes femmes légitimes, pût lui paraître faite
pour elle. L'abus du pouvoir ne lui faisait point respecter le pouvoir.
Elle appelait de cette tyrannie à la nature , et de son impuissance à
sou désespoir.
ARSACE ET ISMÉNiE. hSi
« La cérémonie du mariage se fit dans le palais. Je menai la prin-
cesse dans ma maison. Là, les concerts, les danses, les festins , tout
parut exprimer une joie que mon cœur était bien éloigné de sentir.
« La nuit étant venue , toute la cour nous quitta. Les eunuiiues
conduisirent la princesse dans son appartement : hélas ! c'était celui
où j'avais fait tant de serments à Ardasire. Je me retirai dans le mien,
plein de rage et de désespoir.
« Le moment fixé pour l'hymen arriva. J'entrai dans ce corridor,
presque inconnu dans ma maison même , par où l'amour m'avait con-
duit tant de fois. Je marchais dans les ténèbres, seul, triste , pensif,
quand tout à coup un flambeau fut découvert. Ardasire, un poignard
à la main, parut devant moi. « Arsace, dit-elle, allez dire à votre
« nouvelle épouse que je meurs ici; dites-lui que j'ai disputé votre
« cœur jusqu'au dernier soupir. » Elle allait se frapper; j'arrêtai sa
inain. « Ardasire, m'écriai-je, quel affreux spectacle veux-tu me
«donner!...» et lui ouvrant mes bras : « Commence par frapper
" celui qui a cédé le premier à une loi barbare. " Je la vis pâlir, et le
poignard lui tomba des mains. Je l'embrassai , et je ne sais par quel
cliarme mon âme sembla se calmer. Je tenais ce cher objet ; je me
livrai tout entier au plaisir d'aimer. Tout, jusqu'à l'idée de mon
malheur, fuyait de ma pensée. Je croyais posséder Ardasire; et il
me semblait que je ne pouvais plus la perdre. Étrange effet de l'amoui .'
mon cœur s'échauffait , et mon âme devenait tranquille.
« Les paroles d'Ardasire me rappelèrent à moi-même. « ArsitC",
" me dit-elle , quittons ces lieux infortunés , fuyons. Que craignons-
« nous.' nous savons aimer et mourir... — Ardasire, lui dis-je, je
" jure que vous serez toujours à moi ; vous y serez comme si vous ne
" sortiez jamais de ces bras : je ne me séparerai jamais de vous. J'at-
« teste les dieux que vous seule ferez le bonheur de ma vie... Vous
" me proposez un généreux dessein : l'amour me l'avait inspiré : il me
" l'inspire encore par vous; vous allez voir si je vous aime. »
« Je la quittai, et, plein d'impatience et d'amour, j'allai partout don-
ner mes ordres. La porte de l'appartement de la princesse fut fermée.
Je pris tout ce que je pus emporter d'or et de pierreries. Je fis pren-
dre à mes esclaves divers chemins , et partis seul avec Ardasire dans
l'horreur de la nuit, espérant tout, craignant tout, perdant quelque-
lois mon audace naturelle , saisi par toutes les passions , quelquefois par
les remords mêmes, ne sachant si je suivais mon devoir, ou l'amour,
qui le fait oublier.
45.
534 ARSACE ET ISMENIE.
» Je ne vous «lirai point les périls infinis que nous courûmes. Ar-
«lasire, malgré la l'ailjlesse de sou sexe, m'encourageait; clic était
mourante , et elle me suivait toujours. Je fuyais la présence des hom-
mes, car tous les hommes étaient devenus mes ennemis : je ne cher-
chais que les déserts. J'arrivai dans ces montagnes qui sont remplies
de tigres et de Uons. La présence de ces animaux me rassurait. « Ce
'< n'est point ici , disais-je à .\rdasire , que les eunuques de la princesse
" et les gardes du roi de Médie viendront nous chercher. » Mais en-
fin les bêtes féroces se multiplièrent tellement , que je commençai à
crauidre. Je faisais tomber à coups de flèches celles qui s'approchaient
trop près de nous ; car, au lieu de me charger des choses nécessaires
à la vie, je m'étais muni d'armes qui pouvaient partout me les pro-
curer. Pressé de toutes parts , je fis du feu avec des cailloux , j'allumai
du bois sec; je passais la nuit auprès de ces feux , et faisais du bnnt
avec mes armes. Quelquefois je mettais le feu aux forêts , et je chas-
sais devant moi ces bêles intimidées. J'entrai dans un pays plus ou-
vert, et j'a(hi[iirai ce vaste silence de la nature. Il me représentait ce
temps où les dieux naquirent, et où la beauté parut la première; l'a-
mour l'échaulla, et tout fut animé.
'< Enfin nous sortîmes de la Médie. Ce fut dans une cabane de pas-
teurs que je me crus le maître du monde , et que je pus dire que j'é-
tais à Ardasire, et qu'Ardasùe était à moi.
« jN'ous arrivâmes dans la Margiane; nos esclaves nous y rejoigjii-
rent. Là, nous vécûmes à la campagne, loin du monde et du bruit.
Charmés l'un de l'autre , nous nous entretenions de nos plaisirs pré-
sents et de nos peines passées.
'< Ardasire me racontait quels avaient été ses sentiments dans tout
le temps qu'on nous avait arrachés l'un à l'autre , ses jalousies pen-
dant qu'elle crut que je ne l'aimais plus , sa douleur quand elle vit
que je l'aimais encore, sa fureur contre une loi barbare , sa colère
coutre moi qui m'y soumettais. Elle avait d'abord formé le dessein
d'immoler la princesse; elle avait rejeté cette idée : elle aurait trouvé
<lu plaisir à mourir à mes yeux ; elle n'avait point doute que je ne
fusse attendri. Quand j'étais dans ses bras, disait-elle , quand elle me
projwsa de quitter ma patrie , elle était déjà sûre de moi.
« Ardasire n'avait jamais été si heureuse; elle était charmée. Nous
ne vivions point dans le faste de la Médie , mais nos mœurs étaient
plus <louces. Elle voyait dans tout ce que nous avions perdu les grands
sacrifices que je lui avais faits. Elle était seule avec moi. Dans les se-
ARSACE ET ISMÉNIE. 535
rails , dans ces lieux de délices , on trouve toujours l'idée d'une i ivale;
et lorsqu'on y jouit de ce qu'on aime, plus on aime, et plus on est
alarmé.
« Mais Ardasire n'avait aucune défiance ; le cœur était assuré du
cœur. Il semble qu'un tel amour donne un air riant à tout ce qui nous
entoure, et que, parce qu'un objet nous plaît, il ordonne à toute la
nature de nous plaire; il semble qu'un tel amour soit cette enfance ai-
mable devant qui tout se joue , et qui sourit toujours.
« Je sens une espèce de douceur à vous parler de cet beureux temps
de notre vie. Quelquefois je perdais Ardasire dans les boi.s , et je la
retrouvais aux accents de sa voix cbarmante. Elle se parait des (leurs
que je cueillais; je me parais de celles qu'elle avait cueillies. Le chant
des oiseaux , le murmure des fontaines, les danses et les concerts de
nos jeunes esclaves, une douceur partout répandue, étaient des té-
moignages continuels de notre bonheur.
» Tantôt Ardasire était une bergère qui , sans parure et sans or-
nement , se montrait à moi avec sa naïveté naturelle ; tantôt je la
voyais telle qu'elle était lorsque j'étais enchanté dans le sérail de
aiédie.
■' Ardasire occupait ses femmes à des ouvrages charmants : elles
filaient la laine d'Hircanie ; elles employaient la pourpre de Tyr. Toute
la maison goûtait une joie naïve. Nous descendions avec plaisir à lé-
galitéde la nature; nous étions heureux, et nous voulions vivre avec
des gens qui le fussent. Le bonheur faux rend les hommes durs et
superbes, et ce bonheur ne se communique point; le vrai bonheur
les rend doux et sensibles, et ce bonheur se partage toujours.
« Je me souviens qu'Ardasire fit le mariage d'une de ses favorites
avec un de mes affranchis. L'amour et la jeunesse avaient formé
cet hymen. La favorite dit à Ardasire : « Ce jour est aussi le prc-
« mier jour de votre byménée. — Tous les jours de ma vie, répon-
" dit-elle , seront ce premier jour. »
>< Vous serez peut-être surpris qu'exilé et proscrit ne la Slédic,
n'ayanteu qu'un moment pour me préparer à partir, ne pou vaut empor-
ter que l'argent et les pierreries qui se trouvaient sous ma main , je
pusse avoir assez de richesses dans la Margiane pour y avoir un jui-
lais , un grand nombre de domestiques , et toutes sortes de conniio-
dités pour la vie. J'en fus surpris moi-même, et je le suis encore,
l'ar une fatalité que je ne saurais vous expliquer, je ne voyais au-
cune ressource, et j'en trouvais partout. L'or, les pierreries, les bi-
536 ARSACE ET ISMÉNIE.
ioux, semblaient se présentera moi. C'étaient des liasards, me di-
rez-vous. Mais des hasards si réitérés , et perpétuellement les mômes ;
ne pouvaient guère être des hasards. Ardasire crut d'abord que je
voulais la surprendre , et que j'avais porté des richesses qu'elle ne
connaissait pas. Je crus à mon tour qu'elle en avait qui m'étaient in-
connues. Mais nous vîmes bien l'un et l'autre que nous étions dans
l'erreur. Je trouvai plusieurs fois dans ma chambre des rouleaux oii
il y avait plusieurs centahies de doriques ; Ardasire trouvait dans la
sienne des boîtes pleines de pierreries. Un jour que je me promenais
dans mon jardin, un petit coffre plein de pièces d'or parut à mes
yeux , et j'en aperçus un antre dans le creux d'un chêne , sous lequel
j'allais ordinairement me reposer. Je passe le reste. J'étais sûr qu'il
n'y avait pas dans la Médie un seul homme qui eût quelque connais-
sance du lieu où je m'étais retiré ; et d'ailleurs je savais que je n'a-
vais aucun secours à attendre de ce côté-là. Je me creusais la tête
pour pénétrer d'où me venaient ces secours; toutes les conjectures
que je faisais se détruisaient les unes les autres. »
« On fait , dit Aspar, en interrompant Arsace , des contes merveil-
leux de certains génies puissants qui s'attachent aux hommes , et
leur font de grands biens. Rien de ce que j'ai ouï dire là-dessus r a
fait impression sur mon esprit ; mais ce que j'entends m'étonne da-
vantage : vous dites ce que vous avez éprouvé , et non pas ce que
« vous avez oui dire. "
« Soit que ces secours , reprit Arsace , fussent humains ou surna-
turels, il est certain qu'ils ne me manquèrent jamais , et que, de la
môme manière qu'une infinité de gens trouvent partout la misère,
je trouvai partout les richesses; et, ce qui vous surprendra, elles
venaient toujours à point nommé : je n'ai jamais vu mon trésor près
de finir qu'un nouveau n'ait d'abord reparu , tant l'intelligence qui
veillait sur nous était attentive. Il y a plus ; ce n'étaient pas seulement
nos besoins qui étaient prévenus , mais souvent nos fantaisies. Je
n'aime guère, ajouta-t-il, à dire des choses merveilleuses : je vous
dis ce que je suis forcé de croire, et non pas ce qu'il faut que vous
croyiez.
« La veille du mariage de la favorite, un jeune homme, beau
comme l'Amour, vint me porter un panier de très-beau fruit. Je lui
donnai quelques pièces d'argent; il les prit, laissa le panier, et ne
parut plus. Je portai le panier à Ardasire; je le trouvai plus pesant
que je ne pensais. Nous mangeâmes le fruit , et nous trouvâmes «pic
ARSACE ET ISiMÉME. 537
le fond était plein <le dariques. « C'est le génie , dit-on dans toute la
« maison , qui a apporté un trésor ici pour les dépenses des noces. "
« Je suis convaincue, disait Ardasire , que c'est un génie qui fait
" ces prodiges en notre faveur. \u\ intelligences supérieures à nous ,
« rien ne doit être plus agréable que l'amour : l'amour seul a une
« perfection qui peut nous élever jusqu'à elles. Arsace, c'est un gé-
« nie qui connaît mon cœur, et qui voit à quel point je vous aime.
« Je voudrais le voir, et qu'il pût me dire à quel point vous m'ai-
« mez. »
« Je reprends ma narration.
« La passion d'Ardasire et la mienne prirent des impressions de no-
tre différente éducation et de nos différents caractères. Ardasire ne
respirait que pour aimer; sa passion était sa vie; toute son âme était
de l'amour. Il n'était pas en elle de m'aimer moins; elle ne pouvait
non plus m'aimer davantage. ÎNIoi , je parus aimer avec plus d'empor-
tement , parce qu'il semblait que je n'aimais pas toujours de m{me.
Ardasire seule élait capable de m'occuper ; mais il y eut des choses
qui purent me distraire. Je suivais les cerfs dans les forêts , et j'allais
combattre les bêtes féroces.
« Bientôt je m'imaginai que je menais une vie trop obscure. Je me
trouve, disais-je, dans les États du roi de Margiane : pourquoi n'i-
rais-je point à la cour.' La gloire de mon père venait s'offrir à mon
esprit. C'est un poids bien pesant qu'un grand nom à soutenir, quand
les vertus des hommes ordinaires sont moins le terme où il faut s ar-
rêter que celui dont on doit partir ! Il semble que les engagements
que les autres prennent pour nous soient plus forts que ceux que
nous prenons nous-mêmes. Quand j'étais en Médie , disais-je , il fal-
lait que je m'abaissasse , et que je cachasse avec plus de soin mes ver-
tus que mes vices. Si je n'étais pas esclave de la cour, je l'étais de
sa jalousie. Mais à présent que je me vois maître de moi , que je suis
indépendant , parce que je suis sans patrie , libre au milieu des forêts
comme les lions, je commencerai à avoir une âme commune si je
reste un homme commun.
« Je m'accoutumai peu à peu à ces idées. Il est attaché à la nature
qu'à mesure que nous sommes heureux nous voulons l'être davan-
tage. Dans la félicité même il y a des impatiences. C'est que, comme
notre esprit est une suite d'idées , notre cœur est une suite de désirs.
Quand nous sentons que notre bonheur ne peut plus s'augmenter,
nous voulons lui donner une modification nouvelle. Quelquefois mon
538 ARSACE ET ISMÉNIE.
ambition était irritée par mon amour même • j'espérais que je serais
plus digne d'Ardasire , et , malgré ses prières , malgré ses larmes , je
la quittai.
« Je ne vous dirai point l'affreuse violence que je me fis. Je fus cent
fois sur le point de revenir. Je voulais m'aller jeter aux genoux d'Ar-
dasire; mais la honte de me démentir, la certitude que je n'aurais
plus la force de me séparer d'elle , l'Iiabitude que j'avais prise de
commander à mon cœur des choses difficiles , tout cela me fit conti-
nuer mon chemin.
'< Je fus reçu du roi avec toutes sortes de distinctions. A peine
eus-jele temps de m'apercevoir que je fusse étranger. J'étais de ton-
tes les parties de plaisir; il me préféra à tous ceux de mon âge, et il
n'y eut point de rang ni de dignité que je ne pusse espérer dans la
Margiane.
« J'eus bientôt une occasion ée justifier sa faveur. La cour de Mar-
giane vivait depuis longtemps dans une profonde paix. Elle apprit
qu'une multitude infinie de barbares s'était présentée; sur la fron-
tière , qu'elle avait taillé en pièces l'armée qu'on lui avait opposée ,
et qu'elle marchait à grands pas vers la capitale. Quand la ville aurait
été prise d'assaut, la cour ne serait i)as tombée dans une plus alTreiise
consternation. Ces gens-là n'avaient jamais connu que la prospérité,
ils ne savaient pas distinguer les malheurs d'avec les malheurs, et
ce qui peut se rétablir d'avec ce qui est irréparable. On assembla a
la hâte un conseil ; et , comme j'étais auprès du roi , je fus de ce con-
seil. Le roi était [lerdu, et ses conseillers n'avaient plus de sens. Il
était clair qu'il était impossible de les sauver, si on ne leur rendait
le courage. Le premier ministre ouvrit les avis. Il i)roposa de faire
sauver le roi, et d'envoyer au général ennemi les clefs de la ville. 11
allait dire ses raisons, et tout le conseil allait les suivre. Je me levai
pendant qu'il parlait, et je lui tins ce discours : « Si tu dis encore un
" mot , je te tue. 11 ne faut pas qu'un roi magnanime et tous les bra-
« ves gens qui sont ici perdent un temps précieux à écouter tes là-
« ches conseils. » Et me tournant vers le roi : « Seigneur, un grand État
« ne tombe pas d'un seul coup. Vous avez une infinité de ressources ;
'< et quand vous n'en aurez [dus, vous délibérerez avec cet homme
« si vous devez mourir, ou suivre de lâches conseils. Amis, je jure
« avec vous que nous défendrons le roi jusqu'au dernier soui)ir. Sui-
" vons-le, armons le peuple, et faisons-lui part de notre courage. >■
" Ou se mil en défense dans la ville, et je me saisis d'un poste au
ARSACE ET ISMEME. 539
ileliors avec une Iroiipc de gens ;l'élite, composée de .Margiens et de
quelques braves gens qui étaient à moi. Nous battîmes plusieurs de
leurs partis. Un corps de cavalerie einpêcliait qu'on ne leur envoyât
des vivres. Us n'avaient point de machines pour (aire le siège de la
ville. Notre corps d'armée grossissait tous les jours. Ils se retirèrent,
et la Margiane fut délivrée.
'i Dans le bruit et le tumulte de cette cour, je ne goûtais que de
fausses joies. Ardasire me manquait partout, et toujours mon co'ur
se tournait vers elle. J'avais connu mon bonheur, et je l'avais fui;
favais quitté des plaisirs réels , pour cherclier des erreurs.
■• Ardasire, depuis mon départ, n'avait point eu de sentiment qui
n'eût d'abord été combattu par un autre. Elle avait toutes les pas-
.sions; elle n'était contente d'aucune. Elle voulait se taire, elle vou-
lait se plaindre; elle prenait la plume pour m'écrire , le dépit lui fai-
sait changer de pensées; elle ne pouvait se résoudre à me marquer de
la sensibilité, encore moins de l'indifférence; mais enfin la douleur
de son àme fixa ses résolutions , et elle m'écrivit cette lettre :
" Si vous aviez gardé dans votre cœur le moindre sentiment de
» pitié , vous ne m'auriez jamais quittée ; vous auriez répondu à un
» amour si tendre, et respecté nos malheurs; vous m'auriez sacrifie
« des idées vaines, cruel! vous croiriez perdre quelque chose en per-
» dant un cœur qui ne brûle que pour vous. Comment pouvez-vous
<t savoir si , ne vous voyant plus , j'aurai le courage de soutenir la vie. '
'< Et si je meurs , barbare , pouvez-vous douter que ce ne soit par
«A'ousPO dieux, par vous,Arsacc! Mon amour, si industrieux a
" s'affliger, ne m'avait jamais fait craindre ce genre de supplice. Je
■• croyais que je n'aurais jamais à pleurer que vos malheurs , et que
" je serais toute ma vie insensible sur les miens... ■
'< Je ne pus lire cette lettre sans verser des larmes. Mon cœur hit
saisi de tristesse , et au sentiment de pitié se joignit un cruel remords
de faire le malheur île ce que j'aimais plus que ma vie.
« 11 me vint dans l'esprit d'engager Ardasire a venir a la cour : je
ne restai sur cette idée qu'un moment.
" La cour de >Iargiane est presque la seule d'\sie où les femmes
ne sont point séparées du commerce des hommes. Le roi était jeune -.
je pensai qu'il pouvait tout , et je pensai qu'il pouvait aimer. Ardasire
aurait pu lui plaire , et cette idée était pour moi plus effrayante que
mille morts.
5«0 ARSACE ET ISMliNIE,
« Je n'avais d'aiilre parti à prendre que de retourner auprès d'elle.
Vous serez étonné quand vous saurez ce qui m'arrêta.
" J'attendais à tout moment des marques brillantes de la recon-
naissance du roi. Je m'imaginai que, paraissant aux yeux d'Ardasire
avec un nouvel éclat, je me justifierais plus aisément auprès d'elle.
ie pensai qu'elle m'en aimerait plus, et je goûtais d'avance le plaisir
li'aller porter ma nouvelle fortune à ses pieds.
" Je lui appris la raison qui me faisait différer mon départ; et ce
fut cela môme qui la mit au désespoir.
« Ma faveur auprès du roi avait été si rapide, qu'on l'attribua au
goût que la princesse, sœur du roi , avait paru avoir pour moi. C'est
une de ces choses que l'on croit toujours lorsqu'elles ont été dites
une fois. Un esclave qu'Ardasire avait mis auprès de moi lui écrivit
ce qu'il avait entendu dire. L'idée d'une rivale fut désolante pour elle.
Ce fut bien pis lorsqu'elle apprit les actions que je venais de faire.
Elle ne douta point que tant de gloire ne dût augmenter l'amour.
<i Je ne suis point princesse , disait-elle dans son indignation ; mais
« je sens bien qu'il n'y en a aucune sur la terre que je croie mériter
<< que je lui cède un cœur qui doit être à moi; et, si je l'ai fait voir
" en .Médie , je le ferai vpir en Margiane. ■»
•< Après mille pensées elle se fixa, et prit cette résolution :
« Elle se défit de la plupart de ses esclaves , en choisit de nou-
veaux , envoya meubler un palais dans le pays des Sogdiens , se dé-
guisa , prit avec elle des eunuques <|ui ne m'étaient pas connus , vint
secrètement à la cour. Elle s'aboucha avec l'esclave qui lui était af-
fidé, et prit avec lui des mesures pour m'enlever dès le lendemain.
Je devais aller me baigner dans la rivière. L'esdave me mena dans
nn endroit du rivage où Ardasire m'attendait. J'étais à peiue désha-
billé , qu'on me saisit ; on jeta sur mol une robe de femme ; on me
fit entrer dans une litière fermée : on marcha jour et nuit. Nous
eûmes bientôt quitté la Margi;ïne, et nous arrivâmes dans le pays
des Sogdiens. On m'enferma dans un vaste palais : on me faisait en-
tendre que la princesse, qu'on disait avoir du goût pour moi, m'a-
vait fait enlever, et conduire secrètement dans \mc terre de son
apanage.
.. Ardasire ne voulait point être connue , ni que je fusse connu •.
elle cherchait à jouir de mon erreur. Tous ceux qui n'étaient pas du
secietla prenaient pour la princesse. Mais un homme enfermé dans
.V)n palais aurait démenti si»n caractère. On nie laissa donc mes ha-
ARSACE LT ISMEME. 5il
bits de femme , et ou crat que j'étais une lille nouvellement achetée ,
et destinée à la servir.
« J'étais dans ma dix-septième année. On disait que j'avais toute
la fraîcheur de la jeunesse, et on me louait sur ma beauté, comme
si j'eusse été une fille du palais.
« Ardasire , qui savait que la passion pour la gloire m'avait déter-
miné à la quitter, songea a amollir mou courage par toutes sortes de
moyens. Je fus mis entre les mains de deux eunuques. On passait
les journées à me parer; on composait mon teint; on me baignait; on
versait sur moi les essences les plus délicieuses. Je ne sortais jamais
de la maison ; on m'apprenait a travailler moi-même à ma parure ;
et surtout ou voulait m'accoutumer à cette obéissance sous laquelle
les femmes sont abattues dans les grands sérails d'Orient.
" J'étais indigné de me voir traité ainsi. 11 n'y a rien que je n'eusse
osé pour rompre mes chaînes ; mais , me voyant sans armes , entouré
de gens qui avaient toujours les yeux sur moi , je ne craignais pas
d'entrepreiKlre , mais de manquer mon entreprise. J'espérais que
dans la suite je serais moins soigneusement gardé , que je pourrais
corrompre quelque esclave , et sortir de ce séjour, ou mourir.
<' Je l'avouerai même, uneespècede curiosité de voirie dénouement
de tout ceci semblait ralentir mes pensées. Dans la honte , la dou-
leur, et la confusion , j'étais surpris de n'en avoir pas davantage.
Mon àme formait des projets ; ils finissaient tous par un certain trou-
ble ; un charme secret , une force inconnue , me retenaient dans ce
palais.
« La feinte princesse était toujours voilée , et je n'entendais jamais
sa voix. Elle passait presque toute la journée à me regarder par une
jalousie pratiquée à ma chambre. Quelquefois elle me faisait venir a
son appartement. Là, ses filles chantaient les airs les plus tendres :
il me semblait que tout exprimait son anour. Je n'étais jamais assez
près d'elle ; elle n'était occupée que de moi ; il y avait toujours quel-
que chose a racconunoder à ma pamre : elle défaisait mes cheveux
pour les arranger encore ; elle n'était jamais contente de ce qu'elle
avait fait.
n Un jour on vint me diie qu'elle me permettait de venir la voir.
Je la trouvai sur un sofa de pourpre : ses voiles la couvraient en-
core; sa tète était mollement i>enchée , et elle semblait être dans une
douce langueur. J'approchai, cl une de ses femmes me parla ainsi :
« L'amour vous favorise; c'est lui qui sous ce déguisement vous a
HONTESQLIEC. 46
542 ARSACE ET ISMÉNIE.
< lait venir ii i. La jn incesse vous aime : tous Icô cœurs lui seraient
" soumis, et elle ne vent qne le vôtre. »
« Comment , dis-jc en soupirant , pourrais-je tlonner un cœur qui
'< n'est pas à moi ? Ma chère Ardasire en est la maîtresse ; elle la sera
« toujours. »
« Je ne vis puint iju'Ardasire marquât d'émotion à ces iraroles ;
mais elle m'a dit depuis qu'elle n'a jamais senti une si grande joie.
<( Téméraire ! me dit cette fem.me , la princesse doit être offensée
" comme les dieux , lorsqu'on est assez malheureux pour ne pas les
" aimer. »
« Jelui rendrai, répondis-je, toutes sortes d'hommages; mon respect,
» ma reconnaissance ne finiront jamais : mais le destin , le cruel destin
« ne me permet point de l'aimer. Grande princesse , ajoutai-jeen me
« jetant à ses gaioux , je vous conjure par votre gloire d'oublier un
« liomme qui, par un amour éternel pour une autre , ne sera jamais
» digne de vous. »
« J'entendis qu'elle jeta un profond soupir : je ciiis m' apercevoir
ijue son visage était couvert de lamies. Je me reprochais mon in-
sensibilité; j'aurais voulu ( ce que je ne trouvais pas possible) être
lidèle à mon amour, et ne pas désespérer le sien.
' On me ramena dans mon appartement ; et , quelques jours après ,
je reçus ce billet , écrit d'une main qui m'était inconnue :
" L'amour de la princesse est violent , mais il n'est pas tyrannique :
" elle ne se plaindra ptis même de vos refus, si vous lui faites voir
« qu'ils sont légitimes. Venez donc lui apprendre les raisons que
" vous avez pour être si fidèle à cette Ardasire. >•
« Je fus reconduit auprès d'elle. Je lui racontai toute l'histoire de
ma vie. Lorsque je lui parlais démon amour, je l'entendais soupirer.
Elle tenait ma main dans la sienne, et dans ces moments touchants
elle la serrait malgré elle.
« Recommencez , me disait une de ses femmes , à cet endroit oii
« vous fûtes si désespéré, lorsque le roi de Médie vous donna sa fille.
« Redites- nous les craintes que vous eûtes pour Ardasire dans votre
<• fuite, l'arlez à la princesse des plaisirs que vous goûtiez lorsque
■< vous étiez dans votre solitude chez les Margiens. »
'< Je n'avais jamais dit toutes les circonstances : je répétais, et elle
croyait apprendre ; je finissais, et elle s'imaginait que j'allais com-
mencer.
ARSACE ET ISMÉME. b\3
« Le lendemain je reçus ce billet ;
« Je compreiwls bien voire amour, et n'exij^c poiiil que ^olls me
« le sacrifiiez. Mais ôles-vous sur que cette Anlasire vous aime eii-
« core? Peut-être refusez-vous pour une ingrate le cœur d'une priu-
« cesse qui vous adore. »
« Je fis cette réponse :
" Ardasire m'aime à un tel point que je ne saurais demander aux
■ dieux qu'ils augmentent son amour. Hélas! peut-être qu'elle m'a
trop aimé. Je me souviens d'une lettre quelle m'écrivit quelque;
" temps après que je l'eus quillée. Si vous aviez vu les expressions
•> terribles et tendres de sa douleur, vous en auriez été touchée. Je
<' crains que , pendant que je suis retenu dans ces lieux , le désespoir
<< de ra'avoir perdu , et son dégoût pour la vie , ne lui lassent prejidre
'< une résolution qui me mettrait au tombeau. »
« Elle me fit celte réponse .•
« Soyez heureux , .\rsace, et donnez tout voire amour à la beauté
« qui vous aime : pour moi, je ne veux que votre amitié. »
" Le lendemain je fus reconduit dans son appartement. La, je sentis
fout ce qui peut porter à la volupté. On avait répandu dans la cham-
bre les parfums les plus agréables. Elle était sur un lit qui n'étail
fermé que par des guirlandes de fleiirs : elle y paraissait languissam-
nient couchée. Elle me tendit la main, et me tiX asseoir auprès d'elle.
Tout, jusqu'au voile qui lui couvrait le visage, avait de la grâce. Je
voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait
sur elle me faisait tour à tour [lerdre et trouver d s beautés ravissan-
tes. Elle remarqua que mes yeux étaient occupés; et quand elle les
vit s'enflammer, la toile sembla s'ouvrir d'elle-même : je \is tous les
trésorsd'une beauté divine. Uans te moment elle me serra la main ;
mes yeux errèrent partout.
« Il n'y a , m'écriai-je , que ma clière .\rdasire qui soit aussi belle ;
« mais j'atteste les dieux (|ue ma IMélité... " Elle se jeta à mon cou,
et me serra dans ses bras. Tout d'un coup la chambre s'ob.scurcit ,
son voile s'ouvrit; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi.
Une flamme subite coula dans mes veines, et échauffa tnis mes sens
L'idée d'Ardasire .s'éloigna de moi. Un reste de souvenir... mais il
ue me paraissait qu'iu) songe... J'allais... j'allais la préférer à clic-
544 ARSACE ET ISMÉNIE.
même. Déjà j'avais porté mes mains sur son sein ; elles couraient ra-
pidement partout : l'amour ne se montrait que par sa fureur; il se
précipitait à la victoire; un moment de plus, et Ardasire ne pou-
vait pas se défendre : lorsque tout à coup elle fit un effort ; elle fut
secourue , elle se déroba de moi , et je la perdis.
'<■ Je retournai dans mon appartement , surpris moi-même ds mon
inconstance. Le lendemain on entra dans ma chambre, on me ren-
dit les habits de mon sexe, et le soir on me mena chez cdle dont
l'idée m'enchantait encore. J'approchai d'elle, je me mis à ses ge-
noux ; et , transporté d'amour, je parlai de mon bonheur, je me
plaignis de mes propres refus, je demandai, je promis, j'exigeai,
j'osai tout dire , je voulus tout voir, j'allais tout entreprendre. Mais
je trouvai un changement étrange : elle me parut glacée ; et lorsqu'elle
m'eut assez découragé, qu'elle eut joui de tout mon embarras, elle
me parla, et j'entendis sa voix pour la première fois : « Ne voulez-
<t vous point voir le visage de celle que vous aimez ?. . . » Ce son de voix
me frappa : je restai immobile; j'espérai que ce serait Ardasire, et
je le craignis : « Découvrez ce bandeau, » me dit-elle. Je le fis,
et je vis le visage d' Ardasire. Je voulus parler, et ma voix s'arrêta.
L'amour, la surprise, la joie , la honte, toutes les passions me saisirent
tour à tour. « Vous êtes Ardasire? lui dis-je. — Oui, perfide, ré-
X pondit-elle, je la suis. — Ardasire, lui dis-je d'une voix eutre-
« coupée, pourquoi vous jouez-vous ainsi d'un malheureux amour? »
Je voulus l'embrasser. « Seigneur, dit-elle, je suis à vous. Hélas!
« j'avais espéré de vous revoir plus fidèle. Contentez-vous de com-
" mander ici. Punissez moi, si vous voulez, de ce que j'ai fait...
« Arsace, ajouta-t-elle en pleurant, vous ne le méritez pas. »
« Ma chère Ardasire, lui dis-je, pourquoi me désespérez-vous?
« Auriez-vous voulu que j'eusse été insensible à des charmes que j'ai
« toujours adorés ? Comptez que vous n'êtes pas d'accord avec vous-
« même. N'était-ce pas vous que j'aimais? Ne sont-cepas ces beautés
« qui m'ont toujours charmé? — Ah ! dit-elle, vous auriez aimé une
« autre que moi. — Je n'aurais point , lui dis-je, aimé une autre que
« vous. Tout ce qui n'aurait [joint été vous m'aurait déplu. Qu'cùt-
« ce été , lorsque je n'aurais point vu cet adorable visage , que je
« n'aurais pas entendu cette voix, que jen'aurais pas trouvé cesyeux ?
« Mais, de giàce, ne me désespérez pas; songez que, de toutes les
" infidélités que l'on peut faire , j'ai sans doute commis la moindre. »
<c Je connus à la langueur de se* yeux qu'elle n'était plus irritée ;
ARSACE ET ISMÉNIE. i4 ^
je le connus à sa voix mourante. Je la tins dans mes bras. Qu'on
est heureux quand on tient dans ses bras ce que l'on aime ! Com-
ment exprimer ce bonheur, dont l'excès n'est que pour les vrais
amants; lorsque l'amour renaît après lui-même, lorsque tout pro-
met, que tout demande, que tout obéit; lorsqu'on sent qu'on a
tout, et que l'on sent que l'on n'en a pas assez; lorsque l'âme sem-
ble s'abandonner, et se porter au delà de la nature même ?
« Ardasire, revenue à elle, médit : « Mon cberArsace, l'amour
« que j'ai eu pour vous m'a fait faire des choses bien extraordinaires.
« Mais un amour bien violent n'a de règle ni de loi. On ne le con-
« naît guère , si l'on ne met ses caprices au nombre de ses plus
« grands plaisirs. Au nom des dieux , ne me quitte plus. Que peut-
« il te manquer.' Tu es heureux si tu m'aimes. Tu es sur que jamais
« mortel n'a été tant aimé. Dis-moi , promets-moi , jure-moi que
« tu resteras ici »
« Je lui fis mille serments : ils ne furent interrompus que par
mes embrassements ; et elle les crut.
" Heureux l'amour lors même qu'il s'apaise, lorsque, après qu'il
a cherché à se faire sentir, il aime à se faire connaître; lorsque,
après avoir joui des beautés , il ne se sent plus touché que par les
grâces !
« Nous vécûmes dans la Sogdiane dans une félicité que je ne sau-
rais vous exprimer. Je n'avais resté que quelques mois dans la Mar-
giane , et ce séjour m'avait déjà guéri de l'ambition. J'avais eu la
faveur du roi ; mais je m'aperçus bientôt qu'il ne pouvait me par-
donner mon courage et sa frayeur. Ma présence le mettait dans l'em-
barras ; il ne pouvait donc pas m' aimer. Ses courtisans s'en aperçu-
rent , et dès lors ils se donnèrent bien de garde de me trop estimer :
et, pour que je n'eusse pas sauvé l'État du péril, tout le mondi
convenait à la cour qu'il n'y avait pas eu de péril.
"■ Ainsi , également dégoûté de l'esclavage et des esclaves , je no
connus plus d'autre passion que mon amour pour Ardasire; et jp
m'estimai cent fcHS plus heureux de rester dans la seule dépendance
que j'aimais , que de rentrer dans une autre que je ne pouvais que
haïr.
« Il nous parut que le génie nous avait suivis ; nous nous retrou-
vâmes dans la même abondance, et nous vîmes toujours de nouveaux
prodiges.
46.
546 ARSACE ET ISMÉNIH.
« Un pécheur vint nous vendre un poisson : on m'ap[)Oiia une bague
fort riche qu'on avait trouvée dans son gosier.
« Un jour, manquant d'argent , j'envoyai venthe quelques pierre-
ries à la ville prochaine : on m'en apporta le prix , et quelques jours
après je vis sur ma table les pierreries.
« Grands dieux ! dis-je en moi-même , il m'est donc impossible de
m'appauTfir!
» Nous voulûmes tenter le génie, et nous lui demandâmes une
somme immense. Il nous fit bien voir que nos vœux étaient indiscrets.
Nous trouvâmes quelques jours après sur la table la plus petite somme
que nous eussions encore reçue. Nous ne pûmes, en la voyant, nous
empêcher de rire. « Le génie nous joue, dit Ardasire. Ah ! m'écriai-je ,
«les dieux sont de bons dispensateurs : la médiocrité qu'ils nous
« accordent vaut bien mieux que les trésors qu'ils nous refusent. »
« Nous n'avions aucune des passions tristes. L'aveugle ambition,
la soif d'acquérir, l'envie de dominer, semblaient s'éloigner de nous,
et être les passions d'un autre univers. Ces sortes de biens ne sont
faits que pour entrer dans le vide des âmes que la nature n'a point
remplies. Ils n'ont été imaginés que par ceux qui se sont trouvés in-
capables de bien sentir les autres.
« Je vous ai déjà dit que nous étions adorés de cette petite nation
qui formait notre maison. Nous nous aimions, Ardasire et moi; et
sans doute que l'effet naturel de l'amour est de rendre heureux ceux
qui s'aiment. Mais cette bienveillance générale, que nous trouvons
dans tous ceux qui sont autoiu- de nous peut rendre plus heureux que
l'amour même. Il est impossible que ceux qui ont le cœur bien fait
ne se plaisent au milieu de cette bienveillance générale. Étrange effet
de la nature! l'homme n'est jamais si peu à lui que loi-squ'il pai-aît
l'être davantage. Le cœur n'est jamais le cœur que quand il se donne,
l)arce que ses jouissances sont hors de lui.
«C'est ce qui fait que ces idées de grandeur qui retirent toujours
le cœur vers lui-même trompent ceux qui en sont enivrés; c'est ce
qui fait qu'ils s'étonnent de n'être point heureux au milieu de ce qu'ils
croient être le bonheur; que , ne le trouvant point dans la grandeur,
ils cherchent plus de grandeur encore. S'ils n'y peuvent atteindre,
ils se croient plus malheureux ; s'ils y atteignent , ils ne trouvent pas
encore le bonheur,
" C'est l'orgueil qui , à force de nous posséder, nous empêche de
nous posséder, et qui, nou.s concentrant dans nou-s -mêmes , y porte
ARSÂCii £1 iS.ME.ME. 547
toujours la tristesse. Celle Iristesse vient île la solitude du cœur, qui
se sent toujours fait pour jouir, et qui ne jouit pas; qui se sent Ion-
jours fait pour les antres , et qui ne les trouve pas.
i Ainsi nous aurions <joùté des plaisirs que donne la nature toutes
les fois qu'on ne la fuit pas; nous aurions passénotrevie dans la joi**,
l'innocence, et la iiaix; nous aurions compté nos années par le re-
nouvellement des fleurs et des fruits ; nous aurions perdu nos années
dans la rapidité d'une vie heureuse; j'aurais vu tous les jours Anla-
sire, et je lui aurais dit que je l'aimais; la même terre aurait repris
son âme et la mienne. Mais tout a coup mon Iwnheur s'évanouit , et
j'éprouvai le revers du monde le pi us affreux.
" Le prince du pays était un tyran capable de tous les crimes, mais
rien ne le rendait si odieux que les outrages continuels qu'il faisait à
un sexe sur lequel il n'est pas seulement permis de lever les yeux. Il
apprit, par une esclave sortie du sérail d'.\rdasire, qu'elle était h
plus belle personne de l'Orient. Il n'eu fallut pas davantage pour le
déterminer à me l'enlever. Une nuit, une grosse troupe de gens ar-
més entoura ma maison, et, le matin, je reçusunordredu tyran de
lui envoyer Ardasire. Je vis l'impossibilité de la faire sauver. Ma pre-
mière idée Ait de lui aller donner la mort -^ans le sommeil oii elle
était ensevelie. .)e pris mon épée, je courus , j'entrai dans sa cliand)re,
j'ouvris les rideaux ; je reculai d'horreur, et tous mes sens se glacé,
rent. Une nouvelle rage me saisit. Je voulus aller me jeter au milieu
de CCS satellites, et immoler tout ce qui se présenterait à moi. Mo!i
esprit s'ouvrit pour un dessein plus suivi, et je me calmai. Je résolus
de prendre les habits que j'avais eus il y avait quelques mois , de
monter, sous le nomd'Ardasire , dans la litière que le tyran lui avait
destinée, de me faire mener à lui. Outre que je ne voyais point d'au-
tre ressource , je .sentais en moi-même du plaisir à faire une action
de courage sous les mêmes habits avec lesquels l'aveugle amour avait
aiiiiaravant avili mon sexe.
" J'exécutai tout de sang-froid. J'ordonnai que l'on cachât à Ar-
dasire le péril que je courais, et que, sitôt que je serais parti, on la lit
sauver dans un autre pays. Je pris avec moi un esclave dont je con-
naissais le courage, et je me livrai aux femmes et aux eunuques que
le tyran avait envoyés. Je ne restai pas deux jours en chemin; et,
quand j'arrivai , la nuit était déjà avancée. Le tyran donnait un fes-
tin à ses femmes et à ses courtisans, dans une salle de ses jardins. Il
était dans cette gaieté stupide que donne la débauche loi-sqn'elle a
548 ARSACE ET ISMÉNIE.
été portée à l'excès. 11 ordonna que l'on me fit venir. J'entrai dans la
salle du festin : il me fit mettre auprès de lui , et je sus cacher ma
fureur et le désordre de mon âme. J'étais comme incertain dans mes
souhaits. Je voulais attirer les regards du tyran , et quand il les tour-
nait vers moi , je sentais redoubler ma rage. Parce qu'il me croit
Ardasire, disais-je en moi-même, il ose m'aimer. Il me semblait que
je voyais multiplier ses outrages , et qu'il avait trouvé mille maniè-
res d'offenser mon amour. Cependant j'étais prêt à jouir de la plus
affreuse vengeance. Il s'enflammait , et je le voyais insensiblement
approclier de son malheur. Il sortit de la salle du festin , et me mena
dans un appartement plus reculé de ses jardins , suivi d'un seul eu-
nuque et de mon esclave. Déjà sa fureur brutale allait l'éclaircir sur
mon sexe. « Ce fer, m'éciiai-je, t'apprendra mieux que je suis un
« homme. Meurs , et qu'on dise aux enfers que l'époux d'Ardasire a
<< puni tes crimes ! » Il tomba à mes pieds , et dans ce moment la
porte de l'appartement s'ouvrit ; car sitôt que mon esclave avait en-
tendu ma voix, il avait tué l'eunuque qui la gardait, et s'en était
saisi. Nous fuîmes; nous errions dans les jardins; nous rencontrâ-
mes un homme ; je le saisis : « Je te plongerai , lui dis-je , ce poignard
" dans le sein , si tu ne me fais sortir d'ici. » C'était un jardinier,
<iui, tout tremblant de peur, me mena à une porte qu'il ouvrit; je
la lui fis refermer, et lui ordonnai de me suivre.
« Je jetai mes habits , et pris un manteau d'esclave. Nous errâ-
mes dans les bois ; et , par un bonheur inespéré , lorsque nous étions
accablés de lassitude , nous trouvâmes un marchand qui faisait paî-
tre ses chameaux ; nous l'obligeâmes de nous mener hors de ce fu-
neste pays.
<c A mesure que j'évitais tant de dangers, mon cœur devenait moins
tranquille. Il fallait revoir Ardasire , et tout me faisait craindre pour
elle. Ses femmes et ses eunuques lui avaient caché l'horreur de notre
situation ; mais , ne me voyant plus auprès d'elle , elle me croyait cou-
pable ; elle s'imaginait que j'avais manqué à tant de serments que je
lui avais faits. Elle ne pouvait concevoir cette barbarie de l'ayoir fait
enlever sans lui rien dire. L'amour voit tout ce qu'il craint. La vie
lui devint insupportable ; elle prit du poison ; il ne fit pas son effet
violemment. J'arrivai , et je la trouvai mourante- « Ardasire , lui
« dis-je, je vous perds! vous mourez, cruelle Ardasire! Hélas!
« qu'avais-je fait... » Elle versa quelques larmes. « Arsac«, me dit-
« elle, il n'y a qu'un moment que la mort me semblait délicieuse;
ARSACE ET ISMÉNIE. 649
« elje me paraît terrible depuis que je vous vois. Je sens que je
« voudrais revivre pour vous, et que mon âme me quitte malgré
" elle. Conservez mon souvenir; et, si j'apprends qu'il vous est cher,
« comptez que je ne serai point tourmentée chez les ombres. J'ai
» du moins cette consolation, mon ciier Arsace, de mourir dans
« vos bras. »
>< Elle expira. Il me serait impossible de dire comment je n'expi-
rai pas aussi. On m'arracha d'Ardasire , et je crus qu'on me sépa-
rait de moi-même. Je fixai mes yeux sur elle, et je restai immobile;
j'étais devenu stupide. On m'ôta ce terrible spectacle , et je sentis
mon âme reprendre toute sa sensibilité. On m'entraîna -.je tournais
les yeux vers ce fatal objet de ma douleur ; j'aurais donné mille vies
pour le voir encore un moment. J'entrai en fureur, je pris mon épée;
j'allais me peicer le sein ; on m'arrêta. Je sortis de ce palais funeste,
et je n'y rentrai plus. Mon esprit s'aliéna; je courais dans les bois, je
remplissais l'air de mes cris; quand je devenais plus tranquille, toutes
les forces de mon âme la fixaient à ma douleur. Il me sembla qu'il
ne me restait plus rien dans le monde que ma tristesse et le nom
d'Ardasire. Ce nom, je le prononçais d'une voix terrible, et je ren-
trais dans le silence. Je résolus de m'ôter la vie, et tout à coup
j'entrai en fureur. « Tu veux mourir, me dis-je à moi-même , et
" Ardasirc n'est pas vengée ! Tu veux mourir, et le fils du tyran est
« en Hircanie, qui se baigne dans les délices! 11 vit, et tu veux
« mourir ! »
«Je me suis mis en chemin pour l'aller chercher. J'ai appris qu'il vous
avait déclaré la guerre ; j'ai volé à vous. Je suis arrivé trois jours
avant la bataille , et j'ai fait l'action que vous connaissez. J'aurais
percé le fils du tyran ; j'ai mieux aimé le faire prisonnier. Je veux
qu'il traîne dans la honte et dans les fers une vie aussi malheureuse
que la mienne. J'espère que quelque jour il apprendra que j'aurai
fait mourir le dernier des siens. J'avoue pourtant que, depuis que
je suis vengé, je ne me trouve pas plus heureux; et je sens bien
que l'espoir de la vengeance flatte plus que la vengeance même. Ma
rage que j'ai satisfaite, l'action que vous avez vue, les acclamations
du peuple , seigneur, votre amitié même , ne me rendent point ce
que j'ai perdu. »
La surprise d'Aspar avait commencé presque avec le récit qu'il
avait entendu. Sitôt qu'il avait ouï le nom d'Arsace, il avait reconnu
550 ARSACE KT ISMEXIE.
le inaii de la reine. Des raisonâ d'État l'avaient obligé d'envoyer
chez les Mèdcs Isménie , la plus jeune des filles du dernier roi , et
il l'avait fait élever en secret sous le nom d'Ardasire. 11 l'avait ma-
riée à Arsace; il avait toujours eu des gensaffidés dans le sérail d'Ar-
sace; il était le génie qui, par ces mêmes gens, avait répandu tant
de richesses dans la maison d'Arsace , et qui , par des voies très-
simples, avait fait imaginer tant de prodiges.
Il avait eu de très-grandes raisons pour cacher à Arsace la nais-
sance d' A rdasire. Arsace, qui avait beaucoup de courage, aurait pu
ftire valoir les droits de sa femme sur la Bactriane , et la troubler.
Mais ces raisons ne subsistaient plus ; et quand il entendit le récit
d'Arsace, il eut mille fois envie de l'interrompre; mais il crut qu'il
n'était pas encore temps de lui apprendre son sort. Un ministre ac-
coutumé à arrêter ses mouvements revenait toujours à la prudence ;
il pensait à préparer un grand événement , et non pas à le hâter.
Deux jours après, le bruit se répandit que l'eunuque avait mis sur
le trône une fausse Isménie. On passades murmures à la sédition. Le
peuple furieux entoura le palais ; il demanda à haute voix la tête
d'Aspar. L'eunuque fit ouvrir une des portes , et , monté sur un élé-
phant, il s'avança dans la foule. "Bactriens, dit-il, écoutez-moi.»
Et comme on murmurait encore; «Écoutez-moi, vous dis-je. Si
vous pouvez me faire mourir à présent, vous pourrez dans un mo-
ment me faire mourir tout de même.Voici un papier écrit et scellé de
la main du feu roi ; prosternez-vous , adorez-le ; je vais le Hre.
Il le lut :
'( Le ciel m'a donné deux filles qui se ressemblent au point (pie
tous les yeux peuvent s'y tromper. Je crains que cela ne donne oc-
casion àde plus grands troubles et àdes guerres plus funestes. Vous
donc , Aspar, lumière de l'empire , prenez la plus jeune des deux ;
puvoyez-la secrètement dans la Médie, et faites-en prendre soin.
Qu'elle y reste sous un nom supposé , tandis que le bien de l'État le
demandera. »
Il porta cet écrit au-dessus de sa tèle , et il s'inclina. Puis reprenant
la parole :
" Isménie est morte, n'en doutez pas; mais sa so'iir la jeune Is-
ménie est sur le trône. Voudriez- vous vous plaindre de ce que , voyant
la mort de la reine approcher, j'ai fait venir sa soeur du fond de l'A-
sie? Me reprocheriez-vous d'avoir été assez heureux pour vous la
ARSACE ET ISMÉNIE. 551
"iidie , et la placer sur un trône qui, depuis la mort de la reine sa
iHir, lui appartient ? Si j'ai tu la mort de la reine , l'état des affaires
ne l'a-t-il pas demandé? me blûmez-vous d'avoir fait une action de
fidélité avec prudence? Posez donc les armes. Jusqu'ici vous n'êtes
point coupables ; dès ce moment vous le seriez. »
Aspar expliqua ensuite comment il avait confié la jeune Isménie
à deux vieux eunuques ; comment on l'avait transportée en Médie
sous un nom supposé; comment il l'avait mariée à un grand seigneur
du pays; comment il l'avait fait suivre dans tous les lieux où la for-
tune l'avait conduite ; comment la maladie de la reine l'avait déter-
miné à la faire enlever pour être gardée en secret dans le sérail ;
conament, après la mort de la reine, il l'avait placée sur le trône.
Comme les flots de la mer agitée s'apaisent par les zéphyrs , le
peuple se calma par les paroles d'Aspar. On n'entendit plus que des
acclamations de joie ; tous le^ temples retentirent du nom de la jeune
Isménie.
Aspar inspira à Isménie de voir l'étranger qui avait rendu nn si
prand service à la Bactriane ; il lui inspira de lui donner une audience
t'clalanle. 11 fut résolu que les grands et les peuples seraient assem-
blés ; que la il serait déclaré général des armées de l'État , et que la
reine lui ceindrait l'épée. Les principaux de la nation étaient rangés
autour d'une grande salle, et une foule de peuple en occupait le mi-
lieu et l'entrée. La reine était sur son trône , vêtue d'un habit superbe.
Elle avait la tête couverte de pierreries ; elle avait, selon l'usage de
ces solennités, levé son voile, et l'on voyait le visage de la beauté
même. Arsace parut, et le peuple commença ses acclamations. Ar-
sace , les yeux baissés par respect , resta un moment dans le silence ;
et adressant la parole à la reine :
» Madame , lui dit-il d'une voix basse et entrecoupée , si quelque
chose pouvait rendre à mon ànie quelque tranquillité , et me consoler
de mes malheurs. . . »
La reine ne le laissa pas achever ; elle crut d'abord reconnaître le
visage, elle reconnut encore la voix d'Arsace. Toute hors d'elle-même,
et ne se connaissant plus , elle se précipita de son trône , et se jeta aux
genoux d' Arsace.
« Mes malheurs ont été plus grands que les tiens, dit-elle, mon cher
Arsace. Hélas ! je croyais ne te revoir jamais , depuis le fatal moment
qui nous a séparés. Mes douleurs ont été mortelles. »
£t comme si elle avait passé tout à coup d'une manière d'aimer à
552 ARSACE ET ISMÉNIE.
une autre manière d'aimer, ou qu'elle se trouvât incertaine sur l'im-
pétuosité de l'action qu'elle venait de faire, elle se releva tout à coup ,
et une rougeur modeste parut sur son visage.
« Bactriens, dit-elle, c'est aux genoux de mon époux que tou<
m'avez vue. C'est ma félicité d'avoir pu faire paraître devant vous
mon amour. J'ai descendu de mon trône, parce que je n'y étais pas
avec lui; et j'atteste les dieux que je n'y remonterai pas sans lui.
Je goûte ce plaisir, que la p'us belle action de mon règne c'est par
lui qu'elleaété faite, ot que c'est pour moi qu'il l'a faite. Grands, peu-
ples , et citoyens, croyez-vous que celui qui règne sur mois<jit digne
de régner sur vous? Approuvez-vous mon choix? élisez-vous Ar-
sace? Dites-le-moi, parlez. »
A peine les dernières paroles de la reine furent-elles entendues ,
que tout le palais retentit d'acclamations : on n'entendit plus que
le nom d'Arsace et celui d'Isménie-
Pendant tout ce temps, Arsace était comme stupide. Il voulut
parler, sa voix s'arrêta; il voulut se mouvoir, et il resta sans action.
11 ne voyait pas la reine, il ne voyait pas le peuple; à peine entendait-
il les acclamations : la joie le troublait tellement que son âme ne
put sentir toute sa félicité.
Mais quand Aspar eut fait retirer le j>euple, Arsace pencha la tète
sur la main de la reine.
" Ardasire, vous vivez! vous vivez, ma chère Ardasire! Je mou-
rais tous les jours de douleur. Comment les dieux vous ont-ils rendue
à la vie? »
Elle se hâta de lui raconter comment une de ses femmes avait
substitué au poison une liqueur enivrante. Elle avait été trois jours
sans mouvement; on l'avait rendue à la vie : sa première parole
avait été le nom d'Arsace; ses yeux ne s'étaient ouverts que pour li>
voir ; elle l'avait fait chercher, elle l'avait cherché elle-même. Aspar
l'avait fait enlever, et , après la mort de sa sœur, il l'avait placée sur
le trône.
Aspar avait rendu éclatante l'entrevue d'Arsace et d'Isménie. Il
se ressouvenait de la dernière sédition. Il croyait qu'après avoir pris
SUT lui de mettre Isménie sur le trône, il n'était pas à propos qu'il
parût encore avoir contribué à y placer Arsace. Il avait pour maxime
de ne faire jamais lui-même ce cj-ie les autres pouvaient faire , et d'ai-
ARSACE et ISMÉNIE. 553
mer le bieu, de quelque main qu'il pût venir. D'ailleurs, connais-
sant la beauté du caractère d'Arsace et d'Isménie , il désirait de les
Taire paraître dans leur jour. Il voulait leur concilier ce respect que
s'attirent toujours les grandes âmes , dans toutes les occasions où
elles peuvent se montrer. Il cherchait à leur attirer cet amour que
l'on porte à ceux qui ont éprouvé de grands malheurs. Il voulait
(aire naître cette admiration que l'on a pour tous ceux qui sont capa-
bles de sentir les belles passions. Enfin il croyait que rien n'était
plus propre à faire perdre à Arsace le titre d'étranger, et à lui faire
trouver celui de Bactrien dans tous les cœurs des peuples de la Bac-
triane.
Arsace jouissait d'un bonheur qui lui paraissait inconcevable.
Ardasire , qu'il croyait morte , lui était rendue ; Ardasire était Ismé-
nie; Ardasire était reine de Bactriane, Ardasire l'en avait fait roi. Il
passait du sentiment de sa grandeur au sentiment de son amour. 11
aimait ce diadème , qui , bien loin d'être un signe d'indépendance ,
l'avertissait sans cesse qu'il était à elle ; il aimait ce trône , parce
qu'il voyait la main qui l'y avait fait monter.
Tsménie goiitait pour la première fois le plaisir de voir qu'elle était
une grande reine. Avant l'arrivée d'Arsace, elle avait une grande
fortune, mais il lui manquait un cœur capable de la sentir : au mi-
lieu de sa cour, elle se trouvait seule; dix millions d'hommes étaient
à ses pieds , et elle se croyait abandonnée.
Arsace fit d'abord venir le prince d'Hircanie.
« Vous avez, lui dit-il, paru devant moi, et les fers ont tombé
de vos mains ; il ne faut point qu'il y ait d'infortuné dans l'empire
du plus heureux des mortels.
'<■ Quoique je vous aie vaincu, je ne crois pas que vous m'ayez cédé
eu courage : je vous prie de consentir que vous me cédiez en
générosité. "
Le caractère de la reine était la douceur, et sa fierté naturelle dis-
paraissait toujours toutes les fois qu'elle devait disparaître.
« Pardonnez-moi , dit-elle au prince d'Hircanie , si je n'ai pas ré-
pondu à des feux qui n'étaient pas légitimes. L'épouse d'Arsace ne
pouvait pas être la vôtre : vous ne devez vous plaindre que du
destin.
» Si l'Hircanie et la Bactriane ne forment pas un même empire ,
-47
554 ARSACE ET ISMENIE.
ce sont des États faits pour être alliés. Isménie peut promettre de
ramitié , si elle n'a pu promettre de l'amour. »
« Je suis , répondit le prince , accablé de tant de malheurs et comblé
de tant de bienfaits, que je ne sais si je suis un exemple delà bonne
ou de la mauvaise fortune.
«■ J'ai pris les armes contre vous pour me venger d'un mépris que
vous n'aviez pas. ^■i vous ni moi ne méritions que le ciel favorisât
mes projets. Je vais retourner dans l'Hircanie; et j'y oublierais bien-
tôt mes malheurs, si je ne comptais parmi mes malheurs celui de
vous avoir vue, et celui de ne plus vous voir.
<c Votre beauté sera chantée dans tout l'Orient ; elle rendra le
siècle où vous vivez plus célèbre que tous les autres ; et , dans les ra-
ces futures, les noms d'.Ajsace et d'Isménie seront les titres les plus
flatteurs pour les belles et les amants. »
Un événement imprévu demanda la présence d'.\rsace dans une
province du royaume : il quitta Isménie. Quels tendres adieux ! quel-
les douces larmes ! C'était mohis un sujet de s'affliger qu'une oc-
casion de s'attendrir. La peine de se quitter se joignit à l'idée de la
douceur de se revoir.
Pendant l'absence du roi tout fut par ses soins disposé de ma-
nière que le temps, le heu, les personnes, chaque événement offrait
à Isménie des marques de son souvenir. 11 était éloigné , et ses ac-
tions disaient qu'il était auprès d'elle; tout était d'intelhgence pour
lui rappeler Arsace : elle ne trouvait point .\rsace , mais elle trou-
vait son amant.
Arsace écrivait contmuellement à Isménie. Elle Usait :
« J'ai vu les supeibes villes qui conduisent à vos frontières; j'ai
vu des peuples innombrables tomber à mes genoux. Tout médisait
que je régnais dans la Bactriane : je ne voyais point celle qui m'en
avait fait roi , et je ne l'étais plus. »
11 lui disait :
« Si le ciel voulait m'accorder le breuvage d'immortalité tant
cherché dans lOrient , vous boiriez dans la même coupe, ou je n'eu
approcherais pas mes lèvres; vous seriez immortelle avec moi, ou
je mourrais avec vous. »
Il lui mandait -.
ARSACE ET ISMÉÎNIE. Sbr»
« J'ai Jonné votre nom à ia ville que j'ai fait bâtir; il me semble
qu'elle sera habitée par nos sujets les plus heureux. »
Dans une autre lettre, après ce que l'amour pouvait dire «le plus
tendre sur les charmes de sa personne , il ajoutait :
« Je vous dis ces choses sans même chercher à vous plaire ; jo
voudrais calmer mes ennuis ; je sens que mon âme s'apaise eu vous
parlant de vous. »
Enfin elle reçut cette lettre :
« Je comptais les jours , je ne compte plus que les moments ; et ces
moments sont plus longs que les jours. Belle reiue , rnon cœur est
moins tranquille à mesure que j'approche de vous. »
Après le retour d'Arsace, il lui Aintdes ambassades de toutes parts ;
il y en eut qui parurent singulières. Arsace était sur un trône (|u'on
avait élevé dans la cour du palais. L'ambassadeur des Parthes entra
d'abord ; il était monté sur un superbe coursier ; il ne descendit point
à terre , et il parla ainsi .
« Un tigre d'Hircanie désolait la contrée, un éléphant l'étouffa sous
ses pieds. Un jeune tigre restait, et il était déjà aussi cruel que son
père; l'éléphant en délivra encore le navs. Tous les animaux qui crai-
gnaient les bête féroces venaient patire autour ae lui. Il se plaisait à voir
qu'il était leur asile, et il disait en lui-même : On dit que le tigre est
le roi des animaux; il n'eu est que le tyran , et j'en suis le roi. »
L'ambassadeur des Perses parla ainsi :
« .\u commencement du monde, la lune fut mariée avec le soleil.
Tous les astres du firmament voulaient l'épouser. Elle leur dit : Re-
gardez le soleil, et regardez-vous; vous n'avez pas tous ensemble
autant dç lumière que lu . »
L'ambassadeur d'Egypte vint ensuite, et dit :
« Lorsqu'Isis épousa le grand Osiris, ce mariage fut la cause de la
prospérité de l'Egypte, et le type de sa fécondité. Telle sera la Bac-
triane; elle deviendra heureuse par le mariage de ses dieux. »
Arsace faisait mettre sur les murailles de tous ses palais son nom
avec celui d'Isménie. On voyait leurs chiffres partout entrelacés. Il
était défendu de peindre Arsace qu'avec Isménic.
5i>6 ARSACE ET ISMÉNIE.
Toutes les actions qui demandaient quelque sévérité , il voulait pa-
raître les faire seul ; il voulut que les grâces fussent faites sous son
nom et celui d'Isménie.
» Je vous aime, lui disait-il , à cause de votre beauté divine et de
vos grâces toujours nouvelles. Je vous aime encore, parce que, quand
j'ai fait quelque action digne d'un grand roi , il me semble que je vous
plais davantage.
« Vous avez voulu que je fusse votre roi , quand je ne pensais qu'an
bonheur d'être votre époux ; et ces plaisirs dont je m'enivrais avec
vous, vous m'avez appris à les fuir lorsqu'il s'agissait de ma gloire.
« Vous avez accoutumé mon âme à la clémence; et lorsque vous
avez demandé des clioses qu'il n'était pas permis d'accorder , vous
m'avez toujours lait respecter ce cœur qui les avait demandées.
n Les femmes de votre palais ne sont point entrées dans les intri-
gues de la cour; elles ont cherché la modestie, et l'oubli de tout ce
(pi 'elles ne doivent point aimer.
» Je crois que le ciel a voulu faire de moi un grand prince , puis-
qu'il m'a fait trou ver, dans les écueils ordinaires des rois , des secours
■«wur devenir vertueux. »
Jamais les Bactriens ne virent des temps si heureux. Arsace et
Isménie disaient qu'ils régnaient sur le meilleur peuple de l'univers;
les Bactrieçs disaient qu'ils vivaient sous les meilleurs de tous les
princes.
Il disait qu'étant né sujet , il avait souhaité mille fois de vivre sens
un bon prince, et que ces sujets faisaient sans doute les mêmes vœux
que lui.
Il ajoutait qu'ayant le cœur d'Isménie, il devait lui offrir tous les
cu'iirs de l'univers : il ne pouvait lui apporter un trône, mais des
veitus capables de le remplir.
Il croyait que son amour devait passer à la postérité, et qu'il n'y
passerait jamais mieux qu'avec sa gloire. Il voulait qu'on écrivît ces
paroles sur son tombeau : Isménie a eu pour époux un roi chéri
des mortels-
Il disait qu'il aimait Aspar, son premier ministre , parce qu'il par-
lait toujoui-s des sujets, plus rarement du roi, et jamais de lui-même
" 11 y a , disait-il , trois grandes choses : l'esprit juste , le cœur sen-
sible , et l'âme sijicère. »
Arsace parlait souvent de l'innocence de son administration. Il di-
ARSACE ET ISMEME. 567
sait qu'il conservait ses mains pures, parce que le premier criaw
qu'il commettrait déciderait de toute sa vie, et que là commencerai!
la chaîne d'une infinité d'autres.
fc Je punirais , disait-il , un homme sur des soupçons. Je croirais
en rester là ; non: de nouveaux soupçons me viendraient eu foule con-
tre les parents et les amis de celui que j'aurais fait mourir. Voilà le
germe d'un second crime. Ces actions violeutes me feraient penser
que je serais haï de mes sujets : je commencerais à les craindre. Ce
serait le sujet de nouvelles exécutions , qui deviendraient elles-mêmes
le sujet de nouvelles frayeurs.
« Que si ma vie était une fois marquée de ces sortes de taches , le
désespoir d'acquérir une bonne réputation viendrait me saisir ; et ,
voyant que je n'efTacerais jamais le passé, j'abandonnerais l'avenir. »
Arsace aimait si fort à conserver les lois et les anciennes coutu-
mes des Bactriens, qu'il tremblait toujours au mot de la réformation
des abus, parce qu'il avait souvent remarqué que chacun appelait
loi ce qui était conforme à ses vues, et appelait abus tout ce qui
choquait ses intérêts;
Que, de corrections en corrections d'abus, au lieu de rectifier les
choses, on parvenait aies anéantir.
11 était persuadé que le bien ne devait couler dans un État que
parle canal des lois; que le moyen de faire un bien permanent, c'é-
tait, eu faisant le bien, de le suivre; que le moyen de faire un mal
permanent , c'était , eu faisant le mal , de les choquer ;
Que les devoirs des princes ne consistaient pas moins dans la dé-
fense des lois contre les passions des autres que contre leurs propres
passions ;
Que le désir général de rendre les hommes heureux était naturel
aux princ€S; mais que ce désir n'aboutissait à rien, s'ils ne se pro-
curaient continuellement des connaissanc-es particulières pour y par-
venir ;
Que, par un grand bonheur, le grand art de régner demandait plus
de sens que de génie , plus de désir d'acquérir des lumières que de
grandes lumières , plutôt des connaissances pratiques que des con-
nais.sances abstraites , plutôt un certain discernement pour connaître
les hommes que la capacité de les former ;
Qu'on apprenait à connaître les hommes en se communiquant à
eu\ , comme on apprend toute autre chose; qu'il a^t très-incommodo
558 ARSACE El ISMExNlE.
pour les défauts et pour les vices de se cacher toujours ; que la plu-
part des hommes ont une enveloppe , mais qu'elle tient et serre si
peu , qu'il est très-ditficile que quelque côté ne vieune à se décou-
vrir.
Arsace ne parlait jamais des affaires qu'il pouvait avoir avec les
étrangers; mais il aimait à s'entretenir de celles de l'intérieur de son
royaume, parce que c'était le seul moyen de le bien connaître; et
la-dessus il disait qu'un bon prince devait être secret, mais qu'il
|X)uvait quelquefois l'être trop.
II disait qu'il sentait en lui-même qu'il était un bon roi ; qu'il
était doux, affable, humain; qu'il aimait la gloire, qu'il aimait ses
sujets; que cependant si, avec ces belles qualités, il ne s'était gravé
dans l'esprit les grands principes de gouvernement, il serait arrivé
la chose du monde la plus triste , que ses sujets auraient eu un bon
roi, et qu'ils auraient peu joui de ce bonheur ; et que ce beau pré-
sent de la Providence aurait été en quelque sorte inutile pour
eux.
« Celui qui croit trouver le bonheur sur le trône se trompe, di-
sait Arsace : on n'y a que le bonheur qu'on y a pf)rté , et souvent
niême on y risque ce bonheur que l'on a porté. Si donc les dieux ,
,ijoutait-il , n'ont pas fait le commandement pour le bonheur de ceux
qui commandent, il faut qu'ils l'aient fait pour le bonheur de ceux
(jui obéissent. »
Arsace savait donner, parce qu'il savait refuser.
>c Souvent, disait-il, quatre villages ne suffisent pas pour faire uit
don à un grand seigneur prêt à devenir misérable , ou à un misérable
jirét à devenir grand seigneur. Jepuis bien enrichir la pauvreté d'état ;
mais il m'est impossilole d'enrichir la pauvreté de luxe. »
Arsace était plus curieux d'entrer daus les chaumières que dans les
palais de ses grands.
« C'est là que je trouve mes vrais conseillers. Là je me ressouviens
(le ce que mon palais me fait oublier. Ils me disent leurs besoins. Ce
.sont les petits malheurs de chacun qui composentle malheur général,
.le m'instruis de tous ces malheurs, qui tous ensemble pourraient
lormer le mien.
« C'estdansces chaumières que je vois ces objets tristes qui font
loujons les délices de ceux qui peuvent les faire changer, et qui me
font connaître que je puis devenir un plus grand prince que je ne le
ARSACE ET ISMÉNIE. 559
suis. J'y vois la joie .su«é<ler aux larmes ; au lieu qiie dans mon palais
je ne puis guère voir que les larmes succédera la joie. »
On lui dit un jour que , «ians quelques réjouissances publiques ,
des farceurs avaient chanté ses louanges.
« Savez-Yous bien , dit-il , pourquoi je permets à ces gens-là de
me louer? C'est afin de me faire mépriser la flatterie , et de la rendre
vile à tous les gens de bien. J'ai un si grand pouvoir, qu'd sera tou-
jours naturel de chercher à me plaire. J'espère bien que les dieux
ne permettront point que la flatterie me plaise jamais. Pour vous ,
mes amis, dites-moi la vérité; c'est la seule chose du monde que je
désire . parce que c'est la seule chose du monde qui puisse me
manquer. »
Ce qui avait troublé la fin du règne d'Artamèue , c'est que dans sa
jeunesse il avait conquis quelques petits peuples voisins, situes entre
la Médie et la Bactriane. Jls étaient ses alliés; il voulut les avoir
pour sujets, il les eut pour ennenus ; et, comme ils habitaient les
montagnes, ils ne furent jamais bien assujettis; au contiaiie, les
Mèdes se servaient d'eux pour troubler le royaume : de sorte que le
conquérant avait beaucoup affaibli le monarque, et que , lorsqu'Ar-
sace monta sur le trône , ces peuples étaient encore peu afleclionnés.
r.ientôt les 3Ièdes les firent révolter. Arsacevola, et les soumit. Il
lit assembler la nation, et parla ainsi :
" Je sais que vous souffre/ impatiemment la domination des Bac-
triens : je n'en suis point surpris. Vous aimez vos anciens rois , qui
vous ont comblés de bienfaits. C'est à moi à faire en sorte, par ma
modération et par ma justice, que vous me regardiez comme le
vrai successeur de ceux que vous avez tant aimés. "
Il fit venir les deux chefs les plus dangereux de la révolte , et dit
au peuple :
" Je les fais mener devant vous pour que voils les jnzici vous-
mêmes. •'
Chacun, en les condamnant, chercha à se justifier.
" Connaissez, leur dit-il, le bonheur que vous avez de vivre sous
im roi qtii n'a point de passion lorsqu'il punit , et qui n'eu met que
quand il récompense ; qui croit que la gloire de vaincre n'est que
Icflét du .sort , et qu'il ne tieut que de lui-même celle de pardonner.
« Vous vivrez heureux sous mon enqùre, et vous garderez vos
560 ARSACE ET ISMÉ.NIE.
usages et vos lois. Oubliez que je vous ai vaincus par les armes , et
ne le soyez que par mon affection. »
Toute la nation vint rendre grâce à Arsace de sa clémence et de
la paix. Des vieillards portaient la parole. Le premier parla ainsi :
'< Je crois voir ces grands arbres qui font l'ornement de notre con-
trée. Tu en es la tige, et nous en sommes les feuilles; elles cou-
vriront les racines des ardeurs du soleil. »
Le second lui dit -.
« Tu avais à demander aux dieux que nos montagnes s'abaissas-
sent, pour qu'elles ne pussent pas nous défendre contre toi. Demande-
leur aujourd'hui qu'elles .s'élèvent jusques aux nues , pour qu'elles
puissent mieux te défendre contre tes ennemis. »
Le troisième dit ensuite :
" Regarde le fleuve qui traverse notre contrée : là oii Q est impé-
tueux et rapide, après avoir tout renversé , il se dissipe et se divise
au point que les femmes le traversent à pied. Mais si tu le regardes
dans les lieux où il est doux et tranquille , il grossit lentement ses
eaux , il est respecté des nations , et il arrête les armées. »
Depuis ce temps ces peuples furent les plus fidèles sujets de la
Bactriane.
Cependant le roi de Médie apprit qu'Arsace régnait dans la Bac-
triane. Le souvenir de l'affront qu'il avait reçu se réveilla dans son
cnpur. Il avait résolu de lui faire la guerre. 11 demanda le secours du
roi d'Hircanie.
'i Joignez-vous à moi, lui écrivit-il; poursuivons une vengeance
commune. Le ciel vous destinait la reine de Bactriane; un de mes
sujets vous l'a ravie : venez la conquérir. »
Le roi d'Hircanie lui fit cette réponse :
« Je serais aujourd'hui en servitude chez les Bactriens, sije n'avais
trouvé des ennemis généreux. Je rends grâces au ciel de ce qu'il
a voulu que mon règne commençât par des malheurs. L'adversité
est notre mère; la prospérité n'est que notre marâtre. Vous me
proposez des querelles qui ne sont pas celles des rois. Laissons jouir
le roi et la reine de Bactriane du bonheur de se plaire et de s'aimer. »
FIN Iî'AHSACE et ISMÉSIE.
TABLE.
CONSIDERATIONS
SIR LES CAUSES DE LA CRANDELR DES ROMAINS ET DE LEUR
DÉCADENCE.
Pages.
CiiAP. I. Commencements de Rome. — Ses guerres. ... i
— II. De l'art de la guerre chez les Romains o
— III. Comment les Romains parent s'agrandir. ... i.ï
IV. Des Gaulois. — De Pyrrhus. —Parallèle de Car-
thage et de Rome. — Guerre d'Annibal. . . is
— V. De rélat de la Grèce, de la Macédoine, de la
Syrie et de l'Egypte, après l'abaissement des
Carthaginois 29
VI. De la conduite que les Romains tinrent pour sou-
mettre tous les peuples 4ti
— VII. Comment Mithridale put leur résister bJ
— VIII. Des divisions qui furent toujours dans la ^ilIe. 55
— IX. Deu.i causes de la perte de Rome Cl
— X. De la corruption des Romains 67
— XI. De Sylla. — De Pompée et César 70
— xn. De l'état de Rome après la mort de César. . . &-2
— XIII. Auguste S7
— XIV. Tit)ère çk;
— XV. Des empereurs depuis Caius Caligula jusqu'à
Antonin lui
— XVI. De l'état de l'empire depuis Antonin jusqu'à Pro-
mus • , III
— XVII. Changement dans l'État 12-2
— XVIII. Nouvelles maximes prises par les Romains. . lao
— XIX. Grandeur d'Attila — Cause de rétablissement
des barbares. — Raisons pourquoi l'empire
d'Occident fut le premier abattu I;i7
— XX. Des conquêtes de Justinien. — De son gouverne-
ment 144
— XXI. Désordres de Tempire d'Orient I5:{
— XXII. Faiblesse de l'empire d'Orient lôn
— XXIII. Raison de la durée de J'empire d'Orient. — Sa
destruction I7y
ŒUVRES CHOISIES.
DissEKTATiO' sur la politique des Romains dans la religion. . . . I7«
Dialogue de Sylla et d'Eucrate I9;j
Lysimaque ; 2oi
562 TABLE.
Pages.
PENSÉES DIVERSES.
Portrait de Montesquieu par lui-même 207
Des anciens 215
Des modernes 218
Des grands hommes de Frauce 220
De là religion 22.3
Des jésuites. . . • ; 224
Des Anglais et des Français 225
Variétés '. . - 220
LETTRES PERSANES.
Quelques réflexions sur les Lettres persatus. ... 237
Introduction 2;^9
Lettre 1. Usbek à son ami Rustan , à Ispahan 2iû
— II. Usbek au premier eunuque noir, à son sérail
d'Ispahan 241
— III. Zachi à Usbek, à Tauris 242
— IV. Zéphis à Usbek, à F.rzeron 244
— V. Rustan à Usbek, à Erzeron 245
— VI. Usbek à son ami Nessir, à Ispahan ib.
— VII. Fatmé à Usbek, à Erzeron 246
— VIII. Usbek à son ami Rustan , à Ispahan 248
— IX. Le premier eunuque à Ibbi , à Erzeron 249
— X. Mirza à son ami Usbek, à Erzeron 25.3
— IX. Usbek à Mirza , à Ispahan. 254
— XII. Usbek au mcrae, à Ispahan 258
— XIII. Usbek au même, à Ispahan 200
— XIV. Usbek au même, à Ispahan 262
— XV. Le premier eunuque à Jaron , eunuque noir ,
à Erzeron 263
— XVI. Usbek au mollah Méhémet-Aii, gardien des
trois tombeaux, à Corn 26'»
— XVn. Usbek au même 2'!5
— XVIII. Méhéraet-Ali, serviteur des prophètes, à Usbek,
à Erzeron 206
— XIX. Usbek à son ami Rustan, à Ispahan ios
— XX. Usbek à Zachi, sa femme, au sérail d'Ispahan. 27i>
— XXI. Usbek au premier eunuque blanc 'J7-2
— XXJI. Jaron au premier eunuque 27:>
— XXIII. Usbek à son ami Ibben, à Smyrne ih.
— XXIV. Rica à Ibben, à Smyrne 27^
— XXV. Usbek à Ibben , à Smyrne 277
— XXVI. Usbek à Roxane , au sérail d'Ispahan 278
— XXVII. Usbek à Nessir, à Ispahan 281
— XXVni. Rica à **» 282
Lettre d'une actrice de l'Opéra 28,3
Lettre XXIX.
— XXX.
— XXXI
— XXXII.
— XXXIU.
— XXXIV.
— XXXV.
— XXXVI.
— XXXVII.
— XXXVIII.
— XXXIX
— XL.
— XLI.
— XLII.
— XLIIl.
— XLIV.
— XLV.
— XLVI.
— XLVII.
— XLV III.
— XLIX.
— L.
— LI.
LU.
LUI.
LIV.
LV.
LVI.
LVII.
LVIII.
LIX.
LX.
LXI.
LXII.
LXIII.
LXIV.
LXV.
LXVI.
LXVII.
LXVIII.
LXIX.
LXX.
LXXI.
TABLE. 563
Pages.
Rica à Ibben, à Smyrne 284
Rica au même, à Smyrn«- 286
Rhédi à Usbek, à Paris 288
Rica a »"■ tb.
Usbek à Rhédi , à Venise 289
Usl>ek a Ibben , a Smyrne 291
Usbek à Gemcliid , son cousin , dénis du bril-
lant monastère de Tauris 292
Usbek à Rhédi, à Venise 294
Usbek à Ibben , à Smyrne 295
Rica a Ibben , â Smyrne 29?
Hagi-Ibbi au juif Ben Josué, prosélyte maho-
métan, a Smyrne . ib.
Usbek a Ibben, à. Smyrne 300
Le premier eunuque noir à Usbek 301
Pharan a Usbek , son souverain seigneur. . . . ib.
Usbek à Pharan. aux jardins de Fatmé 302
Usbek a Rl)édi , a Venise 303
Rica à Usbek , à "* 340
Usbek a Rhédi , à Venise 306
Zachi à Usbek , à Paris 307
Usbek à Rhédi , à Venise 309
Rica à Usbek, à "» 3i5
Rica à"* 316
Nargum , envoyé de Perse en Moscovie , a Us-
bek , a Paris 3IT
Lettre dune dame russe à sa mère 318
Rica à Usbek , à *'* 320
ZélisàUsbek, à Paris -321
Rica à Usbek , à »^'' 322
Rica à Ibt)en , à Smyrne 325
Usbek a Ibben , à Smyrne 327
Usbek a Rhédi, a Venise 328
Rica à Rhédi , à Venise 33u
Rica à Uîbek , à "" 3-3f
Usbek à Ibben , a SmjTne - 332
Usl>ek a Rliédi. a Venise 334
Zélis a Usbek , à Paris 335
Rica à Usbek , à " * 337
Le chef des eunuques noirs à Usbek , à Paris . . 33s
Usbek à ses femmes, au sérail d'Ispaban. ... 341
Rica a '' M2
Ibben à Usbek , a Paris 343
Histoire d'Aphéridon et d'Astarté 344
Rica à Usbek, à*" 352
Usbek a Rhédi, à Venise 353
Zélis a Usbek , à Paris 354
Usbek à Zélis 357
iùi
Lettue LXXII.
— LXXIII.
— LXXIV.
— LXXV.
— LXXVI.
— LXXVII.
— LXXVIII.
-- LXXIX.
— LXXX.
— LXXXI.
— LXXXII.
— LXXXIII.
— LXXXI V.
— LXXXV.
— LXXXVI.
— LXXXVII
— LXXXVIIl.
— LXXXIX.
— XC.
— XCI.
— XCII.
— XCIII.
— XCIV.
— xcv.
— XCVI.
— XCVII.
— XCVIII.
— XCIX
— c.
— CI.
— cil.
— cm.
— CIV.
— cv.
— cvi.
— CVII.
— CVIII.
— CIX.
— ex.
— CXI.
— CXII.
— CXIII.
— CXIV.
— CXV.
— CXVI.
— CXYII.
TABLE.
Pages.
Rica à Usbek , à *»* 358
Rica à *** 16.
Usbek à Rica 359
Usbek à Rhéili, à Venise 360
Usbek à son ami Ibben, à Smyrne 362
Ibben à Usbek, a Paris 364
Rica à Usbek, à*** ib.
Usbek à Rhédi, à Venise 367
Legrandeunuquenoir àUsbek, àParis. ... 369
Usbek àRhédi, à Venise 370
Nargura, envoyé de Perse en Moscovie, à Usbek,
à Paris 372
Rica à Ibben , à Smyrne 373
Usbek à Rbédi , à Venise 374
Rica à *** 376
Usbek à Mirza , à Ispahan ib,
Rica à*** 378
Rica à*** 380
Usbek à Rhédi, à Venise 38i
Usbek à Ibben , à Smyrne 382
Usbek au même , à Smyrne 384
Usbek à Rustan , à Ispahan 385
Usbek à Rhédi , à Venise 386
Usbek à son frère , santon au monastère de Cas-
bin 387
Usbek à Rhédi, à Venise 3«8
Usbek au même 389
Le premier eunuque à Usbek, à Paris 392
Uslîek à Hassein, dervis de la montagne de Jaron. 304
Usbek à Ibben , à Smyrne 396
Rica à Rhédi , à Venise 397
Rica au même 398
Usbek à *** 40o
Usbek a Ibben, à Smyrne 401
Usbek au même. 403
Usbek au même .... 405
Rhédi à Ust)ek , à Paris 406
Usbek à Rhédi , à Venise 407
Rica à Ibben , à Smyrne 4ii
Usbek à *'"*' 412
Rica à ♦*'■ 414
Rica à *** ib.
Usbek à**" 415
Rhédi à Usbek, à Paris 417
Usbek à Rhédi, à Venise 419
Usbek au même 42 1
Usbek au même 423
Usbek au même 425
TABLE. 565
Pages.
Lkttre CXVIII. Usbek au même .;.... 427
— CXIX. Usbek au même *-^9
— CXX. Uslrek au même r 430
— CXXI. Usbek au même *3i
— CXXir. Usbek au même 432
— CXXIII. U>hek au même *3g
— CXXIV. Uîbek au mollah Méhémet-Ali , gardien des
trois tombeaux , a Com 437
— CXXV. Usbek a Rhédi , a Venise 438
— CXXVI. Rica a "• 44«
— CXXVII. RicaaUsbek, a — ^4i
— CXXA'IH. Rica a Ibljen , à Smvrne 44-i
— CXXIX. RicaaUsbek, a"'! 444
— CXXX. Rica à '" 446
Lettres d'un nouvelliste 448
— CXXXI. Rhédi à Rica, a Paris 44»
^ CXXXII. Rica a "' 452
— CXXXIII. Rica a -" 454
— CXXXIV. Rica au même 455
— CXXXV. Rica au même 456
— CXXXVI. Rica au même 458
— CXXXVII. Rica au mCme 460
— CXXXVIII. Rica a Ibben . a Smyrne 462
— CXXXIX Rica au même 464
— CXL. Rica a Usbek, a'" 'b.
— CXLI. Rica au même 465
— CXLII. Rica à Usbek, à— 473
Fragment d'un ancien m\ thologiste 47S
— CXLIII. Rica a Nathanael Lévi, médecin juif, à Livourne. 47»
Lettre d'un médecin de province a un médecin
de Paris 48o
— CXLIV. Rica , a Usbek 48»
— CXLV. Usl>ek a -" ". . • 4Sr,
— CXLVl. Usbek a Rhédi. a Venise 48D
— CXLVII. Le grand eunuque a Usbek . a Paris 494
— CXLVIll. Usbek au premier eunuque, au sérail d'Ispahan. ib.
— CXLIX. Narsit a Usbek. a Paris 492
— CL. Usbek a Narsit, au sérail dispahan 493
CLI. Solim a Usbek , a Paris ih.
— CLIL Narsit a Usbek, a Paris 494
— CLin. Usbek a Solim, au sérail d'Ispahan 4Ki
— CLIV. Usbek a ses femmes, au sérail d'Ispahan. . . ib.
— CLV. Usbek aNessir, a Ispahan 496
— CL VI. Roxane à Usbek , à Paris 497
— CLVII. Zachi a Usbek, a Paris. ... : 493
— CLVIIl. Zélis a U.^bek . â Paris 499
— CLIX. Solim a Usbek , à Paris , ib.
— CLX. Solim à Usbek , a Paris ; . . . 5co
4»
5C6 TABLE.
Pages.
Lftthk CLXI. Roxane à Usbek , ;i Paris 50l
LE TEMPLE DE GNIDE.
chant 1 504
Chant II C.(i7
Chant III 511
Chant IV 514
Chant V 518
Chant VI ; . 520
CÉPUisE ET l'Amour 52r.
Arsace et Isménœ 528
ny i)E L\ TABLE.
EXTRAIT DU CATALOGUE
DE
FIRMIX DIDOT FRÈRES,
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0J\Zi\-9-
^
y
MONTESQUIEU, CL.
Grandeur et decadance des
Romains.
PQ
2011
.^
"1853.